Un billet sur Nudge rapporte une étude intéressante sur la violence domestique. Les auteurs interprètent la propension des femmes battues à retourner peu de temps après au domicile conjugale comme la manifestation d’une incohérence intertemporelle de leurs préférences. Autrement dit, les préférences des femmes battues entre le moment où elles décident de porter plainte ou de partir du domicile suite à un acte de violence et le moment où elles décident de revenir ou de ne plus porter plainte ne sont plus les mêmes. Ce genre de phénomène où les préférences sont variables à travers le temps (ici en l’occurence, selon les auteurs, du fait de l’impact des émotions) a une grande incidence sur la manière de conceptualiser la rationalité. Qu’est ce qu’être rationnel pour un économiste ? Entre autres conditions techniques, c’est maximiser son utilité en fonction de ses préférences et de contraintes diverses. Lorsque l’agent prend en compte le futur, il est sensé maximiser son utilité en fonction de la valeur présente qu’il accorde aux « gains » futurs. Implicitement, on suppose donc que ses préférences sont stables à travers le temps. L’économie comportementale souligne la fragilité de cette hypothèse.
Ce problème n’est pas nouveau. Dans les années 60 déjà, des discussions avaient opposées à ce sujet des économistes de l’école de Chicago comme Becker et Stigler à certains économistes de l’école autrichienne (Rothbard essentiellement). Les premiers prétendaient qu’il était indispensable de faire l’hypothèse de la cohérence intertemporelle des préférences. Le contraire poserait problème : si au moment t je préfère A à B, mais qu’au moment t+1 je préfère B à A, il devient alors impossible de faire la moindre proposition empiriquement testable. Rothbard et d’autres soutenaient en revanche, qu’à partir du moment où l’on adopte le critère de la préférence démontrée (l’action révèle les préférences des individus), le problème ne se posait pas. Le fait que l’économie comportementale se saisisse de cette question lui donne une nouvelle dimension. En effet, le but de l’économie comportementale est de comprendre les biais de comportement dont font preuve de manière systématique les individus pour ensuite les corriger par des mesures incitatives voire coercitives. Dans le billet de Nudge, il est ainsi indiqué qu’une mesure juridique proposée et testée a été de rendre le dépot de plainte pour violence domestique irréversible (impossibilité pour la victime de retirer sa plainte). Comme on peut le lire, il semble que les résultats ont été moyennement convainquants.
De manière plus générale, cela renvoi à la notion de « paternalisme libéral » développée par Richard Thaler et Cass Sunstein, proches de l’équipe de campagne de Barack Obama. Dans son dernier ouvrage, Dan Ariely expose ainsi l’idée qu’avoir trop de choix à sa disposition est souvent nocif et conduit à l’individu à prendre de mauvaises décisions. D’où la proposition de mesures limitant artificiellement l’ensemble des choix possibles, par exemple en imposant aux individus de se construire un calendrier d’examens médicaux à respecter. Dit autrement, il s’agit de permettre aux individus de se lier à l’état de leurs préférences à un moment t, en leur faisant prendre conscience que leurs nouvelles préférences en t+1 les améneront à prendre des décisions qu’ils regretteront et/ou objectivement mauvaises pour eux. Clairement, on n’est pas loin ici du mythe d’Ulysse où ce dernier demande à ses marins de l’attacher au mât pour ne pas se laisser attirer par le chant des sirènes.
Reste que des questions continuent à se poser. L’idée d’incohérence intertemporelle des préférences parait être un phénomène empirique incontestable. Sur un plan théorique, le problème est de savoir comment l’intégrer et même, au delà, si cela est nécessaire. Cela renvoi pour une part au débat entre les partisans de l’approche standard et ceux de l’économie comportementale (voir le débat Harford/Ariely). Peut-on faire l’économie de cette hypothèse et rendre compte malgré tout de manière satisfaisante des phénomènes économiques ? Si non, comment construire une théorie généralisant ce biais comportemental ? Sur un plan de politique économique, on peut se demander si le fait de l’existence de ce biais est suffisante pour justifier la perspective du paternalisme libérale qui, tout libérale qu’elle soit, n’en reste pas moins partiellement coercitive et… paternaliste. En fait, de deux choses l’une : ou bien on rend les mesures de restriction de la liberté obligagoire, auquel il est difficile de voir ce qu’il y a de libéral dans ce paternalisme. Ou bien les dispositifs sont mis en place sur la seule base du volontariat. Les individus qui veulent en bénéficier en bénéficient, mais pas les autres. Mais ce qu’il risque de se passer c’est que seul ceux qui seront réellement motivés seront volontaires. Or, du fait même de leur attitude volontariste, on peut estimer qu’ils ont plutôt une bonne propension à s’auto-contraindre d’eux-mêmes (j’ai un ami doctorant qui s’est par exemple volontairement privé de télévision… reste à voir si cela durera !). En revanche, ceux qui ne feront pas la démarche n’en bénéficieront pas. Bref, on aura comme une sorte « d’effet d’aubaine ».
Un tout dernier problème se pose, à la fois éthique et logique. L’aspect éthique a trait à l’idée de paternalisme. D’une manière ou d’une autre, il s’agit de prétendre que certains choix sont objectivement meilleurs que d’autres, quelques soient les individus concernés. On présuppose donc que certains savent ce qui est bon pour autrui. Pourquoi pas mais, encore une fois, le terme de « libéral » devient plus un habillage qu’autre chose. L’aspect logique est finalement trivial : sur quel base puis-je être sûr qu’il est conforme à mes préférences de me contraindre aujourd’hui pour m’empêcher d’agir conformément à mes préférences de demain ? Deux solutions : ou bien il faut supposer qu’il existe des « meta-préférences » qui sont temporellement cohérentes ; ou bien il faut que quelqu’un me dise à quel moment mes préférences sont « bonnes ». La première solution n’est manifestement pas empiriquement fondée, la seconde revient à retomber sur l’objection éthique.
Petit pinaillage : « inconsistency » se traduit plus volontiers par incohérence (ou, comme préfèrait le regretté Philippe Michel, inconséquence). « Inconsistance » est un anglicisme.
Deuxième petit pinaillage : la véritable incohérence intertemporelle, c’est, à préférences inchangées (i.e. à fonctiojn d’utilité stable au cours du temps), de faire des choix en t+1, différents de ceux qui résultent d’une optimisation en t ou en t-s.
Sinon, une des pistes pour reconsidérer l’incohérence temporelle des choix individuels est d’envisager les individus comme une succession de « moi » : mon « moi » dans 20 ans, est différent de mon « moi » aujourd’hui, ce qui permet une déformation des préférences au cours du temps (et accessoirement, ce qui me permet de continuer de fumer, alors que c’est promis, demain j’arrête).
Merci Gizmo pour m’avoir fait remarquer mon méchant anglicisme. c’est un défaut récurrent chez moi.
Sinon, comme je me suis appuyé sur l’article cité dans le billet de Nudge où il est fait mention d’un changement des préférences dans le temps, j’ai pu effectivement me méprendre sur la signification exacte de la notion « d’incohérence intertemporelle des préférences ». Que les puristes me pardonnent.
Sur la piste que vous proposez, je suis d’accord. On peut effectivement envisager les individus comme une succession de « moi ». Après, je ne sais pas ce que l’on peut faire de cette idée, tant sur le plan théorique que politique (normatif).
D’autres puristes diraient que le « moi » rationnel d’aujourd’hui sait que celui de demain fera n’importe quoi et fait donc en sorte de le contraindre pour qu’il respecte le plan initial du moi d’aujourd’hui. David Laibson avance par exemple que détenir une partie de son patrimoine sous forme de biens immobiliers et peu liquides permet de lutter contre les « mois » futurs qui ne pourront pas les revendre immédiatement pour acheter une glace. Dans cette optique d’ailleurs les possibilités accrues d’emprunt ont en fait un coût pour les individus (que Laibson chiffre mais je ne me souviens plus à combien), tandis que certains sont prêts à mettre leur argent sur des comptes non rémunérés et même payants, mais qui rendent « service » à l’individu en spécifiant que la somme est totalement bloquée jusqu’à une certaine date.
Conclusion orthodoxe de tout ça : peut-être que les gens ont des préférences intertemporelles incohérentes, mais s’ils sont rationnels au final on observera les choix décidés par le moi à t=0, contraint par la nécessité de se protéger des folies de t=1, t=2 etc. donc les préférences telles qu’on les observe ne changent pas. Et il n’y a donc aucune raison pour l’Etat d’intervenir puisque les individus se contraignent très bien tout seuls. Si inversement on n’y croit pas la principale conclusion politique à en tirer est qu’il est très important que cotiser pour sa retraite soit obligatoire.
Notons qu’incohérence intertemporelle ne veut pas dire irrationalité des préférences tant qu’elles sont transitives, complètes, et que l’agent de la date t agit bien en fonction de celles-ci.
Pour ma part, mais ça colle plus avec les comportements d’épargne qu’avec les femmes battues, je me demande s’il ne faudrait pas parfois raisonner en termes de préférences « pour une période » plutôt qu’en termes de taux d’actualisation. Peut-être que toute sa vie un individu accepte d’en baver par exemple entre 25 et 50 ans à condition de profiter de la vie le reste du temps, ce qui pourrait faire fluctuer son taux d’épargne bizarrement sans que cela soit irrationnel. Il suffit de mettre l’âge dans la fonction d’utilité, on profite mieux de certains biens plus chers ou au contraire plus gourmands en temps à certains âges qu’à d’autres. C’est probablement intestable.
L’incohérence intertemporelle peut etre appliquée aux institutions à redresser,telles les entreprises chroniquement déficitaires pour lesquelles il faut des thérapies de cheval