Performativité et institutionalisme : the Searle’s connexion

Isaac

La notion de performativité des énoncés théoriques connaît aujourd’hui un vif regain d’intérêt dans le domaine de la sociologie économique, ceci essentiellement depuis la publication en 1998 d’un ouvrage collectif, dirigé par Michel Callon, Laws of the Markets. Le concept de performativité nous vient de la linguistique austinienne dont l’objectif était la découverte d’une frontière grammaticale entre énoncés constatatifs (de type : « Tony à un pull rayé ») et ceux qui constituent en eux-mêmes une action : « ‘oui [je le veux] […] ‘je baptise ce bateau le Queen Elizabeth’ […], ‘Je vous parie six pence qu’il pleuvra demain ». Dans le cadre de ces derniers, l’état du monde change avec l’articulation des mots : deux personnes se trouvent liées par les liens du mariage, une embarcation anonyme devient aux yeux de tous le Queen Elizabeth, j’engage ma personne à respecter un contrat en fonction des conditions météorologiques à venir. Le critère n’est donc plus celui du vrai ou du faux, au sens d’une correspondance entre les mots et les choses (dire « Tony a un pull rayé» peut in fine s’avérer juste au regard d’un référent, le pull de Tony) mais celui de la concrétisation de l’acte appelé par la parole. On dit alors d’une énonciation performative qu’elle est heureuse ou malheureuse. Ce caractère heureux ou malheureux dépend de ce qu’Austin nomme les conditions de félicité, i.e qui parle et dans quelles circonstances.

Entre Austin et Callon s’est effectué un glissement du sens du terme performativité. Ce glissement nous vient, à mon avis, de la critique de Pierre Bourdieu envers la linguistique d’Austin :

« L’enquête austinienne sur les énoncés performatifs ne peut se conclure dans les limites de la linguistique. L’efficacité magique de ces actes d’institutions est inséparable de l’existence d’une institution définissant les conditions (en matière d’agent, de lieu ou de moment, etc.) qui doivent être remplies pour que la magie des mots puisse opérer »

Pour Bourdieu un énoncé n’est donc pas performatif de fait mais le devient en fonction des conditions d’énonciation. C’est dans une telle perspective qu’il faut comprendre le terme performativité dans les écrits de la sociologie économique, qui définit cette notion par l’idée selon laquelle « les sciences en général, sociales en particulier et économiques dans le cas examiné ici […] ne se limitent pas à représenter le monde : elles le réalisent, le provoquent, le constituent aussi, du moins dans une certaine mesure et sous certaines conditions ».

Il semble possible de relier directement l’idée de la performativité à celle d’institution. Ce lien vient du statut particulier de ces dernières, objet majeur de la science économique dans le cadre de l’institutionnalisme. Suivant le philosophe John Searle, la réalité sociale se compose de faits dépendants des représentations que nous en avons, ceci à deux niveaux. D’une part, en ce que tout objet est la cible d’assignement de fonctions de la part du monde social. Par exemple, toujours en suivant John Searle, si un arbre (du moins l’objet « arbre » auquel se rapporte le signifiant qu’est le mot arbre) est indépendant de son observateur, un arbre sacré tire son statut particulier d’une relation d’interprétation liée à un assignement de fonction lié à une intentionnalité collective. D’autre part, au-delà d’un simple rapport d’interprétation, la société des hommes met en place un certain nombre de règles constitutives, i.e qui définissent l’objet lui-même. L’exemple le plus parlant reste celui du jeu de football, consubstantiel des règles qui le régissent. Dans ces deux cas, l’assignement de fonction prend la forme de « X compte pour Y dans un contexte C », c’est ainsi que Searle définit un fait institutionnel : « an institutional fact is any fact that has the logical structure X counts as Y in C, where the Y term assigns a status function » et cette assignement possède un pouvoir causal au sein du monde social , prenant la forme « nous acceptons (S a le pouvoir (S fait A)) ». Ainsi, la monnaie, le mariage, la propriété sont des institutions au sens de Searle, en ce qu’ils ont à la fois une structure de type « X compte pour Y dans un contexte C » (un billet de dix euros, compte pour dix euros en France) et « X compte pour Y dans un contexte C » (ce billet de 10 euros a le pouvoir (un billet de dix euros a un pouvoir libératoire)).

Une réinterprétation de la thèse de la performativité en termes searliens consisterait à dire que la science économique, de par le discours qu’elle porte sur le monde, viendrait modifier ces assignements de statut et, par conséquent, influencerait l’évolution des systèmes institutionnels. Deux mécanismes sont logiquement en jeu : un mécanisme interprétatif, la science économique apporte de nouvelles grilles de lecture du monde qui viennent se substituer aux anciennes croyances des agents (X ne compte plus comme Y mais comme K dans un même contexte W), ainsi qu’un mécanisme de structuration du monde (le contexte institutionnel W est réorganisé par de nouvelles règles constitutives).

Pour être plus précis, la science économique modifie les assignements de fonctions en établissant continuellement de nouveaux classements et en donnant de nouvelles définitions aux faits et aux concepts qu’elle utilise et étuie. Ces nouveaux classements changent à la fois les représentations que les individus ont du monde et, par conséquent, leurs hypothèses habituelles qui sont à le base des actions individuelles et collectives. Car la science est avant tout utile pour cela : apaiser le doute dans une optique d’action.

Je pense que Searle ouvre une la porte à un vision plus opérationnelle de la notion de performativité. Il me faut encore creuser le sujet, d’autant qu’il s’est penché sur le sujet dans ce livre que je n’ai pas encore eu le temps de consulter.

3 Commentaires

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3 réponses à “Performativité et institutionalisme : the Searle’s connexion

  1. Elias

    Ian Hacking constitue aussi une référence intéressante sur le sujet, même si ses exemples appartiennent plutôt à la psychiatrie qu’aux sciences sociales.

  2. isaac37500

    Tout à fait, Ian Hacking développe une pensée intéressante sur ce point. Pour lui, la particularité des sciences sociales réside dans ce qu’il nomme l’ « effet boucle du genre humain », qui définit le fait qu’un individu réagit à la manière dont il est classé. C’est notamment l’objet de deux de ses courts au collège de France (Façonner les gens 1 et 2).

    Une fois énoncé ce principe, Hacking se lance dans l’étude des différentes formes de classification (quantification, biologisation, classifications inaccessibles, classifications administratives et normalisation). Le point particulièrement intéressant est que chaque classification donne lieu à des effets boucle différents, ceci en fonction de l’institution qui en est à l’origine.

    Certaines classifications affectent de manière directe le comportement des gens (être catégorisé comme « gros » fait réagir), d’autre son incorporé dans une structure institutionnelle formelle (en économie, la catégorie « chômeur » est reliée à une structure institutionnelle particulière).

    Cet effet boucle est dû à la nécessité des classifications pour les hommes en vue de faire des conjectures sur l’avenir. On retombe donc ici dans un schémas très institutionnaliste à la Commons : pour agir l’homme doit faire reposer son jugement sur des hypothèses habituelles.

    Hacking ne tombe donc pas dans le un nominalisme classique de type « les liens entre les objets, établis par la science, n’ont aucune existence réelle », en effet, pour lui il existe une interaction dynamique entre classification et comportement des gens, une ontologie dynamique qui fait pensé à un type de raisonnement action/structure : « les catégories et les gens qui les composent sont apparus main dans la main ».

    Cet aspect dynamique est en fait logique, comme le souligne Tony Lawson, règles sociales (ici les classifications) et pratiques sociales (l’action des agents) sont ontologiquement différentes, sinon comment expliquer l’apparition de nouvelles règles de classification ? Nous sommes dans le cadre d’un modèle transformationnel de type action/structure, les classifications sont constamment testées pas les individus par un processus d’essai – erreur, ce qui contribue à l’évolution de ces classifications …

    Ian Hacking est donc, à mon sens, dans la droite ligne de Searle vers une approche en termes de « réalisme ontologique » de la performativité : le lien entre classifications (les concepts) et les faits (l’ontologie du monde) se fait par le biais d’une évolution lente d’un lien jamais déterminé. Il ne suffit pas de dire que tous les hommes sont des menteurs pour qu’ils le deviennent.

  3. elvin

    plutôt que de polluer ce blog avec des tartines au goût autrichien, je viens de me décider à ouvrir mon blog avec un premier billet inspiré du débat sur la performativité.
    http://gdrean.blogspot.com/
    avec au moins un autre billet à suivre sur le même thème.

    tous les commentaires sont bienvenus.

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