C.H.
The Economist donne la parole à plusieurs économistes pour déterminer ce que la crise économique va changer dans la manière dont l’économie est enseignée et pratiquée. La plupart des contributions sont intéressantes. Laurence Kotlikoff souligne la nécessité de mettre encore plus en avant l’importance des équilibres multiples, et donc le fait qu’une économie peut se retrouver bloquée dans un sentier sous-optimal. L’existence d’équilibres multiples est fondamentalement liée à un problème de coordination et d’anticipation. La réflexion de Paul Seabright est également intéressante. Seabright fait notamment remarquer que, contrairement à ce qu’il s’était passé au lendemain de la Grande Dépression, il n’existe pas aujourd’hui d’incitation pour réformer et améliorer l’enseignement et la recherche en économie dans les universités. Il y a pourtant un certain nombre d’enseignements à tirer de la crise dont l’un pourrait être une version microéconomique de la critique de Lucas :
« as soon as regulators have a convincing model of the processes they are trying to regulate, some very smart people are going to set out to make money in ways that undermine the very assumptions of that model. Such phenomena are like predator-prey interactions in biology: studying these and other evolutionary processes may be a useful complement to the equilibrium modeling that is (deservedly) a dominant part of an economics education today ».
Plusieurs contributions mettent en avant par ailleurs la nécessité pour les économistes de prendre plus au sérieux l’histoire. Certains des intervenants considèrent qu’en matière de crise, une bonne connaissance historique est beaucoup plus utile que la maitrise de compétences techniques sophistiquées. L’histoire nous apprend des choses car elle fait état de régularités qui peuvent nous permettre de décrypter plus facilement les évènements présents. Robert Shiller se fait un peu la même réflexion dans cet article au sujet cette fois-ci de la période post-crise en faisant référence aux travaux (très discutés ces temps-ci) de Reinhart et Rogoff.
Ce « retour de l’histoire » est assez intriguant. Dans certains cas, on peut en effet avoir l’impression que ces appels à la prise en compte de l’histoire flirte avec le bon vieil historicisme des économistes allemands de la fin du 19ème siècle. Par exemple, l’un des économistes interrogés par The Economist, Michael Pettis écrit :
« It didn’t require a very sophisticated understanding of economics, just some knowledge of history. Every previous globalisation cycle except one (the one cut short in 1914) ended that way, and nothing in the current cycle seemed fundamentally different from what had happened before.
Financial history does not vary much—there is little about the Roman real estate crisis of 33 AD, for example, that isn’t thoroughly familiar to us today. What strikes me is that while many economists, bankers and policymakers were caught flatfooted by the crisis, most economists with real knowledge of economic and financial history—and by history I do not mean the last twenty years or thirty years—thought a crisis almost inevitable and broadly understood how it was going to occur ».
L’idée qu’il existe des macro- régularités historiques « nécessaires » se répétant dans le temps est en effet très proche de ce que pensaient des économistes comme Karl Knies ou Gustav Schmoller qui furent d’importantes figures de l’école historique allemande. L’étude de Carmen Reinhart et Ken Rogoff sur les niveaux d’endettement public avec la mise en avant du fameux seuil de 90% au-delà duquel la dette publique pèserait sur la croissance est ainsi d’une manière ou d’une autre fondée sur un présupposé historiciste, tout du moins à partir du moment où l’on considère que ce seuil est valable en tout temps et tout lieux. Il faut rappeler que l’école historique a été (largement injustement au demeurant) discrédité au début du siècle dernier pour son absence de réflexion théorique. Il est donc assez ironique de lire certains appels extrêmes au retour de l’histoire aujourd’hui, au lendemain d’une crise économique.
Le fait est que l’histoire est importante et de ce point de vue remettre un peu d’histoire économique (et d’histoire de la pensée économique) dans les cursus d’économie est certainement nécessaire. Après, il faut se rendre compte qu’un arbitrage est nécessaire entre le temps devant être alloué aux enseignements historiques et celui devant être consacré aux enseignements théoriques/techniques. C’est d’ailleurs la même chose au niveau de la recherche. Je suis fermement convaincu qu’une meilleure connaissance historique (des faits et de leur discipline) ne peut qu’être bénéfique aux économistes. Mais croire que l’histoire peut se substituer à la théorie c’est faire du (mauvais) historicisme. Seabright et Shiller soulignent d’ailleurs chacun à leur manière un point, déjà relevé par Popper dans sa critique de l’historicisme, qui explique pourquoi la connaissance économique ne peut pas être purement historique : les individus ont la capacité de mobiliser leurs connaissances sur le passé (éventuellement produites par l’intermédiaire de théories) pour modifier le futur. Non seulement, cela veut dire que l’économie a besoin de modèles pour rendre compte de manière logique des relations causales régissant, par exemple, une crise et ainsi ne pas se contenter de pures généralisations inductives. Mais les économistes seraient peut être également bien inspirés de s’intéresser encore un peu plus à la manière dont la connaissance économique interfère avec la réalité économique. Et, pour cela, on aura besoin de… théories et de modèles, comme ceux suggérés par Seabright.