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Bulles et conventions

Dans un récent billet, le macroéconomiste Stephen Williamson propose une intéressante définition du concept de bulle :

What is a bubble? You certainly can’t know it’s a bubble by just looking at it. You need a model. (i) Write down a model that determines asset prices. (ii) Determine what the actual underlying payoffs are on each asset. (iii) Calculate each asset’s « fundamental, » which is the expected present value of these underlying payoffs, using the appropriate discount factors. (iv) The difference between the asset’s actual price and the fundamental is the bubble. Money, for example, is a pure bubble, as its fundamental is zero.

La conclusion selon laquelle la monnaie serait une bulle est assez surprenante. Noah Smith considère que concevoir la monnaie comme une bulle a des implications très gênante, dans la mesure où la valeur de tous les actifs financiers est une valeur monétaire. Du coup, cela rend difficile de définir précisément ce qu’est la « valeur fondamentale » d’un actif ou de n’importe quel autre produit. Dans un autre billet, Williamson apporte une réponse satisfaisante à cette objection en distinguant la valeur d’un actif et la manière dont la valeur de cet actif est quantifiée. De manière peut-être plus pertinente, Paul Krugman s’interroge sur la définition de Williamson et propose une version alternative du concept de bulle :

I’d start by asking, what do we mean when we talk about bubbles? Basically, I’d argue, we mean that people are basing their decisions on beliefs about the future that are based on recent experience but can’t be fulfilled. E.g., people buy houses because they expect home prices to keep rising at a pace that would eventually leave nobody able to buy a first home.

On a à faire ici à deux concepts différents attachés au mot « bulle » ; on a le même mot, mais il ne faut pas se méprendre, Krugman et Williamson ne parle pas de la même chose. La question est de savoir quel est le concept le plus pertinent, ou le plus « utile ». Par définition, l’utilité d’un concept dépend de ce que l’on veut montrer ou expliquer. Généralement, un concept théorique doit trouver un équilibre entre la parcimonie (multiplier les concepts très spécifiques ne sert à rien) et la précision (un concept qui englobe trop de phénomènes différents ne permet pas de distinguer des phénomènes significativement différents). C’est implicitement ce que remarque Krugman : si l’on accepte sa définition des bulles, alors la monnaie n’est pas une bulle, mais autre chose, en l’occurrence une convention sociale. Williamson associe une bulle au fait qu’il y ait un écart durable entre valeur fondamentale et valeur effective d’un actif ; Krugman, au fait qu’elle repose sur des croyances générant des comportements qui à terme ne pourront pas confirmer ces croyances. Autrement dit, la bulle est un équilibre pour Williamson, pas pour Krugman.

Donc, lequel des deux concepts est le plus pertinent ? Prenons une version simplifiée d’un modèle OG (overlapping generation) : soit deux personnes, une jeune (J) et une âgée (A). Seul J travaille et génère un revenu R. J a deux possibilités : soit il garde R en totalité pour lui, soit il en distribue la moitié à A. On suppose que R ne peut pas être épargné ou conservé mais doit être consommé intégralement (R n’est donc pas de la monnaie). Le jeu se répète de manière infinie et à chaque nouvelle itération, J devient A et un nouveau J rentre dans le jeu. Quelle est la stratégie que doit adopter J ? Si le jeu n’était pas répété, J aurait évidemment intérêt à conserver la totalité de R, laissant A dans la déchéance. Mais si le jeu est répété (infiniment, ou au moins un nombre de fois indéfini), les choses sont différentes car des stratégies conditionnelles deviennent possibles : par exemple, à la période 2, J2 peut décider de partager R avec A2 seulement si celui-ci, lorsqu’il était J1 à la première période, en a fait de même. Il est très facile de voir que si tout le monde pense que tout le monde joue cette stratégie, alors personne n’a intérêt à dévier. Bref il s’agit d’un équilibre. Mais ce n’est pas le seul, puisque si tout le monde préfère garder R pour lui, alors personne n’a intérêt à dévier. Nous avons donc deux équilibres, et le choix de l’un ou l’autre dépend d’une convention sociale.

Aussi bien Krugman que Williamson remarquent que ce modèle reprend les caractéristiques d’un système de protection sociale basée sur un principe de solidarité. On considère généralement qu’une convention, comme n’importe quelle institution, se caractérise par son aspect auto-renforçant et donc soutenable. Dans le modèle ci-dessus, la convention de réciprocité est soutenable dès lors que la fin du jeu n’est pas connue et que les gains restent les mêmes. Elle ne rentre donc pas dans le concept de « bulle » de Krugman, tandis que Williamson l’assimile explicitement à une bulle.

Imaginons maintenant que si la société a adopté la convention de réciprocité, la relative bonne santé de joueurs âgés peut leur permettre de se garantir un revenu Ra qui s’accroît au fur et à mesure que le jeu se répète. Dans un premier temps, l’existence de ce revenu potentiel ne remet pas en cause la convention de réciprocité, surtout si Ra est encore trop faible pour permettre au joueur A de bien vivre. Mais à partir d’un certain seuil, la valeur Ra peut devenir telle qu’il peut alors être dans l’intérêt de J de ne plus respecter la convention. Par exemple, si Ra = R/2, je sais que quoiqu’il arrive je disposerai d’un revenu me permettant de vivre correctement lors de mes vieux jours, et j’ai alors intérêt à conserver l’intégralité de R lorsque je suis jeune (a fortiori si j’applique un taux d’actualisation strictement positif à mes gains futurs). La convention va alors s’effondrer.

Cet exemple me semble démontrer l’intérêt de la distinction entre convention et bulle. Si l’on accepte le concept de bulle de Williamson, alors celui-ci englobe les deux cas de convention de réciprocité que je viens de discuter : celle qui se maintient indéfiniment, et celle qui s’affaiblit parce qu’elle modifie certains paramètres de son environnement. Si l’on distingue soigneusement convention et bulle à partir de la définition de Krugman, alors on est en mesure de distinguer la nature particulière de la convention de réciprocité dans le second cas : toute chose égale par ailleurs, elle est soutenable, mais son existence n’est précisément pas compatible avec la clause « toutes chose égales par ailleurs ». Tout englober sous le terme de « bulle » n’est donc pas d’une grande aide sur plan analytique.

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Réciprocité forte ou réciprocité faible ?

Le « target article » du prochain numéro de la revue Behavioral and Brain Sciences est un papier du philosophe Francesco Guala sur la réciprocité en économie et en biologie, et plus particulièrement sur ce que les expériences en laboratoire nous apprennent sur les comportements de réciprocité. Guala distingue deux types de réciprocité : la réciprocité « faible » permet la coopération car elle est basée sur des stratégies peu coûteuses de sanction des « free-riders » ; à l’inverse, la réciprocité forte indique que la coopération est maintenue dans des interactions répétées de manière finie  par la propension des agents à sanctionner les déviants, y compris lorsque le fait d’infliger des punitions est très coûteux. Certains travaux expérimentaux (notamment ceux de Bowles, Gintis, Ferh, etc., voir ce bouquin) semblent indiquer que la réciprocité forte est un phénomène largement répandu chez les humains et qu’elle explique de manière significative la coopération. Guala montre que ces résultats expérimentaux ont une validité externe douteuse dans la mesure où on ne dispose pas d’exemple historique de communauté ayant maintenu la coopération à partir d’un système de sanctions impliquant un sacrifice de la part des individus mettant en place les sanctions.

L’intérêt de la revue BBS est que chaque article principal est accompagné d’une vingtaine de commentaires de la part de spécialistes provenant de différentes disciplines. On peut donc y trouver des réponses des défenseurs de la thèse de la réciprocité forte. Difficile de trancher au final, mais il me semble que les éléments avancés par Guala sont quand même convaincants.

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