Une critique de l’économie comportementale

C.H.

Extrait d’un article sur Econlib qui développe une forte critique de l’économie comportementale :

« You can easily prove that people are irrational if you tightly constrain the choice environment, barring choosers from knowing what others are doing, preventing choosers from correcting errant decisions, and ensuring that « bad » choices do not have economic (and monetary) consequences, with subsequent effects on people’s incentives to learn from and act on their own and others’ errant choices. In such environments, drawing out irrational decisions is like shooting fish in a barrel« .

Yes, indeed. Les obstacles à la généralisation des résultats obtenus lors d’expérimentations en laboratoire est en effet la plus grosse difficulté à laquelle est confrontée l’économie comportementale. Dans l’article, l’auteur développe l’idée que si l’on laisse le temps aux joueurs d’apprendre et de bien connaître l’expérimentation, alors les « biais » identifiés tendent à disparaître. Ce n’est pas un argument nouveau (voir ce papier de List et Levitt par exemple). L’auteur argumente ensuite que le marché est une institution qui aide précisément les agents à atténuer leurs biais comportementaux.

Il s’agit d’une thèse qui se défend, surtout si l’on considère que le seul modus operandi de l’économie comportementale sont les expérimentations controlées. Il faut toutefois remarquer deux choses. D’une part, il faut remarquer que l’existence de certains biais comportementaux s’expliquent très bien dans le cadre d’une approche évolutionnaire. Je pense notamment à l’effet de dotation que l’on retrouve chez plusieurs espèces animales. Cet effet n’est finalement qu’un héritage évolutionnaire de la stratégie bourgeoise selon laquelle se défend se défend lorsque l’on cherche à lui dérober une de ses possessions. Le sens de l’équité ou certaines préférences pro-sociales peuvent également s’expliquer comme les produits de certains processus évolutionnaires et en soi ne constituent donc nullement des « anomalies » (l’anomalie serait plutôt leur non-existence en fait). D’autre part, des expériences naturelles tendent également à confirmer l’existence de certains biais. Ici, je pense notamment à l’effet d’éviction entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque (voir ce papier qui fait le point). Pour le coup, l’existence d’un tel biais peut rendre les institutions marchandes inefficaces, la substitution des incitations motivationnelles par des incitations monétaires conduisant les agents à réduire leur effort.

Le gros problème de l’économie comportementale est qu’en elle-même elle constitue un programme de recherche essentiellement inductif qui conduit à faire une liste des biais et autres anomalies comportementales. D’ailleurs, il n’y a qu’à faire la liste des fonctions d’utilités « exotiques » qui ont pu être proposées depuis 20 ans (celle de Kahneman et Tversky, celle de Rabin, ou encore celle de Fehr et Schmidt) pour s’en rendre compte. En revanche, associée à une approche plus systématique en termes d’économie institutionnelle et évolutionnaire, l’économie comportementale s’avère particulièrement utile pour comprendre certaines préférences ou institutions. Comme l’indique Sam Bowles dans le dernier chapitre de son manuel de microéconomie, l’économie comportementale a également un intérêt lorsqu’il s’agit d’évaluer les réformes et les politiques économiques, notamment lorsque se pose le problème de la complémentarité des institutions. La maxime « individuals respond to incentives » n’est en effet alors plus systématiquement vraie, tout du moins si par incitation on entend uniquement « incitations monétaires ».

Pour ceux que l’économie comportementale intéresse, je ne saurais trop conseiller cette véritable bible. Et bien sûr également le blog de Laurent Denant-Boèmont, spécialiste de ce champ de recherche.      

3 Commentaires

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3 réponses à “Une critique de l’économie comportementale

  1. LDB

    Bonjour et merci de ce billet stimulant et de faire référence à mon blog.
    Je comprends l’interrogation de la plupart des économistes « non comportementalistes » à l’égard des résultats de l’économie expérimentale et j’ai été lire le billet de Mc Kenzie et j’avoue, vous n’en serez pas surpris, ne pas être d’accord avec lui à peu près sur tout!
    déjà dire que les expérimentalistes ne sont là que pour recenser des biais de rationalité ou dire que les sujets sont irrationnels au sens de la théorie économique est une vision plus que réductrice ou mal informée de ce qu’est maintenant l’économie comportementale. L’exemple de Mc Kenzie me parait lui-même curieux, même si je ne suis pas retourné voir les résultats du papier de Kahneman et Tversky de 2000. Il argue du fait que les économistes comportementalistes présenteraient les résultats d’un choix entre une loterie sure de 800 euros et une loterie ayant une espérance mathématique de 850 euros (gain de 1000 avec 85%de chance et de 0 avec 15% de chances) comme le produit d’une rationalité limitée, les sujets préférant majoritairement A. C’est faux, comme il le dit lui même, la seule conclusion à tirer de cela est l’aversion au risque des sujets, point barre, et ce dans le cadre très rationnel de la théorie de l’utilité espérée de Von Neumann Morgenstern. Personne ne parle de biais sur cette simple expérience et il semble confondre espérance mathématique et espérance d’utilité.
    Je vous trouve un peu sévère avec les fonctions d’utilité exotiques que vous mentionnez, je pense notamment que les modèles de réciprocité à la Rabin ont apporté quelque chose, même si sur certains autres modèles vous avez un peu raison (je ne dirai pas lesquels !).
    Quand à dire qu’on peut aisément prouver que les sujets sont irrationnels quand on contraint trop fortement leur environnement, cela n’a aucun sens d’un point de vue scientifique. C’est un peu comme dire que, en physique, en faisant le vide lors d’une expérience de laboratoire, on rend imprévisible l’issue de l’expérience..
    Par ailleurs, l’objectif n’est pas de signifier l’irrationalité des gens, loin de là : dans certaines situations très complexes, les sujets sont parfois très rationnels (voir les résultats de certains jeux de coordination dont j’ai parlé dans mon blog comme le jeu d’entrée de marché) en se conformant à des concepts d’équilibre stratégique d’un jeu et d’autres fois non. Il ne s’agit pas d’avoir de toute manière une réponse de normand disant que parfois les gens sont rationnels ou pas, mais plutot d’identifier les situations, les valeurs de paramètres etc pour lesquelles les sujets vont répondre d’une manière spécifique, en mettant en avant telle ou telle préférence sociale par exemple contre d’autres situations ou un autre type de rationalité (collective) peut jouer. Ce n’est donc pas rationnel vs irrationnel, les choses ne sont pas aussi simples que cela. Je ne peux que renvoyer à l’excellent papier de Charlie Holt et Jacob Goeree ici (http://people.virginia.edu/~cah2k/treasure.pdf)qui montre bien ce à quoi peut servir l’économie comportementale dans l’explication des résultats paradoxaux ou non des expérimentations.
    Enfin l’argument de la répétition qui fait disparaitre les biais est un vieil argument en effet, qui fonctionne dans certaines expériences mais pas dans toutes loin de là. Dans un jeu de punition simple à la fehr et gaechter, les sujets dévient fortement de la stratégie théorique la plus simple (free riding) et la répétition du jeu n’augmente pas significativement ce choix.
    Last but not least, je suis assez d’accord avec vous quand vous dites les complémentarités évidentes et à creuser entre économie évolutionnaire, économie comportementale et économie expérimentale, car effectivement le problème de la construction des préférences est tout à fait central.

  2. arcop

    Je suis assez d’accord avec LDB sur le caractère peu convaincant du papier de McKenzie. La pseudo-expérience auquel il se réfère n’a aucun sens (en plus K&T savent de quoi ils parlent sur les questions de décision dans le risque), et surtout il y a plein de vraies expériences problèmatiques auquel il aurait pu faire référence (de Allais à Goeree et Holt–superbe article je suis d’accord– en passant par Ariely, jusque Loomes et Sugden)… Et c’est vrai que son argumentation me parait assez faible (en gros, les expériences de labo sont des artefacts qui ne nous disent pas comment fonctionnent le monde économique externe), et ne fait que reprendre des justifications déjà largement utilisées:
    – l’apprentissage : en plus du fait que de nombreuses expériences existent où l’on teste cela explicitement, il y a un certain nombre de difficultés inhérentes au ‘monde externe’: la non-réplication à l’identique des situations, le fait que de nombreuses situations de décisions sont des ‘one-shots’ ou presque (acheter un appart, investir pour sa retraite, choix d’étude), je ne parle même pas des préférences pour le présent qui peuvent pousser à ne pas s’engager dans des stratégies exploratoires…

    Je pousserais même le point jusqu’à dire qu’au contraire les expériences de labo sont les meilleures conditions théoriques possibles en faveur de la rationalité (aucun contexte si ce n’est les gains, répétition des tâches de manière totalement identique, absence de possibilité d’interactions futures–qui est toujours plus ou moins le cas dans le monde externe–, anonymat, et certitude…

    Cela étant dit je comprends la défense des analyses disons standard basées sur le ‘comme si’: les marchés fonctionnent comme si les individus étaient rationnels/avec des préférences bien formées etc… J’ai du mal à suivre pourquoi on devrait s’arrêter là… Et j’ai du mal à suivre pourquoi parfois on prend l’hypothèse de manière faible (comme si) et parfois de manière forte (par ex. en économie normative où on prend les préférences–révélées– ‘au sérieux’).
    En plus, McKenzie semble ignorer un certain nombre de phénomènes externes qui sont relativement bien documentés (j’en fais pas la liste, mais on trouve des choses chez Ariely ainsi que chez Thaler et Sunstein)

    Par contre, je serais plutôt d’accord avec C.H. pour dire qu’il y a quand même un gros problème en éco. comportementale avec la multiplicité des modèles (par ex. de préférence/utilité) qui bien souvent sont ad hoc et s’appliquent à des cas restreints, ne proposent aucune unification théorique (dans ces cas là on rajoute telle variable dans la fonction d’utilité mais dans d’autres cas une autre), et d’un point de vue méthodologique ça me paraît un gros souci (un des avantages de la vision certes étroite et empiriquement problématique du maximisateur d’utilité espérée égoïste est que l’on a un modèle pour tout)… C’est particulièrement vrai en théorie des jeux, où l’on analyse certains jeux avec des préférences sociales, et d’autres où on ne le fait pas…
    Mon point de vue (fortement discutable mais je n’ai pas vraiment le temps de développer là-dessus) est que le cadre d’analyse de maximisation de l’utilité nous contraint trop sur ce sujet… En d’autres termes, c’est parce que l’on ne se détache pas assez du schéma standard que l’on a cette explosion hétérogène de modèles…

    Juste une petite remarque mineure, il semble que s’installe un confusion (et je la sens poindre à la fin du billet de C.H.) entre rationalité et sensibilité aux incitations. En gros, dans la foulée de l’éco. ‘pop-science’, on feint de croire que les deux sont équivalents (alors que rationalité => réponses au incitations mais pas le contraire, loin s’en faut).

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