La (non) rationalité des sportifs

C.H.

Article très intéressant mais aussi particulièrement édifiant sur le site d’ESPN sur les résultats d’une enquête conduite par la ligue américaine de football US (NFL) auprès d’un échantillon de joueurs concernant les commotions cérébrales. Les joueurs de foot US sont en effet particulièrement sujets à ce type de traumatisme et, depuis quelques années, la NFL a fait évoluer les règlements pour limiter au maximum leur apparition. Un point intéressant que montre l’enquête et que, en dépit de la prévention faite par la NFL depuis plusieurs années, une majorité des joueurs interrogés affirment être prêts à cacher à leur staff les troubles liés à une commotion qui pourraient les affecter afin de pouvoir continuer à jouer.

Ce qui est intéressant, c’est la manière dont certains joueurs expliquent cette attitude. Par exemple,

« I’ll probably pay for it later in my life, » Mikell said, « but at the same time, I’ll probably pay for the alcohol that I drank or driving fast cars. It’s one of those things that it just comes with the territory. »

Les joueurs connaissent les risques potentiels associés à une commotion cérébrale mais, comme pour la consommation d’alcool, donne une importance moindre aux risques futurs relativement aux « gains » présents. On peut interpréter les choses de deux manières. D’un certain point de vue, il s’agit d’une attitude tout à fait rationnelle au sens de l’économiste : les joueurs de foot US démontrent juste qu’ils actualisent les gains (ou les pertes) futurs à un taux très élevés, autrement dit qu’ils accordent beaucoup d’importance au présent par rapport au futur. En soi, cela n’a rien d’irrationnel à partir du moment où le taux d’actualisation est constant dans le temps. Cependant, certains éléments indiquent que les choses ne sont peut être pas si simples. Par exemple, la même enquête indique qu’une large majorité de joueurs interrogés souhaite la présente de neurologues indépendants au bord des terrains :

Players also said they should be better protected from their own instincts: More than two-thirds of the group the AP talked to wants independent neurologists on sidelines during games.

Cela peut s’expliquer par le fait que les joueurs ont conscience que leurs choix peuvent manifester une incohérence inter-temporelle. Techniquement, les joueurs n’actualisent pas leurs gains futurs de manière exponentielle (ex : de mon point de vue, 1 euro aujourd’hui vaut 0,50 dans un an et 0,5² = 0,25 dans deux ans, etc.) mais de manière hyperbolique : 1 euro vaut 0,50 dans un an et 0,25 dans deux ans mais, l’année prochaine 1 euro dans un an ne vaudra plus (par exemple) que 0,40 centimes. Il y a incohérence dans la mesure où le taux d’actualisation change en fonction de la période de référence, ce qui peut conduire à des choix contradictoires dans le temps et à des phénomènes de regret.

On peut interpréter l’actualisation hyperbolique en termes de personnalités multiples (mutiple selves) : l’idée est que l’on ne peut plus définir l’individu comme un agent doté d’une fonction d’utilité unique mais comme une collection de personnalités distinctes, chacune dotée de ses propres préférences et donc de sa propre fonction d’utilité. Notamment, chaque personnalité tend à sur-valoriser les gains qui sont présents de son point de vue. Le souhait des joueurs de foot US d’avoir aux abords des terrains des neurologues indépendants peut s’interpréter comme une volonté d’instaurer un « mécanisme » permettant « d’enforcer » les contrats conclus entre les différentes personnalités d’un même joueur : en clair, les joueurs à ce moment présent accordent une relative importance à leurs gains très lointains (leur santé après la fin de leur carrière) et, sachant que leur futur eux-mêmes, lorsqu’il sera sur le terrain, donnera moins d’importance à ces gains très lointains, souhaitent contraindre les choix de ces futures personnalités. Une version moderne du mythe d’Ulysse et des sirènes en quelque sorte…

8 Commentaires

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8 réponses à “La (non) rationalité des sportifs

  1. JaK

    le paradoxe entre le fait de vouloir cacher leur traumatisme à leur entraineur et le désir d’être diagnostiqué par un neurologue indépendant n’ est peut-être pas si paradoxal.
    On pourrait tout à fait imaginer qu’il s’agit en fait de maximiser l’intégration au groupe, de prouver à ses partenaires et à ses dirigeants qu’on est prêt à ‘mourir pour la team’… tout en ayant envie de minimiser les risques pour la santé.
    En fait les joueurs veulent pouvoir dire: « moi j’y serait allé malgré tout parce que je n’ai pas peur et vous pouvez toujours compter sur mon engagement, mais c’est ce salaud de docteur qui me l’a interdit ».

  2. « Cela peut s’expliquer par le fait que les joueurs ont conscience que leurs choix peuvent manifester une incohérence inter-temporelle. »

    Je suis assez d’accord. Il est interessant de voir que Banerjee et Duflo trouvent des implications identiques en Inde. P196, ils racontent que

    « A woman we met in a slum in Hyderabad told us that she had borrowed 10,000 rupees from Spandana(une institution de microfinance) and had immediately deposited the proceeds of the loan in a savings account. Thus she was paying a 24 percent annual interest rate while earning about 4 percent on her savings account »

    L’explication qu’ils trouvent est que « the obligation to pay what you owe to Spandana imposes a discipline that the borrowers might not manage on their own. « 

  3. Gu Si Fang

    Ce n’est pas nécessairement l’actualisation du futur qui joue, ici, car les profits/pertes futurs sont très incertains. Il s’agit peut-être d’une moindre aversion au risque.

    Il y a trois scénarios futurs possibles : 1) je deviens un grand champion et toutes les filles sont à moi, 2) je me pète les cervicales et c’est la cata, 3) rien de tout ça.

    Les probabilités objectives – telles qu’un assureur les calculerait – ne déterminent pas le comportement des joueurs, puisqu’elles ne s’appliquent pas aux cas individuels. Seule compte l’appréciation subjective de ces trois profit / pertes.

    Or, certains hommes ont tendance à beaucoup valoriser les profits importants MÊME s’ils sont associés au risque de subir une perte très importante. Ils sont peu averses au risque. On spécule même sur des explications évolutionnistes :
    http://www.psy.fsu.edu/~baumeistertice/goodaboutmen.htm

  4. Gu Si Fang

    Juste pour enfoncer le clou : je ne pense pas qu’on puisse parler de rationalité ou d’irrationalité ici. La raison ou le calcul ne peuvent pas dire au joueur quelle conduite il doit tenir.

    • C.H.

      Pas vraiment d’accord. « L’irrationalité » des joueurs ne portent pas vraiment sur leur évaluation du risque, mais sur l’incohérence qu’il y a entre, d’un côté, affirmer être prêt à ne rien dire à son staff pour continuer à jouer même en cas de commotion cérébrale, et d’un autre, demander la présence de neurologues indépendants pour pouvoir être examinés. Il y a une incohérence intertemporelle si l’on considère qu’au moment présent, les joueurs accordent de l’importance à leur santé (d’où leur demande de neurologues) mais que, dans le feu de l’action, cette importance décroît.

      • C.H.

        J’ajoute que cette incohérence est irrationnelle (ou « non-rationnelle) au sens de l’économiste puisqu’elle empêche la description du comportement par une fonction d’utilité unique.

  5. Gu Si Fang

    Une explication est que l’équipe et le joueur n’ont pas la même évaluation des 3 scénarios. Si le chef d’équipe estime qu’il y a le moindre risque pour la santé d’un joueur il va peut-être l’exclure. Mais cela ne veut pas dire que le joueur aura un problème – le pire n’est jamais certain – c’est pourquoi le joueur se fait sa propre opinion en demandant une expertise indépendante.

    Par exemple, si le joueur est assuré par son équipe, il peut s’agit tout simplement d’un aléa moral dû à l’existence de cette assurance. Dans ce cas on comprend que l’entraîneur et le joueur n’aient pas les mêmes préférences.

    Quant à l’incohérence temporelle, que voudrait-elle dire exactement ? Un changement de préférences au cours du temps ? Il me semble que c’est l’idée. Mais dans le cas présent, un joueur qui décide de jouer avec un risque de blessure grave peut parfaitement être cohérent dans le temps. S’il est blessé il dira : « Au moment où j’ai pris la décision, je redoutais l’accident, j’ai consulté un médecin et évalué le risque, et ça ne m’a pas fait reculer. Je referais le même choix aujourd’hui. » L’exemple qui me vient à l’esprit est la boxeuse de Million dollar baby, de Clint Eastwood.

  6. Dieu

    En fait, il existe deux types de rationnalité: le modèle de rationalité absolue avec un décideur qui va établir ses choix grâce à un système de préférances ordonnées, et le modèle de la rationnalité limitée qui reconnaît les limites cognitives des décideurs, (problèmes liés à  » l’heuristique d’ancrage « , à la logique d’induction..).
    H.Simon, prix nobel d’économie en 1978 montre que l’acteur a des contraintes de temps et de ressources qui se manisfestent au niveau des 3 étapes de la décision par le manque d’information et de compétence du décideur, la simplification du modèle, et le manque d’objectivité qui pousse le décideur a opté pour ses préférances.
    L’erreur serait de confondre le système de préférances ordonnées des acteurs, avec le modèle qui conduit à la prise de décision, et Simon l’a déjà montré par la « rationalité susbtantielle » qui modifie la perception du décideur par de facteurs externes à l’organisation
    De plus, la théorie comportementale nous dit que les acteurs font prévaloir leurs intérêts particuliers, et que la solution trouvée, à la suite d’un processus de négociation ne résulte pas de l’application d’un modèle, mais de règles dont disposent l’organisation ou « slack organisationnel ». Cyert et March expliquent que les phénomènes d’apprentissage collectif permettent aux acteurs de trouver, par ces mécanismes de négocition ou  » d’ajustement mutuel « , une  » rationnalité adaptative ».
    Si des règles formelles semblent indispensables pour que les individus coopèrent avec un sentiment d’équité, ces mêmes règles limitent aussi son pouvoir, et si le chef du groupe a une autorié de type statutaire, il devra prouvé son autorité légale au sens de Weber pour que son pouvoir son reconnu et appliqué, et que les zones d’incertitudes provenant des relations de l’individu avec l’environnement soient maîtrisé. Dans cette logique, Crozier montre que celà peut amener à redistribuer le pouvoir de l’organisation en fonction de la communauté d’objectifs et de valeurs fondés par le groupe humain . On comprend alors avec Sainsaulieu le pouvoir de l’acteur d’interface qui dispose de quatre ressources: appartenance à un réseau informel, expertise, reconnaissance de son rôle, relations privilégiées avec l’environnement..

    En l’espèce, les joueurs de foot US mènent un comportement individualistes en cherchant la maximisation de leur profit qui peut aller au détriment du groupe (risque de perte d’un joueur par commotion cérébrale). Ils vont se détourner du modèle de rationalité, pour choisir dans leur système de préférances ordonnées la solution qui maximise leur satisfaction. Sur ce point, ils sont portés par leurs équipes, et préfèrent jouer au foot pour continuer à bénéficier de la réputation de joueur de foot. Le manque de règles inhérentes au système (absance de médecins effectuant un contrôle) conduit les acteurs a agir de manière isolée. En l’absance de règles formelles, ils profitent à court terme d’un statut et d’une reconnaissance médiatique à moyen terme qui est auto-entretenue par le facteur de cohésion d’équipe, dans un monde hypercompétitif.
    La solution est à rationnalité locale et substantielle; selon leurs préférances, la valeur du groupe donne plus de force aux individivus que le chef d’équipe qui n’a pas toujours le pouvoir d’un acteur d’interface pour exercer à bien son rôle. Celui-ci ne maîtrise pas les zones d’incertitudes car il n’utilise pas les moyens adaptés pour éviter les dysfonctionnements que peuvent provoquées dans le futur le comportement trop individualiste d’un acteur. Et finalement, les joueurs préfèrent négocier entre eux, et apprendre d’eux mêmes, plutôt que de se fier à une personne qui dispose d’un pouvoir d' »autorité et qui n’est pas compétente sur le terrain. Ainsi, lorsqu’ils disposeront des 4 ressources citées, les acteurs ont de fortes chances de redistribuer le pouvoir à leurs profit au détriment de la stabilité sur le long terme du groupe.
    Pour répondre à Gu Si Fang sur l’irationnalité des équipes, je te propose de voir le film: « le stratége » avec brad pitt même si j’aime beaucoup le style de Clint Eastwood par ailleurs

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