L’élection américaine : une arme pour l’économie expérimentale ?

Note du maître des lieux : l’auteur de ce billet est David Duhamel, contributeur invité qui postera régulièrement  des réflexions et des analyses ici. Vous pouvez trouver une courte présentation de David sur la page de présentation du blog.

David Duhamel

Pour la planète, 2012 est l’année d’une seule élection décisive, celle qui opposera en novembre les Démocrates aux Républicains, Barack Obama à Mitt Romney. On ne saurait trop insister sur l’importance de cette échéance à laquelle, malheureusement, nous, Européens, ne participons pas. Et c’est bien dommage, car depuis 2008 le parti républicain est pris en otage par un mouvement, le Tea Party, qui oblige chacun de ses candidats à se droitiser considérablement. Ainsi, Mitt Romney, autrefois conservateur modéré, a dû, pour emporter la nomination de son parti, faire siennes les positions les plus extrêmes, voire les plus grotesques. En matière économique et sociale, sa victoire se traduirait par une baisse de la fiscalité au profit des plus riches et par un démantèlement de Medicare.

Or, l’électorat du parti républicain est essentiellement constitué de seniors blancs issus des classes moyennes. Ceux-là mêmes qui ont le plus à perdre à un démantèlement de Medicare et à une modification de la fiscalité en faveur des plus riches dont ils ne feront jamais partie. Autrement dit : ils votent contre leurs intérêts.

Dès lors, cette élection devient une formidable expérience naturelle. Assisterons-nous à un comportement massivement irrationnel, ou à un comportement que « notre » théorie de la rationalité peine à expliquer ?

Ainsi, l’actualité politique retrouve par la tangente la question des déviations de la théorie du choix rationnel observées en économie expérimentale. La théorie du choix rationnel standard (Savage 1954) suppose qu’un comportement est rationnel, si l’individu concerné effectue un choix respectant certaines contraintes formelles, ce qui est appelé parfois la rationalité cohérence. Or, des auteurs prestigieux ont montré que, lorsque l’on observe en laboratoire la manière dont les individus effectuent « réellement » leurs choix, celle-ci viole régulièrement l’un ou l’autre des axiomes de la théorie du choix rationnel. (Pour un échantillon, Allais1953 et Kahneman et Tversky 1979 et 1986).

Une ligne de défense, notamment employée par Savage en réponse à Allais, est de dire  qu’un individu dont le comportement viole les axiomes de la théorie du choix rationnel, modifierait son choix si les conséquences de ce dernier lui étaient correctement expliquées. Un argument solidifié par les résultats expérimentaux concernant le dilemme du prisonnier. Alors que la défection est la seule stratégie rationnelle et dominante, les individus en laboratoire coopèrent bien souvent, contredisant la théorie. Et il s’avère, lorsque les résultats correspondent à la théorie, que les joueurs sont des théoriciens des jeux. C’est-à-dire des individus à qui l’on a bien expliqué et qui ont compris, (ou peut-être, plus subtilement, des individus qui ont bien compris avec qui ils jouaient, mais je ne voudrais pas digresser).

Les Républicains, vieux, pauvres et blancs, seraient donc des individus en attente d’une révélation. Ils n’auraient pas bien compris. Deux psychologues américains, Michael I. Norton and Dan Ariely ont mené sur ces mêmes Républicains une expérience intéressante confortant notre première impression.

Remarquant que les inégalités atteignaient des niveaux record aux USA (où le 1% des plus riches possèdent près de 50% de la richesse totale), ils ont interrogé les sondés sur leurs préférences en la matière. Leur méthode est la suivante : pour comparer deux sociétés dotées de distributions de richesses différentes, et donc de niveaux d’inégalités différents, imaginez que vous deviez intégrer l’une ou l’autre de ces deux sociétés sans savoir à quelle place, mais avec autant de chance d’occuper chacune d’entre elles, de celle du plus riche jusqu’à celle du plus misérable. Le choix se fait donc sous « voile d’ignorance », vous ne savez pas où vous allez atterrir. Norton et Ariely appellent cela une « contrainte rawlsienne ».

Les puristes noteront qu’une contrainte rawlsienne authentique ne se préoccuperait que du plus mal loti et considèrerait sa dotation en biens premiers et pas seulement monétaire. Ils ajouteraient, qu’il s’agit en fait d’une contrainte d’Harsanyi, respectueuse du principe de raison insuffisante de Laplace qui suppose l’équiprobabilité de se retrouver à chacune des différentes places de la société. Passons.

Les auteurs demandent aux sondés de comparer 2 à 2, trois sociétés différentes. L’une où l’égalité est parfaitement respectée, l’autre ayant la distribution de la Suède (où, les 20% les plus riches ont 36% de la richesse, le 2ème quintile 21%, le 3ème 18%, le 4ème 15% et le dernier 11%, cf. schéma plus bas) et enfin, une dernière société ayant la distribution américaine (Les 20% les plus riches possèdent 84% et les 20% les plus pauvres 0.1%). Bien sûr, le génie des auteurs est d’avoir posé la question sans dire à quel pays correspondaient ces distributions. Le résultat est édifiant.

 

Les Américains interrogés choisissent à 77% une société parfaitement égalitaire (communiste ?) plutôt que la leur. Plus intéressant, ils déclarent une préférence pour la distribution suédoise, plutôt qu’américaine, à hauteur de 92% ! Un résultat stable quelque soient, le genre (femmes : 92.7, hommes 90.6), le revenu (moins de 50.000$ : 92.1%, +de100.000$ : 89.1%) et, ce qui nous intéresse ici, le camp politique (Républicains : 90.2%, Démocrates : 93.5%).

Les Républicains, soutiennent un candidat décidé à baisser les impôts des plus riches et à abroger Medicare, donc à accroître davantage les inégalités, et, dans le même temps, choisissent à 90%, sous voile d’ignorance, de vivre en Etat providence suédois.

Une conclusion provisoire s’impose : ils sont fous ces Républicains ! La prestation de Clint Eastwood à la convention républicaine aurait du suffire à nous convaincre. Et la stratégie de Savage ne semble pas d’une grande aide. Qui va leur expliquer ?

Il serait tentant d’en rester là. Mais il est trop facile de se moquer d’un groupe qui croit majoritairement que le monde a été créé il y a 6000 ans.

Ils ne comprennent pas, c’est certain, mais le point sur lequel je souhaite insister est que, nous, les économistes, ne les comprenons pas non plus, homo oeconomicus étant à la source de cette incompréhension. En effet, ce que les économistes peinent à expliquer, les sociologues et politistes le comprennent sans peine. Le vote républicain a des déterminants bien identifiés (cf. http://www.ted.com/talks/jonathan_haidt_on_the_moral_mind.html) et est très influencé par la question raciale. Et finalement, c’est moins l’irrationalité des Républicains que la fragilité de l’homo oeconomicus qui est visée ici.

Dès lors, nous avons le choix : participer au « Homo oeconomicus bashing » une activité florissante depuis la crise des subprimes, dont le livre, au demeurant fort intéressant, de Daniel Cohen, Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, est le dernier avatar, ou, nous pouvons rester dans les confins de notre modèle.

C’est la position, tenue de longue date, par Ken Binmore, face aux déviations observées en économie expérimentale. Certes les individus agissent contre leurs intérêts et violent de manière systématique ou quasi systématique les axiomes de la théorie du choix rationnel, lors d’expériences en laboratoire. Mais celles-ci n’ont rien avoir avec « la réalité ». Les individus sont placés dans des situations exceptionnelles qu’ils n’ont jamais ou presque jamais rencontrées auparavant. Rien dans leur histoire, particulière ou transmise, ne les prépare à résoudre ce genre de problèmes abscons. Que l’on songe en effet aux situations pittoresques dans lesquelles les grands récits de la théorie de la rationalité placent les individus. Du dilemme du prisonnier, au paradoxe de Newcomb, du Toxin Puzzle au jeu de l’ultimatum, l’économie expérimentale place ses sujets dans des positions inédites sur laquelle la théorie de l’évolution (biologique et culturelle) n’a pas de prise. Il n’est alors guère surprenant que les individus s’y trouvent désorientés et se « raccrochent » à des normes de justice (fairness norms), elles-mêmes modelées par des siècles d’évolution culturelle. S’interroger sur la source et la variabilité de ces normes, semble autrement plus stimulant que d’en constater l’existence (Binmore, 1999). Au nom des économistes et contre les psychologues, Binmore retrouve paradoxalement les conclusions du psychologue Jonathan Haidt dont la conférence TED est mise en lien plus haut.

Toutefois, la réponse de Binmore à l’économie expérimentale ne fonctionne pas avec l’élection américaine, qui est, au contraire, une expérience ritualisée, véritable pas de cadence de la démocratie US. Les électeurs savent exactement où ils sont et ce qu’ils font.

C’est alors probablement du côté de Thomas Schelling et de la rationalité en contexte, que l’homo oeconomicus trouvera une bouée de sauvetage. Ou encore chez Amartya Sen, qui aussi critique soit-il du modèle standard, admet que :

«Pour défendre l’hypothèse que le comportement réel est identique au comportement rationnel, on pourrait dire que si elle constitue une source d’erreurs, toute autre attitude, qui se fonderait sur un type particulier d’irrationalité, susciterait très probablement encore plus d’erreurs. » (Sen 1987, 14)

Une défense churchillienne qui a fait ses preuves.

Dans cette gigantesque expérience naturelle qu’est l’élection américaine, les Républicains sont surement fanatiques mais pas irrationnels. A nous de faire mieux, pour les comprendre, …et leur expliquer ?

Bilbliographie

Maurice Allais, 1953, « Le comportement de l’homme rationnel devant le risque : critique des postulats et axiomes de l’école américaine », Econometrica, 21, n°4(503-546).

Ken Binmore, 1999, « Why Experiments in Economics ? » The Economic Journal, 109 (F16-F24)

Daniel Cohen, 2012, Homo Economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, Paris, Albin Michel.

Daniel Kahneman et Amos Tversky, 1979, « Prospect Theory: an Analysis of Decision Under Risk », Econometrica, 47(1623-1630).

Daniel Kahneman, Jack L. Knetsch et Richard Thaler, 1986, « Fairness and Assumptions of Economics », Journal of Business, 59(285-300).

Michael I. Norton and Dan Ariely, 2011, Building a Better America—One Wealth Quintile at a Time, Perspectives on Psychological Science, 6: 9.

Leonard Savage, 1954, The Foundation of Statistics, New York, Dover, 1972.

Amartya K. Sen, 1987, Ethique et Economie, Paris, Presses Universitaires de France, 2001.

3 Commentaires

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3 réponses à “L’élection américaine : une arme pour l’économie expérimentale ?

  1. elvin

    attention, Cyril, danger !!!

    Votre nouveau blogueur invité affiche des positions politiques auxquelles on peut craindre que certains lecteurs aient envie de répondre, ce qui ferait dériver ce blog vers des sujets et vers un ton très différents de ce que les habitués actuels apprécient. Je vous suggère donc de lui demander de ne pas mélanger les genres, à moins que vous ne souhaitiez que votre blog devienne aussi un espace de controverses politiques.

    Je crois que le risque ne mérite pas d’être pris, étant donné le caractère assez « bateau » des problématiques qu’il illustre par le cas des élections américaines:
    1. l’économiste doit-il prendre comme référence le comportement mythique de l’homo economicus (et s’étonner que les humains réels se comportent différemment) ou le comportement observable des êtres humains réels (et se demander pourquoi diable les économistes s’accrochent au modèle de l’homo economicus) ? vous savez que ma religion là-dessus est faite depuis longtemps.
    2. suffit-il de dire qu’une situation X est préférable à telle autre ou faut-il aussi s’interroger sur les actions qui pourraient faire advenir cette situation X, qui pourrait légitimement les entreprendre et quels effets pervers pourraient en résulter ? Autrement dit, la fin justifie-t-elle les moyens ? (un sujet dont nous avons peu parlé sur ce blog)

    • C.H.

      Je vous serais gré de me faire part de vos conseils par correspondance privée. Et ne vous inquiétez pas, les commentaires ne tourneront jamais au pugilat politique pour la bonne et simple raison que je ne les publierai pas !

      Autrement, je ne vois pas ce trop ce qui vous choque, la plupart des éléments dans ce billet sont des faits plus ou moins solidement établis d’après-moi :
      * les électeurs expriment généralement des idées incohérentes dans leur vote (cf. Caplan)
      * la majorité de l’électorat républicain ne croit pas à la théorie de l’évolution et croit en une forme ou une autre de créationnisme ou d’intelligent design alors même qu’ils ont accès à toute l’information requise pour se faire leur opinion
      * le programme des candidats républicains a toujours reposé sur une légitimation des inégalités en s’appuyant sur un discours méritocratique dans le meilleur des cas, xénophobe et sexiste dans le pire.

      • elvin

        Bien noté.
        Mais pour être précis:
        point 1 – bien d’accord
        point 2 et 3 :c’est ça que je considère comme des affirmations extrêmement contestables, auxquelles je ne veux pas répondre et qu’à mon avis il vaudrait mieux ne pas exprimer ici. Mais OK, c’est vous le patron.

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