Stephen Dubner nous rappelle dans un billet sur Freakonomics à quel point l’opinion des experts est parfois à relativiser. Il cite notamment le cas de la ligue majeur de baseball où aucun des 43 (!) experts d’ESPN n’a prédit que les Boston Red Sox et/ou les St. Louis Cardinals seraient les participants aux World Series qui se déroulent actuellement. Par ailleurs, Dubner indique un fait intéressant concernant le très fort consensus général qui régnait entre les experts au début de la saison. Il y a ici comme un aspect paradoxal. Après tout, le fait que plusieurs personnes partagent le même avis est généralement perçu comme un indicateur de « l’objectivité » de cet avis. Mais ce fait peut également s’interpréter de manière exactement opposée. Etudions ce point à partir d’un simple modèle.
Soit un agent A qui cherche à former une conjecture φA sur la réalisation d’un évènement quelconque. Une conjecture prend en fait la forme d’une distribution de probabilités p(ω) que l’agent assigne à chaque état du monde possible. Un état du monde ω est une description complète de la situation et où toute incertitude est levée. Si l’on reste sur l’exemple du baseball, un état du monde est alors une description complète de ce qui passe au cours d’une saison. Un évènement est un ensemble d’état du monde ; par exemple, un évènement peut comprendre uniquement deux états du monde différant uniquement quant à l’identité du vainqueur de la compétition. Supposons que A cherche à former une conjecture sur la probabilité de chaque évènement Ej correspondant à affiche possible des World Series. Comme il y a 15 équipes par conférence, il y a donc 15 x 15 = 225 évènements possibles. Il s’agit d’associer une probabilité à chacun de ces évènements.
Pour former sa conjecture φA, notre agent peut s’appuyer sur les opinions de deux « experts » X et Y. Chaque expert affiche publiquement sa conjecture, respectivement φX et φY. On suppose par ailleurs que l’agent A a sa propre opinion qui prend la forme d’un signal sA. Formellement, nous avons donc φA = f(sA, φX, φY). La question pour A est de déterminer la fiabilité de l’opinion des experts relativement à sa propre opinion. Pour simplifier, on imagine que A doit choisir entre deux fonctions f pour former sa conjecture : φA = f’(sA, φX, φY) = sA et φA = f’’(sA, φX, φY) = g(φX, φY). En clair, dans le premier cas, A ne tient compte que de son opinion ; dans le second, il ne s’appuie que sur l’opinion des experts. A adoptera la fonction ayant la fiabilité épistémique P(f) la plus élevée. Supposons que A observe que φX = φY. Que doit-il en inférer quant à la valeur de l’opinion des experts ?
Formellement, il s’agit pour A de déterminer la fiabilité épistémique P(g) conditionnelle au fait que les experts sont d’accord. Supposons que les experts se prononcent de manière indépendante : dans ce cas, la probabilité que leur avis converge par hasard est quasi-nulle. Il est alors hautement probable que cette convergence s’explique par un facteur de corrélation, qui est ici « l’expertise ». Le fait que les experts soient d’accord tend à indiquer que leur avis est objectivement le bon. Dans ce cas, P(g) se rapproche de 1.* Mais il est possible que l’opinion respective des experts soient corrélées pour une autre raison plus « causale » : peut-être que les experts sont tous deux influencés par l’opinion d’un troisième expert caché ou, plus simplement, qu’ils se sont influencés mutuellement. Autrement dit, les experts ne se prononcent pas de manière indépendante. Dans ce cas, le fait que φX = φY peut au contraire s’interpréter comme une absence complète de fiabilité épistémique de leur opinion. Dans ce cas, P(g) se rapproche de 0.**
Dès lors, lorsqu’un consensus se dégage parmi les experts, comment doit-on l’interpréter ? Dans le cas de notre agent A, son choix d’utiliser la fonction f’ (sa propre opinion) ou g (l’opinion des experts) va dépendre :
– De sa croyance ex ante sur la fiabilité de sa propre opinion et de celles des experts
– De la connaissance et de la croyance que l’agent a sur la structure causale à partir de laquelle les experts forment leurs opinions
De ce dernier point de vue, étant donnée que l’information circule de plus en plus grâce aux technologies modernes, il est hautement probable que des cascades informationnelles affectent l’avis des experts. Donc, le consensus devrait de plus en plus s’interpréter négativement. Il en résulte alors que la croyance des agents dans la fiabilité des opinions des experts devraient progressivement baisser. Cela peut avoir des conséquences très négatives : sachant tout cela, les « experts » peuvent être incités à essayer de se différencier les uns des autres. Mais si les agents savent cela, la différenciation (à moins qu’elle soit couteuse) perd toute sa qualité de signal et séparer les « bons » des « mauvais » experts est difficile.
Notes techniques
*Si l’on utilise la règle de Bayes et que l’on note P(g/ φX = φY) pour la probabilité que l’opinion des experts soit correcte sachant qu’ils sont d’accord, nous avons alors
P(g/ φX = φY) = P(g) P(φX = φY/g)/[P(g) P(φX = φY/g) + P(non-g) P(φX = φY/non-g)
Pour que P(g) tende vers 1, il faut donc supposer que P(φX = φY/g) > P(φX = φY/non-g). C’est par exemple le cas si l’on suppose que des experts fiables doivent nécessairement être d’accord (P(φX = φY/g) = 1) et qu’il n’y a aucune raison que des experts non fiables soient d’accord autrement que par hasard (P(φX = φY/non-g) = 0,0000…)
** Idem que précédemment mais ici l’hypothèse est que l’on a P(φX = φY/g) < P(φX = φY/non-g). Le cas extrême décrit plus haut correspond à la situation où l’on considère que même des experts fiables peuvent ne pas être d’accord en raison de l’aspect aléatoire et/ou complexe des évènements sur lesquels ils se prononcent (P(φX = φY/g) est faible, voire tend vers 0) et où des experts non-fiables sont d’accord parce que leur opinion est purement basée sur le mimétisme et rien d’autre (P(φX = φY/non-g) est proche de 1).