Impérialisme économique ou ouverture de la science économique ?

C.H.

L’expression « impérialisme économique » est utilisée depuis plus d’une trentaine d’années pour qualifier le supposé mouvement d’invasion par la science économique des autres sciences sociales. Plus précisément, on parle d’impérialisme économique pour désigner l’extension de l’économie comme méthode scientifique à des champs et des problématiques traditionnellement traités par d’autres disciplines en sciences sociales : sociologie, anthropologie, histoire, psychologie, etc. On fait généralement remonter les débuts de l’impérialisme économique aux années 1960 avec notamment les travaux fondateurs de Gary Becker en économie du crime et en économie de la famille. L’expression est souvent utilisée de manière péjorative par un certain nombre d’économistes hétérodoxes pour critiquer l’évolution de la discipline. C’est par exemple le cas des économistes radicaux Ben Fine et Dimitris Milonakis dans un de leurs deux récents ouvrages (voir ici pour une note de lecture critique qui se focalise toutefois sur d’autres aspects des ouvrages). L’impérialisme économique est alors critiqué dans une double perspective : d’une part, il conduit à un traitement réducteur de questions complexes en plaquant arbitrairement une méthode (elle-même critiquable) sur des phénomènes qui, sur un plan ontologique, ne sont pas supposés s’y prêter. D’autre part, l’impérialisme économique amène finalement les économistes à délaisser les questions économiques importantes (le chômage, l’inflation, la pauvreté) pour se concentrer sur des sujets secondaires (du point de la science économique) mais plus facile à traiter avec la « méthode économique ».

Le terme d’impérialisme économique est toutefois également revendiqué par des économistes standards. George Stigler est peut être l’un des tout premiers à avoir proclamé que l’économie était une science impérialiste ; venant de lui, ce qualificatif n’a rien d’une critique. On trouve ainsi la thèse suivant laquelle l’impérialisme économique est la conséquence de l’efficacité de l’économie comme science : si la méthode économique a pu s’exporter à d’autres sciences sociales, c’est parce qu’elle s’est avérée plus performante, permettant l’élaboration de propositions empiriquement testables. Il convient de remarquer de ce point de vue que l’exportation de la méthode économique n’est pas seulement le fait des économistes eux-mêmes ; bien souvent, ce sont les scientifiques appartenant à d’autres disciplines qui volontairement ont repris les outils des économistes. C’est clairement le cas en science politique, à un degré moindre en sociologie.  D’une certaine manière, on a à faire ici à un processus évolutionnaire assez classique : la méthode économique a été « sélectionné » car elle s’est avérée la plus adaptée pour ceux qui l’utilisaient étant donnés les critères académiques et scientifiques d’une « bonne » recherche scientifique.

Au-delà des travaux de Becker, c’est surtout le célèbre ouvrage Freakonomics de Levitt et Dubner qui est souvent pris comme parfaite illustration de l’impérialisme économique. Et c’est vrai que l’ouvrage aborde de très nombreux sujets dont la dimension « économique » n’est pas évidente : la triche chez les sumos, le rapport entre criminalité et loi sur l’avortement ou (dans le second opus) les risques liés au fait de marcher (plutôt que de conduire) en état d’ébriété. A vrai dire, Freakonomics est pourtant probablement le pire exemple que l’on puisse prendre pour illustrer l’impérialisme économique. Non pas que ce ne soit pas de « l’économie » (au sens de economics) : Levitt est un économiste qui publie dans des revues d’économie (et pas n’importe lesquelles) et, suivant la maxime (la seule qui soit valable sur un plan épistémologique) « l’économie, c’est ce que font les économistes », les études comprises dans Freakonomics relèvent bien de la science économique. Mais l’exemple est mauvais car Freakonomics est pour ainsi dire dépourvu de théorie économique ; les résultats sont dérivés essentiellement à partir d’analyses de données et le slogan « individuals respond to incentives » n’est qu’un enrobage artificiel pour donner un peu plus de contenu analytique au raisonnement. Un exemple peut-être un peu plus judicieux serait les deux ouvrages de Tim Harford qui se situent dans un esprit beaucoup plus beckerien, à base d’application de la théorie du choix rationnel à des questions diverses.

Fondamentalement, le terme d’impérialisme économique n’a pas à avoir une connotation positive ou négative. Il désigne un phénomène empiriquement observable (l’utilisation de la théorie du choix rationnel, pour faire court, dans d’autres disciplines ou sur des sujets divers) que l’on peut chercher à expliquer par diverses théories (par exemple dans une perspective d’épistémologie évolutionnaire comme je l’ai évoqué plus haut). C’est l’habillage rhétorique que l’on va mettre autour (en parlant par exemple « d’invasion ») qui va donner à ce phénomène une certaine coloration normative (l’impérialisme économique est-il une bonne ou une mauvaise chose ?). Néanmoins, la focalisation sur ce phénomène a été telle qu’elle a conduit à en occulter un autre, ou en tout cas à mal l’interpréter : l’introduction en économie de concepts et de méthodes issues d’autres disciplines. Depuis une trentaine d’années, soit finalement peu de temps après que ne s’amorce l’impérialisme économique, on assiste en effet à l’importation en économie de concepts tels que ceux de normes, d’institutions, d’équité, de réciprocité, d’identité, etc. qui traditionnellement relèvent d’autres sciences sociales (sociologie, psychologie). De plus en plus, les économistes utilisent également des méthodes provenant d’autres sciences : expérimentations contrôlées en laboratoire, modélisations informatiques, études de cas.

Fine et Milonakis semblent interpréter ce mouvement comme un nouvel avatar de l’impérialisme économique. Jack Vromen, dans un article dont j’ai déjà parlé, conteste judicieusement cette interprétation. L’appropriation par les économistes des concepts d’équité ou d’identité ne sauraient s’interpréter comme une forme d’impérialisme à partir du moment où elle n’empêche en rien les autres disciplines de continuer à les utiliser. Autant l’importation de la « méthode économique » dans les autres disciplines conduit bien à un accroissement relatif de l’usage de cette méthode par rapport aux autres méthodes du fait notamment de leur exclusivité (il est difficile de mobiliser simultanément différentes méthodes), autant l’utilisation par les économistes de concepts issus d’autres sciences sociales n’a aucun impact sur les autres disciplines. Les concepts comme les idées s’apparentent très largement à des biens publics et leur caractère de non-rivalité. Il en va différemment lorsque l’on parle des nouvelles méthodes importées en économie (méthode expérimentale, modélisations informatiques). Mais ici, comme le remarque Vromen, on devrait alors plutôt parler « d’impérialisme psychologique » ou « d’impéralisme des sciences cognitives » ou autre encore. Il y a clairement un double mouvement qui s’est amorcé depuis 40 ans et qui contribue à brouiller les frontières entre les différentes sciences sociales : d’un côté, la transposition de la méthode économique et des concepts issus de la science économique à d’autres disciplines, d’un autre côté l’introduction dans le corpus de la science économique de méthodes et de concepts provenant d’autres disciplines.

Mon argument est jusqu’à présent similaire à celui que Vromen développe dans son papier. Tout ce qui est raconté là n’est pas incompatible avec le fait (incontestable) que beaucoup d’économistes n’ont pas une très haute estime des autres sciences sociales, la réciproque étant d’ailleurs largement tout aussi valable. Mais il s’agit là davantage d’un problème de sociologie des sciences que d’un problème épistémologique. La science économique est très souvent caricaturée par ses opposants (insiders – les économistes « hétérodoxes », et outsiders – beaucoup de personnes mal informées et incompétentes) et par les scientifiques provenant d’autres disciplines qui ne lui sont pas pour autant nécessairement hostiles. Pourtant, la discipline a beaucoup évolué (j’ai déjà essayé de le montrer ici plusieurs fois) et une partie de cette évolution provient précisément de cette importation de concepts et méthodes en provenance d’autres sciences. L’économie est à la fois une discipline de plus en plus pluraliste dans ses méthodes et beaucoup plus ouvertes sur les autres sciences sociales… même s’il y a encore beaucoup de progrès à faire, bien entendu. Il faut toutefois mettre un bémol à ce constat, bémol qui m’est notamment inspiré de ma lecture actuelle de l’ouvrage d’Akerlof et Kranton sur identité et économie. George Akerlof fait partie de ces économistes qui ont précisément contribué à faire évoluer le champ en essayant d’intégrer de manière systématique les apports d’autres disciplines (la psychologie notamment) dans la théorie économique. Contrairement à ce que Fine et Milonakis (et d’autres) prétendent, Akerlof ne fait pas la même chose qu’un béckerien. Le beckérien moyen (pas Gary Becker) qui fait, par exemple, de l’économie du droit à l’Université de Chicago, n’aura généralement jamais ouvert un manuel de droit de sa vie ni même suivi un cours de droit (anecdote raconté il y a quelques années par Steve Medema lors d’un séminaire auquel je participais). Les travaux d’Akerlof reposent au contraire sur une utilisation extensive de résultats provenant d’autres sciences sociales.

Néanmoins, la manière dont Akerlof introduit le concept d’identité (ou de réciprocité dans son article sur le contrat comme forme de don/contre-don maussien) repose sur la méthodologie traditionnelle de l’économie à base de fonction d’utilité et d’analyse coûts/avantages. Le concept d’identité est ainsi utilisé dans une perspective « biaisée » (aucune connotation ici) qui fait qu’il n’a pas le même sens qu’en psychologie. En soi, ce n’est pas un problème à partir du moment où l’analyse qui est ainsi développée est pertinente, ce que l’on ne peut évaluer qu’a posteriori. Mais cela relativise l’ouverture de la science économique à des notions et concepts qui lui sont étrangers lorsqu’elle maintient sa méthodologie traditionnelle. Sur ce point, il y a une asymétrie dans le double mouvement dont je parlais tout à l’heure : autant les autres disciplines ont parfois rapidement et très largement importé la méthode économique, autant l’économie est encore assez lente à importer les méthodes provenant d’autres disciplines. L’explication peut relever de la sociologie de la science (problème de formation, de compétence, de réseaux académiques). Il y a cependant selon moi une cause plus fondamentale dont je réserve le développement pour un prochain billet : la conception « cybernétique et algorithmique » de l’individu sur laquelle la science économique se repose depuis 60 ans et qui provient elle-même de l’histoire de la discipline à partir des années 30 et plus encore après la seconde guerre mondiale. 

6 Commentaires

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6 réponses à “Impérialisme économique ou ouverture de la science économique ?

  1. Thomas

    La science sociale (si on peut la qualifier ainsi) pour laquelle le rapprochement avec l’économie s’est le mieux passé est la philosophie. Peut-être parce que l’économie est née de la philosophie.
    C’est notamment le cas pour les théorie de la justice sociale ou l’on ne peut utiliser une discipline sans faire appel à l’autre.
    Les philosophes sont aussi beaucoup intéressés par la théorie économique de la décision dans l’incertitude et son corrolaire l’économie expérimentale. D’ailleurs, c’est toujours marrant d’entendre parler de Von Neumann et Morgenstern de la bouche d’un philosophe.

    Par rapport à l’impérialisme économique, je pense qu’on peut distinguer 3 démarches différentes.
    1 hypothèse économique=>conclusion sociologique ; c’est le cas par exemple du modèle de Schelling ou des travaux de Levitt.
    2 hypothèse économique justifiée par des arguments non économique => conclusion économique ; par exemple « morality and the theory of rational behaviour » d’Harsanyi ;
    3 Hypothèse non économique => modélisation économique => conclusion non économique.

    Les deux premiers cas sont selon moi source d’un rapprochement fécond entre disciplines. Le 3ème cas relève d’une sorte d’impérialisme. Je pense que les travaux d’Akerlof sur l’identité relève plutôt de cette catégorie. Vromen parle d’ailleurs dans son article d’un auteur qui considère que les travaux d’Akerlof sont biens plus « impérialistes » que ceux de Becker.

    Bon allez, j’arrête de faire du cassage de Nobel alors que je n’ai qu’un M2. Ca fait un peu prétentieux.

  2. Poulichet

    « Il désigne un phénomène empiriquement observable (l’utilisation de la théorie du choix rationnel, pour faire court, dans d’autres disciplines ou sur des sujets divers) que l’on peut chercher à expliquer par diverses théories »

    le rasoir d’Occam nous invite à une certaine simplicité : l’économie, surtout enrichie en mathématiques, garantit de compliquer au delà de toute critique raisonnée une vision biaisée de la société. Une théorie économique vous déplait ? Soyez assurée que la connaissance préalable des cent ouvrages de mathématiques employés pour la décliner est requise pour prétendre oser en contester le fondement.

    Pourquoi faire ? Par intérêt, pardi ! Percevoir les limites d’une théorisation de la société qui s’impose avec toute l’autorité cumulée de la Science et de l’Etat, c’est s’ouvrir de grandes perspectives de profit personnel !

    Quoi de plus renouvelable en effet comme ressource que l’orgueil et la vanité des érudits ? L’économie du futur sera immatérielle ou ne sera pas.

  3. C.H.

    Je ne suis pas bien sûr d’avoir compris votre propos. Une chose est certaine, si le rasoir d’Occam n’est pas toujours appliqué en économie, il l’est encore moins dans d’autres disciplines (ha la sociologie européenne européenne continentale et son [souvent pertinent] charabia)… Entre un article de Becker et un de Bourdieu, je ne suis pas sûr que le plus clair soit le second…

  4. Poulichet

    Mon propos ne casse pourtant pas trois pattes à un canard : prétendre qu’il est possible d’améliorer le sort des hommes grâce à des recettes soutenues par toute l’autorité de la Science créé d’immenses perspectives de profit pour ceux qui n’en seront pas dupes, mais à une et une seul condition : que ces recettes reposent sur des fondements inexacts et que leur mise en oeuvre ait d’autres conséquences que celles prévues par la théorie dominante, celle à laquelle se réfère l’autorité gouvernementale qui les met en oeuvre pour se déresponsabiliser par avance de leur trop prévisible échec.

    Parvenir à ce résultat est certes malaisé face au risque que représente l’esprit critique de nos concitoyens, d’où l’intérêt de faire barrage avec une bonne dose de maths : ça marche pas mal en France, les murs de maths : d’ailleurs, ne formons-nous pas l’élite de la finance mondiale ?

  5. MacroPED

    Un billet magistral, mais venant de CH c’est naturel. Il nous a tellement habitué à ça…Honnêtement, j’ai beaucoup apprécié « professeur » ou simplement Monsieur docteur en économie.

    Thomas:un peu caricaturale, mais instructive…

  6. elvin

    Certains d’entre vous brûlent de savoir ce qu’en pense un « autrichien » (et si ce n’est pas le cas, vous allez le savoir quand même…)

    Il se rappelle d’abord Mises (bien entendu) : « Cognition and prediction are provided by the totality of knowledge. What the various single branches of science offer is always fragmentary; it must be complemented by the results of all the other branches. » Donc appliquer à d’autres domaines les méthodes de l’économie ne le choque pas, à condition que le chercheur les considère comme des méthodes parmi d’autres et ne se comporte justement pas de façon impérialiste.

    Mais d’un autre côté, il pense que l’économie en tant que discipline scientifique doit comme toutes les autres sciences être définie par son objet d’étude et non par ses méthodes. Et de plus il est dualiste en méthodologie : il pense que les méthodes de l’économie « mainstream » ne sont pas applicables à l’objet d’étude de l’économie. Donc il pense que parler d' »impérialisme économique » est un abus de langage dans la mesure où ça dénonce un usage hors de l’économie de méthodes qu’il récuse justement en économie.

    A part ça, il est infiniment plus d’accord avec Hodgson (et Cyril) qu’avec Fine et Milonakis.

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