Krugman et la Grande Dépression

Dans la continuité de ce que j’ai relaté dans un précédent billet, Paul Krugman produit actuellement une quantité d’analyses assez intéressantes sur la crise économique actuelle et les remèdes à apporter. Krugman mobilise tout l’outillage keynésien et, à l’instar d’autres contributeurs américains, fait un parallèle constant avec la Grande Dépression et les politiques du New Deal. La position du néo-Nobel est la suivante : l’économie américaine est dans une situation de trappe à liquidité de sorte que le salut ne peut venir que d’une politique budgétaire expansionniste, quitte à ce qu’elle soit trop expansionniste.

La position de Krugman concernant le New Deal est également pleine d’enseignements. Bien que considérant que les mesures budgétaires prises par Roosevelt à l’époque étaient insuffisantes, Krugman est clairement du côté de ceux qui pensent que le New Deal a contribué à faire sortir les Etats-Unis de la crise. En tout état de cause, il s’oppose clairement à l’idée que ce même New Deal aurait contribué à renforcer la dépression, comme cela est défendu par certains. Récemment, Krugman s’en est pris de manière véhémente à la pauvre Amity Shlaes au sujet de l’impact d’une hausse généralisée des salaires sur l’économie. Shlaes et d’autres défendent en effet l’idée que c’est une telle hausse plus ou moins programmée par le New Deal qui expliquerait le contre-coup subit par l’économie américaine au cours des années 1937-1938 :

 

Krugman réplique avec ce simple modèle en essayant de montrer, à partir d’un modèle quasi offre/quasi demande que, dans un contexte de récession économique, où il y a trappe à liquidité (avec des taux d’intérêts à court terme proches de zéro), une baisse généralisée des salaires n’est pas susceptible d’accroître l’emploi. Dans un modèle quasi offre/quasi demande, cela se traduit par le fait que la courbe de demande globale est, selon Krugman, verticale. En d’autres termes, la demande est insensible au niveau des prix sur le court terme car une hausse des prix, qui en temps normal induit une hausse de la demande de monnaie et donc une hausse des taux d’intérêt, n’a ici aucun impact sur les taux d’intérêts (c’est le propre d’une trappe à liquidité). Résultat des courses : une hausse des salaires (respectivement, une baisse), bien qu’elle induise un choc négatif (positif) sur la courbe d’offre globale (déplacement vers la gauche ou vers la droite), n’engendre qu’une variation au niveau des prix mais pas au niveau de l’output (cliquez sur l’image pour agrandir) :

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 L’argument de Krugman est donc de dire qu’une politique économique favorisant la hausse des salaires ne pourra pas pénaliser l’économie sur le court terme (la hausse des prix n’étant pas un problème dans l’immédiat). Notons toutefois qu’a priori, cela veut dire aussi qu’il ne faut pas non plus en attendre d’effets positifs. Les réactions de Greg Mankiw et Tyler Cowen sont intéressantes. Mankiw met à mon avis le doigt sur un point essentiel : le fait que les courbes d’offre et de demande ne sont pas indépendantes :

« Imagine you are a manager of a firm considering a long-term investment project. The President has just announced a policy to encourage your workers to form a cartel. How does that influence your decision to proceed with the project? Very likely, it deters you. Investment spending, however, is part of aggregate demand (in fact, one of the most volatile components). Thus, the policy could shift the AD curve, as well as the AS curve, in a contractionary direction« .

L’argument est simple et fort : si, pour favoriser une hausse des salaires, on favorise les employés dans le cadre de négociations salariales, les employeurs vont anticiper une hausse des salaires dans le futur, ce qui peut les dissuader d’engager de nouveaux investissements. Or, les dépenses d’investissements font partie de la demande globale. Autrement dit, une hausse des salaires entraînent non seulement un choc au niveau de l’offre (déplacement de la courbe OG vers la gauche) mais a aussi un impact sur la courbe de demande globale qui elle aussi va bouger vers la gauche (ce qui traduit une baisse de la demande globale – cliquez sur l’image pour l’agrandir) :

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Comme je l’avais fait remarquer dans un précédent billet, le point appréciable dans l’argumentation de Mankiw est qu’il prend en compte l’élément essentiel que sont les anticipations et la confiance. Krugman reconnait d’ailleurs la pertinence de cet argument. Cependant, concernant la Grande Dépression, étant donné la situation de sur-capacités de production généralisée, on peut effectivement considérer avec Krugman que le niveau des salaires n’a peut-être pas eu tant d’impact que cela. En revanche, on peut être beaucoup plus sceptique concernant la situation actuelle, mais là n’était pas le propos de Krugman.

Les quatre remarques de Tyler Cowen sont également intéressantes et à mon avis pertinentes. Notamment, Krugman occulte effectivement totalement l’impact des hausses des salaires sur le marché du travail et l’emploi pour se focaliser uniquement sur la production. Comme le fait remarquer Cowen, s’il est tout à fait plausible qu’une hausse des salaires n’est pas d’impact sur le niveau de la production (avec les réserves qu’émet Cowen par ailleurs sur le caractère infini de la préférence pour la liquidité et sur le fait que la courbe de demande globale n’est verticale qu’à partir d’un certain point d’inflexion) par l’intermédiaire d’un effet de substitution entre capital et travail, l’effet négatif sur l’emploi parait difficile à contester.

In fine, comme le note Cowen, la position de Krugman sur les facteurs ayant contribué à la sortir de la Grande Dépression n’est pas très claire : si le choc budgétaire lié au New Deal n’a pas été si important que cela (la courbe DG n’a quasiment pas bougé) et que, du fait de la situation de trappe à liquidité, tout choc sur l’offre (positif ou négatif) n’a aucun impact, on a du mal à expliquer le rétablissement de l’économie américaine. L’autre question est maintenant de savoir si toute cette discussion est utile pour comprendre la crise économique actuelle. Tout le monde est d’accord pour dire que cette dernière est la plus importante depuis la Grande Dépression. Cela ne veut pas dire pour important que les deux crises sont semblables. Si j’ai bien compris Krugman (voir notamment ce bouquin que je n’ai pas lu), lui estime que les deux crises sont très proches. Peut-être. N’empêche que je ne suis pas totalement convaincu par ses préconisations.

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Une réponse à “Krugman et la Grande Dépression

  1. Oh Ben Oui

    Krugman revient à la charge dans la NY Review of Books:

    http://www.nybooks.com/articles/22151

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