Punir les innocents est-il dissuasif ?

C.H.

Quand j’étais plus jeune, j’avais certains professeurs à l’école primaire et au collège qui pratiquaient ce que l’on pourrait appeler la punition collective : quand un élève venait de faire une connerie mais que l’enseignant ne parvenait pas à connaître l’identité du fautif, toute la classe était punie dans son ensemble. Outre qu’elle m’a toujours semblé injuste, cette forme de punition me semblait inefficace car à mon sens elle était basée sur l’idée que l’auteur de la bêtise aurait des remords, ce qui n’était évidemment jamais le cas.

Ken Binmore propose toutefois une rationalisation de ce type de punition. Prenez un groupe d’individus de taille suffisamment petite. On fait l’hypothèse que les individus sont très patients, c’est à dire qu’ils valorisent les gains futurs quasiment autant que les gains présents (dans le jargon : leur facteur d’actualisation est proche de 1). A chaque période, les joueurs se rencontrent deux à deux et ils peuvent soit « coopérer » (bien se comporter) soit « tricher », dans le cadre d’une interaction du type dilemme du prisonnier. Même si les rencontres sont anonymes (on ne connait pas l’identité du joueur que l’on rencontre et donc on ne connaît rien de ses actions passées), la coopération peut se généraliser dans le groupe. Un moyen pour cela est que l’ensemble des joueurs adoptent la stratégie GRIM qui consiste à commencer par coopérer et, dès que l’on rencontre un tricheur, à ne plus jamais coopérer. Si Kevin triche, alors son partenaire malheureux, Brandon, trichera à la période suivante. Si l’on fait l’hypothèse que la probabilité que  les deux mêmes joueurs se rencontrent deux fois de suite est négligeable, alors les partenaires de Kevin et Brandon à la période 2 vont également se faire avoir et, à la période 3, on aura quatre tricheurs. Le processus va alors se poursuivre et, par un phénomène de contagion, la non-coopération va se diffuser à toute la population. Toutefois, rappelons-nous de nos deux hypothèses de base : la population est suffisamment petite (de sorte que la non-coopération se répand à l’ensemble de la population rapidement) et les joueurs sont quasi-infiniment patients. Dans ce cas, un joueur rationnel peut ne pas avoir intérêt à lancer les hostilités car il sait que sa défection initiale induira un effet systémique qui le privera de gains futurs une fois que la majorité de la population sera en mode « non-coopération ». Voilà pourquoi punir des innocents peut faire émerger la coopération.

Bon, cette histoire a quelques problèmes. Déjà, l’hypothèse de population de taille réduite et encore plus celle de joueurs infiniment patients ne sont pas très réaliste. D’ailleurs, dans mon cas de la classe et de l’enseignant, on peut considérer que les auteurs des conneries sont typiquement des élèves qui valorisent peu le futur. Ensuite, pourquoi jouer la stratégie GRIM et surtout pourquoi croire que les autres la joueront ? Il existe plein d’autres attitudes rationnalisables comme par exemple, se refuser à tricher dans l’avenir en se disant que le mauvais comportement de mon partenaire précédent n’était qu’une erreur. Enfin, quid si l’on considère que les individus sont plus ou moins des « automates » qui répliquent une stratégie sans nécessairement procéder à un raisonnement introspectif pour savoir quelle attitude adopter. La stratégie GRIM, pas plus que le « tit-for-tat » d’ailleurs, ne sont des stratégies évolutionnairement stables dans le cadre d’un dilemme du prisonnier infiniment répété. Bref, punir les innocents n’est pas nécessairement si disuasif que ça et ne fait pas invariablement émerger la coopération. Mon intuition quand j’avais 10 ans était donc la bonne… mais rien d’étonnant à cela : il ne s’agit là que d’une illustration du folk theorem qui, comme son nom l’indique, est un peu le théorème trouvé par tout le monde et qui nous dit que dans un jeu répété il y a à peu près autant d’équilibres que de stratégies possibles.

4 Commentaires

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4 réponses à “Punir les innocents est-il dissuasif ?

  1. Bonsoir,
    L’intuition de départ était certainemet la bonne. La punition collective pour la faute individuelle est totalement contre productive.
    Elle l’est tout d’abord parce qu’elle rompt les liens sociaux et ensuite parce qu’elle détruit la coopération.
    Elle rompt les liens sociaux car le danger est réel d’un ostracisme complet envers le fautif s’il est connu. il est plus que réaliste de penser que les innocents punis pour rien vont le considérer comme responsable, pas faux d’ailleurs, et si une certaine coopération se fait, ce ne sera pas envers la hiérarchie mais en termes de représailles;
    S’il n’est pas connu, les liens sociaux vonts se disloquer dans la méfiance et dans une surveillance accrue entre les acteurs, mais pas dans le sens d’obtenir un mieux, uniquement dans un but de dissimulation plus efficace.
    La coopération ne passera aucunement, bien au contraire. Les acteurs subordonnés, outre le sentiment d’injustice, vont développer un ressentiment quant à l’incompétence du punisseur. Ce dernier, jugé dans l’incapacité de régler un problème de groupe dont il a la charge n’obtendra plus de coopération mais le sentiment qu’il n’est pas à sa place. Toute tentative sera par la suite vouée à l’échec.
    Dans le cadre militaire, ces punitions « à l’aveugles » sont interdites depuis des années, tant elles ont pu faire des dégâts sur la cohésion des pelotons. La coopération, dans ce cadre là est un maître mot, pas question de la faire disparaitre.

  2. Silvertongue

    Le raisonnement qui suit se situe principalement dans le cadre de l’école – point de départ du post de C.H.

    Je vous rassure ce genre de punition est aujourd’hui interdit aussi dans l’Education Nationale. « Interdit » ne signifiant bien sûr pas qu’on ne trouve aucun exemple de telles punitions collectives, mais que les textes de référence de ladite institution les proscrivent formellement – et il se trouvera sans doute quelqu’un pour remarquer avec raison que du formel au réel, la conséquence n’est pas forcément bonne.

    L’argument avancé n’est d’ailleurs pas l’inefficacité de la mesure ou même son aspect destructeur du lien social – que l’école est en devoir (statutairement !) de valoriser -, mais l’aspect injuste (là où « juste » signifie « positivement justifié ») que soulignait C.H. Bref, sans justification, pas de punition.

    Quant à savoir si ce genre de punition est inefficace, cela ne va forcément de soi. Si l’on fait l’hypothèse que les individus sont égaux en tous points (disons qu’il s’agit des clones que l’on utilise souvent en microéconomie) et qu’ils ont par conséquent les mêmes aptitudes à se défendre. Si l’on ajoute qu’ils sont égoïstes tout comme les individus maximisateurs des modèles sus cités, alors on peut trouver une certaine rationalité (qui n’a rien à voir avec une quelconque justice) à l’adulte qui utilise la punition collective. En effet, le but est simplement d’inciter les individus innocents à dénoncer le coupable et, ce faisant, d’inciter le coupable lui-même à se dénoncer avant qu’un autre ne le fasse en espérant ainsi obtenir une punition plus clémente que celle à laquelle il ne peut pas échapper – puisqu’il sera dénoncé !

    Le raisonnement me semble faire plusieurs erreurs dont aucune ne tient à l’hypothèse (car c’en est une !) que ce type de punition pourrait (sur le principe) être incitatif et ainsi efficace.

    Erreur n°1 : l’idée que les enfants ne peuvent pas être effrayés par les représailles en cas de dénonciation (il s’agit encore d’actualisation, donc). Cela repose sur l’idée qu’un enfant ne semble pas bien dangereux à l’adulte en question – ce qui peut être tout différent du point de vue d’un enfant.

    Erreur n°2 : l’adulte a l’impression (fausse) de pouvoir maîtriser toutes les interactions individuelles. Or les enfants savent bien que l’adulte n’a pas une telle maîtrise.

    Erreur n°3 : la délation est très mal vue, au moins en France qui reste sur une culpabilité bien compréhensible suite à l’épisode de la collaboration, et les enfants maximisent une utilité différente de celle qui était supposée – utilité qui intègre le fait que dénoncer, c’est mal.

    Quant à savoir si les punitions collectives ont été interdites dans l’armée parce qu’elles détruisaient la cohésion du groupe, je n’en suis pas sûr du tout.

  3. GroFlo

    J’avoue rejoindre Silvertongue dans son analyse. Je n’avais pas pensé à l’aspect « se dénoncer soi même parce que les autres le feront », mais plus à l’aspect représailles, dont parle d’ailleurs Ydhista.
    On peut très bien imaginer que dans un groupe avec une cohésion forte, si un des membres fait quelque chose de répréhensible, que les autres le savent, et que le maître punit tout le monde, alors l’auteur de l’acte va devoir faire face aux représailles des autres membres.

    La désutilité générée par ces représailles pouvant rapidement devenir supérieur à l’utilité de l’acte répréhensible (coller un chewing-gum sur le siège du maître est rigolo, mais ne vaut pas de prendre des coups de poings de la part de ses camarades), alors l’élève en question peut décider de ne pas faire de bêtises.

    Cela ne vaut bien sûr que si l’on connait l’auteur du « délit », et on peut même imaginer que l’existence d’un « voyou » connu dans la classe peut inciter d’autres élèves à faire des âneries discrètement pour accuser ensuite le bouc émissaire, mais quand même, cet aspect poids du groupe social peut limiter la présence de comportement déviant.

  4. Bonsoir,
    Tout d’abord, un grand merci pour les réponses et la possibilité que vous me donnez de faire avancer ma propre réflexion.
    J’ai quand même un doute sur un point précis, c’est que l’article de CH se veut transcrire une tentative de modélisation de la pratique observée dans le milieu scolaire, mais je peux me tromper. Dès lors, je ne me cantonnais pas à ce milieu mais cherchais à l’analyser sur un plan plus vaste. Du coup, j’entends bien vos démonstrations, mais je pense que les relations adultes/enfants ne sont pas les seules concernées.
    Concernant le poids sociologique et historique de la délation, confondue à tort d’ailleurs avec la dénonciation, je ne peux qu’être d’accord. Il est évident que la confusion des genres dans le domaine paralyse quantité de possibilité d’actions y compris d’actions civiques qui seraient même plutôt souhaitables. Ce réflexe prend toute sa dimension dans ce domaine restreint de la punition aveugle. Plutôt accepter la punition en tant qu’innocent plutôt que de devenir une « balance ».
    Par contre, la coercition généralisée suite à la faute de quelques uns est, à mon avis une notion bien plus large. Prenons le code de la route. Force est de constater, heureusement, qu’il y a beaucoup plus de gens prudents sur la route que de chauffards. Pourtant à cause de ceux-ci, on a durcit la règle et intensifié les contrôles radar. Réaction ? Appels de phares pour les alerter. On ostracise les chauffards mais on leur permet de continuer sans se faire prendre. C’est la réaction de coopération anti productive à laquelle je faisais allusion. Pour le coup, loin de dénoncer, on se rend presque complice. Pourtant, la justification est largement avancée et connue du plus large public.
    Vous allez me dire que les appels de phares sont de plus en plus rares, et c’est exact en soi. Mais cette évolution est-elle due à encore plus de radars ou à une information sur les morts de la route très accentuées ? J’avoue pencher pour la seconde version.
    Concernant la destruction des liens sociaux du répressif sans discernement, je crois que les mêmes causes engendreront les mêmes effets.
    Prenons un ca intéressant de l’actualité, la création de fichiers de renseignements. Bien entendu, ils posent un problème de droits de l’homme et de discrimination. Mais au-delà, il s’agit bien de généraliser un fichage d’une grande quantité pour contrevenir aux méfaits de quelques-uns.
    Le résultat est en fait totalement contraire à l’objectif attendu, me semble-t-il. Fondamentalement, ce type de « punition des innocents » aura pour effet de stigmatiser une frange de la population qui, si elle pouvait être un tant soit peu acceptée auparavant, ne le sera plus car rendue responsable des mesures prises.
    De même, celui qui applique cette « punition » se voit bien accusé aujourd’hui de l’incapacité de résoudre le problème au moins ressenti que poserait cette partie de la population.
    A accuse B et reproche à C, le chef, de ne pas savoir maitriser B.
    Mais tout cela au plaisir du débat, bien entendu.

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