Une (modeste) critique de la théorie autrichienne du cycle

La crise financière actuelle est-elle liée à la politique monétaire menée par la FED entre 1999 et 2004, laquelle a durant cette période baissé son principal taux directeur de près de 5% à moins de 2% ? Beaucoup répondront que cela a été un facteur, mais un parmi d’autres, sans plus. Mais quelques uns, les « autrichiens« , prétendent qu’il s’agit de la cause majeure, de l’étincelle qui a allumé le feu. Les autrichiens appuient leurs propos sur leur théorie du cycle, appelée « Austrian Business Cycle Theory », ou, plus simplement, ABCT. Etant donné le contexte, cette théorie a un pouvoir de séduction assez important. Pour autant, fournit-elle réellement une explication satisfaisante à la crise actuelle ?

Un rapide résumé de l’ABCT

N’étant pas un expert de l’ABCT, je me contenterai d’en faire un bref résumé et d’évoquer quelques critiques que j’ai pu relever ici et là, pour ensuite évaluer la pertinence de cette théorie pour expliquer la crise financière. Pour ceux qui ont du temps et qui veulent avoir un exposé détaillé de l’ABCT, ce texte me semble assez complet. Vous pouvez aussi écouter une conférence de Roger Garrison, manifestement un des spécialistes de la question tout en visualisant en même temps le powerpoint de son intervention. L’ABCT a pour but d’expliquer l’alternance de phase d’expansion (« boom ») et de dépression (« bust ») économiques. Elle met l’accent sur l’importance du taux d’intérêt qui correspond au prix qui égalise l’offre et la demande sur le marché des capitaux. Sur le marché des capitaux, la demande correspond à la demande de fonds pour investir tandis que l’offre est celle de l’offre de fonds épargnés. Le taux d’intérêt détermine la quantité de fonds prêtés pour être investits et le prix auquel est consentit ce prêt. Si le marché est totalement « libre » (i.e. aucune intervention des pouvoirs publics), alors le taux d’intérêt correspond au taux de préférence temporelle des agents économiques. Plus ce taux est élevé, plus la préférence des agents pour le présent est forte. En effet, à un moment donné, tout individu doit choisir entre épargner et consommer. Plus la préférence d’un agent pour le présent est forte, plus il est enclin à consommer immédiatement son revenu. De ce fait, son épargne sera plus faible. Au plan macroéconomique, une forte préférence pour le présent implique plus de consommation et moins d’épargne. L’offre de capitaux (constituée par l’épargne disponible) est donc plus faible, ce qui fait augmenter le prix (le taux d’intérêt). En fonction de l’état de la technologie et d’autres facteurs, il existe un taux d’intérêt « naturel » qui émerge spontanément et reflète la préférence temporelle des agents. Des agents valorisant relativement fortement le futur vont davantage épargner ce qui, toute chose égale par ailleurs, rend possible plus d’investissement à taux d’intérêt donné. In fine, la croissance d’une économie dépend en fait de son taux d’épargne : plus celui-ci est élevé, plus la quantité de fonds disponibles pour investir est importante, ce qui accroît d’autant plus l’expansion de l’économie.

Par conséquent, par un état de la technologie donné, une même économie peut préférer soit d’avantage consommer soit davantage épargner (et donc investir). La part consacrée à l’un et à l’autre dépend de la préférence temporelle des agents qui est elle-même reflêtée par le taux d’intéret. Une économie qui épargne plus croît plus vite et celle qui épargne moins connaîtra une croissance moindre. Cela dit, pour les autrichiens, ce n’est pas un problème. Les ennuis commencent quand les pouvoirs publics s’en mêlent et veulent stimuler « artificiellement » l’investissement. L’Etat, constatant un taux d’intérêt trop élevé, décide d’abaisser celui-ci pour encourager les investissements. Les entrepreneurs obtiennent alors plus facilement des prêts pour engager de nouveaux investissements. Les autrichiens prennent souvent – à tord, on va le voir – un raccourci en disant que « l’Etat fait tourner la planche à billets ». En effet, l’écart entre l’épargne disponible et les fonds prêtés pour investir est comblé via la création monétaire engendrée par le crédit. Initialement, cette « expansion monétaire » va induire une phase d’expansion (le « boom ») puisque les nouveaux investissements vont créer de nouveaux emplois et de nouvelles opportunités de profits. Le problème, selon les autrichiens, est que cela conduit l’activité économique à se développer au delà de ce que permet l’état de la technologie. En effet, la monnaie nouvellement créée ne correspond pas à un accroissement de la richesse. A terme, elle ne fait que se traduire par une inflation L’expansion monétaire, en entraînant une distortion des prix nominaux, crée une illusion qui conduit les entrepreneurs à un sur-investissement ou, plus exactement, à un mal-investissement : trompés par les distortions de prix, les entrepreneurs ont engagé des investissements productifs qui finalement ne trouveront pas de débouchés car ces investissements ne correspondent pas à un enrichissement réel des individus. Une période de contraction (le « bust ») survient alors inévitablement et se traduit par une augmentation du chômage, une baisse des salaires, un tassement de la croissance.

Quelques critiques de l’ABCT

La théorie autrichienne du cycle raconte une histoire qui parait incontestablement cohérente. Il y a cependant différents points sur lesquels elle peut être attaquée. Je passe rapidement sur la critique formulée par Paul Krugman et reprise à certains endroits par Tyler Cowen suivant laquelle les dépenses totales dans une économie (nonobstant les dépenses publiques) doivent forcément être égales à la consommation plus l’investissement. Krugman souligne que cette égalité implique qu’en période de contraction (où l’investissement baisse) on devrait avoir plus de consommation, ce qui annulerait l’augmentation du chômage. Il me semble que la réponse autrichienne à cette critique est pertinente : il ne faut pas raisonner en statique à partir d’un agrégat « revenu total disponible ». Ce texte de Robert Murphy développe cette idée, je n’insiste pas.

Plus fondamentalement, on peut faire je pense deux autres objections sérieuses à l’ABCT. La première est qu’elle repose sur l’hypothèse d’agents « myopes » se laissant abuser par des variations dans les prix nominaux ; la seconde est qu’elle s’appuie sur une conception erronée de la politique monétaire et de la nature du processus de création monétaire. Le premier problème a notamment amené Tyler Cowen a tenté d’amender l’ABCT en introduisant l’idée d’anticipations rationnelles. En d’autres termes, à partir du moment où les agents anticipent correctement le futur, il n’est plus possible de considérer qu’ils seront systématiquement trompés par l’expansion monétaire. Il est possible que certains commettent occasionnellement une erreur et entreprennent un mauvais investissement, mais cela ne peut être systématique. On peut bien sûr rétorquer à cette critique que l’hypothèse d’anticipation rationnelle est controversée, et qu’elle est même maintenant abandonnée par certains initiateurs de la nouvelle macroéconomie classsique. Bryan Caplan souligne toutefois que, sans adopter l’hypothèse d’anticpation rationnelle, il n’est pas raisonnable de supposer que l’entrepreneur puisse investir sans prendre en compte la possibilité de la remontée futur des taux d’intérêt. Un comportement raisonnable doit normalement limiter la propension au malinvestissement.

La seconde critique fondamentale est que l’ABCT repose sur une conception de la politique monétaire erronée. Toute la théorie du « Boom and Bust » repose en effet sur la vision d’un banquier central actionnant à volonté une manette faisant varier les taux d’intérêt ou, pire, faisant tourner la planche à billets destinés à innonder l’économie. Le processus de création monétaire dans les économies de marché ne correspond pas en réalité à cette vision. Bien entendu, la banque centrale a le pouvoir de faire varier le taux de refinancement en monnaie centrale par les banques commerciales. Le niveau de ce taux de refinancement contribue à définir le taux pratiqué par les banques auprès de leurs clients. Seulement, en période normale, les banques se refinancent essentiellement en passant par le marché interbancaire, marché où le taux auquel est prêté l’argent est librement négocié. La banque centrale ne peut donc agir que très indirectement sur les taux d’intérêt effectivement pratiqués par les banques. Par ailleurs, et plus globalement, nos économies sont des économies à monnaie endogène : les variations de la masse monétaire ne sont pas fonction des décisions de la banque centrale mais plutôt de celles des banques commerciales dans leurs relations avec leurs clients. Or, toute la dynamique mise en avant par la théorie autrichienne du cycle repose sur l’idée que la période d’expansion est initiée par l’action de la banque centrale. Comme cette action est exogène à la théorie, elle n’est donc pas expliquée. Et surtout, la théorie ignore du coup le rôle joué par les banques commerciales.

Une tentative de sauvetage

Un lecteur régulier (Gu si fang pour ne pas le nommer) a signalé dans les commentaires d’un billet précédant un article intéressant paru dans la Review of Austrian Economics (papier dispo sur demande). Cet article répond aux deux objections que je viens de formuler en montrant comment les agents, prêteurs (les banques commerciales) et emprunteurs (les entrepreneurs) peuvent être rationnellement incités à s’engager dans un processus d’expansion monétaire alors même qu’ils ont conscience des conséquences que cela entrainera dans un futur proche. En substance, les auteurs considèrent que dans un système de banque à réserve fractionnaire, la monnaie est un bien commun : pour une banque, émettre de la monnaie ne comporte quasiment aucun risque et est même indispensable pour attirer de nouveaux clients. On est donc dans une situation de type dilemme du prisonnier où chaque banque est incitée à créer plus de monnaie qu’il ne serait souhaitable afin de ne pas perdre de clients, ce qui débouche sur la pire solution collective, à savoir une expansion monétaire excessive. Les entrepreneurs sont également dans une situation similaire : face à une offre de crédit importante, les entrepreneurs sont rationnellement incités à investir sous peine d’être distancés par leurs concurrents. Ces deux dilemmes du prisonnier expliquent pourquoi des agents rationnels alimentent consciemment l’expansion monétaire et le sur-investissement.

Les arguments proposés sont intéressants et originaux mais quelques problèmes subsistent. Concernant le comportement des banques, le papier a pour mérite de partir du fait que ce sont bien les banques commerciales qui sont créatrices de monnaie et que c’est donc sur leur comportement qu’il faut se focaliser (point souligné par Tyler Cowen). Le problème est que, si l’on considère comme les auteurs que la monnaie est un bien commun, cela veut dire que les banques sont en permanence dans une situation de type dilemme du prisonnier. Cela implique que la création monétaire devrait en permanence être excessive. Or, c’est un point qui reste à démontrer empiriquement. Il m’est d’avis que la situation de dilemme du prisonnier peut effectivement émerger mais n’est pas présente en permanence. Il faudrait alors expliquer les conditions nécessaires à l’émergence d’un tel contexte. Du côté des investisseurs, la solution des auteurs n’est pas satisfaisante. Les investisseurs ne prennent pas seulement en compte le niveau du taux d’intérêt présent pour prendre leur décision d’investissement. Ici, on est plus dans la configuration d’un dilemme du prisonnier répété où les entrepreneurs anticipent les interactions futures. Si les entrepreneurs anticipent la période de contraction, alors il est dans leur intérêt de ne pas investir, ce raisonnement étant connaissance commune. A cela s’ajoute le fait que la décision d’investissement dépend également des anticipations concernant les débouchés. Une baisse des taux d’intérêt n’est ni nécessaire ni suffisante pour expliquer les décisions d’investissement, y compris lorsqu’elles sont excessives.

Alors, l’ABCT est-elle pertinente pour expliquer la crise actuelle ?

Il y a incontestablement des éléments dans la crise actuelle qui paraissent pouvoir être expliqués par l’ABCT. La politique monétaire à bas taux a favorisé (avec d’autres éléments) le développement des crédits immobiliers subprimes d’où est partie la crise financière. Mais, à bien y regarder, l’ABCT n’explique pas grand chose d’autre. Déjà, elle n’explique pas pourquoi les banques ont consenti des crédits si risqués. Il y a bien des facteurs institutionnels qui peuvent expliquer cela (le community reinvestment act notamment). Mais, fondamentalement, l’erreur initiale commise par les banques, qui a entrainé l’expansion monétaire, n’est pas expliquée par la version « classique » de l’ABCT. L’idée de l’existence d’un dilemme du prisonnier incitant les banques à accorder des prêts risqués n’est guère convaincante non plus. La vérité, c’est que manifestement les banques ont mal évalué les risques, tout du moins dans un premier temps. C’est bien dans la relation de marché entre les banques et leurs clients qu’un problème est initialement survenu. Cela ne correspond pas au scénario décrit par l’ABCT. Le reste de la crise, de la dissémination des crédits subprime via la titrisation jusqu’à la propagation systémique de la crise est encore moins expliqué par l’ABCT.

L’ABCT fait porter la responsabilité des cycles économiques sur la défaillance des gouvernements et de leur politique monétaire. Manifestement, la crise financière actuelle est surtout le résultat d’une série de défaillances du marché, des banques qui ont mal évalué les risques jusqu’aux établissements financiers qui a leur tout ont pris, parce qu’ils y étaient incité ou parce qu’ils étaient mal informés, des risques inconsidérés. Il est possible que la politique monétaire ait joué un rôle dans l’amorçage de la crise. Mais cette politique ne se serait pas avérée aussi nuisible si d’autres défaillances de marché n’avaient pas existées.

L’ABCT ne fournit donc qu’une explication très partielle à la crise actuelle, comme à toute les crises économiques d’ailleurs. Cela n’est d’ailleurs pas un problème : l’ABCT, comme toute les théories, est un instrument permettant de mieux comprendre la réalité. Une théorie n’est jamais vrai ou fausse en elle-même, mais plus ou moins pertinente selon le contexte. Contrairement à ce que pense Krugman, il me semble que l’ABCT est valide dans le sens où elle est cohérente sur le plan interne. Maintenant, elle est largement partielle et les arguments évoqués plus haut portent à croire que l’emphase qu’elle met sur la reponsabilité de la politique monétaire est largement exagérée.   

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12 Commentaires

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12 réponses à “Une (modeste) critique de la théorie autrichienne du cycle

  1. Intéressant et très bien documenté. J’achète du CH. 😉

    J’ai pas le temps de lire toutes ces références mais j’ai l’impression que cette théorie est ancienne et ne prend pas assez en compte la création monétaire ex-nihilo des banques privées et la sortie des USA de l’étalon-or en 1971.

    Je ne vois pas le problème si l’expansion monétaire correspond à un accroissement d’échange de richesses réelles (matérielles et immatérielles). Cet accroissement monétaire ne nécessite pas forcement un accroissement des richesses mais doit avoir une estimation prudente des garanties réelles d’autant plus que l’effet de levier des banques privées sera élevé. La bulle immobilière a poussé à la faute (surévaluation de la valeur) plus facilement les banques US et UK compte tenu de leur système de prêt hypothécaire.

    Une analyse par Jacques Sapir, économiste et directeur d’études à l’EHESS
    Le monde qui vientPar Jacques Sapir

  2. Jacques D.

    Merci beaucoup pour cet article.

    Par contre, je ne comprends pas cette phrase : « Une économie qui épargne plus croît plus vite et celle qui épargne moins connaîtra une croissance moindre. »

    A mon sens, un pays composé « exclusiment » d’epargnants ne croit pas du tout ou bien me trompé-je?

    Je sais bien que Investissement = Epargne mais, dans ce cas, une hausse du taux d’interet, en favorisant l’epargne, favoriserait du meme coup l’investissement… Ce qui me parait contradictoire.

    Non non, ne vous tapez pas la tete contre les murs : c’est juste que je suis une bille en eco!

  3. Gu Si Fang

    Joli billet !

    C’est pas évident de résumer l’ABCT en quelques paragraphes. J’essaie quand même, avec une présentation qui diffère un peu de la vôtre :

    1) L’ABCT est une théorie macroéconomique qui repose sur des postulats microéconomiques très classiques :
    – Les prix sont des signaux qui permettent aux entrepreneurs de connaître les préférences des consommateurs (sous une forme très agrégée).
    – La production prend du temps, car c’est une succession d’étapes spécialisées. Par exemple dans l’acier : recherche de gisements, extraction du minerai, fonderie, transport, usinage, assemblage, distribution.
    – La meilleure façon de décrire le taux d’intérêt est de dire que c’est le prix du temps. Il agrège les préférences de toute la société entre présent et futur.
    – Une distorsion des prix se traduit par de la pénurie ou de la surproduction dans un secteur. De même, une distorsion des taux se traduit par un excès ou un manque d’investissements dans certaines étapes de la production.

    2) La CAUSE qui est étudiée dans l’ABCT est la création monétaire. Les détails de la théorie dépendent donc du cadre institutionnel. Aujourd’hui, la création monétaire est principalement faite par les établissements de crédit (donc monnaie endogène, oui). Mais la banque centrale joue un rôle… central 😉 En effet, dans un régime de banques à réserves fractionnaires, la création de monnaie par les établissements de crédit est limitée – entre autres – par le volume de leurs fonds propres et par le degré de confiance des clients. Or la banque centrale assouplit nettement ces deux contraintes et permet aux banques d’augmenter leur création monétaire puisque :
    – elle agit directement sur les réserves des banques,
    – elle est prêteur en dernier ressort pour les banques au cas où elles prendraient trop de risque,
    – elle est garante des dépôts pour les déposants ce qui limite les paniques (en pratique c’est une institution distincte mais je simplifie car le résultat est pratiquement une équivalente entre les dépôts et la monnaie de réserve).

    3) La méthodologie de l’ABCT ne consiste pas à construire un modèle macro ou micro, mais à étudier des liens de cause à effet. En l’occurrene, il s’agit d’examiner les CONSEQUENCES de la création monétaire. En toute rigueur, le problème ne devrait donc pas être « Qu’est-ce qui a causé la crise ? » mais plutôt « Qu’est-ce qui se passe lorsque la Fed baisse ses taux ? ». Comme la monnaie est créée en certains points de l’économie, certains acteurs dépensent cette monnaie en premier, avant que ses effets inflationnistes aient fait monter les prix. Les derniers à recevoir la monnaie sont au contraire pénalisés car l’inflation diminue leur pouvoir d’achat. Cette effet redistributif complexe est connu sous le nom d’effet CANTILLON. Il se distingue de l’effet plus classique de l’inflation, qui enrichit les débiteurs au détriment des créanciers.

    4) La spécificité de l’ABCT est de tenir compte du fait que tous les prix ne montent pas simultanément. Comme les prix relatifs sont modifiés, on a vu que cela entraînait des changements dans l’allocation des ressources et dans la coordination temporelle des étapes de production. Certaines étapes des chaînes de production deviennent sur- ou sous-dimensionnées par rapport aux étapes amont et aval. Tous les acteurs recevant les mêmes signaux prix erronés, leurs erreurs de calcul microéconomiques ont tendance à être « alignées ». Ceci se traduit par des erreurs GROUPEES qui ont un impact macroéconomique, contrairement à des erreurs individuelles aléatoires.

    5) Une illustration simple de ces erreurs est donnée par la comptabilité des entreprises. Lorsqu’il n’y a pas inflation, l’amortissement linétaire d’une machine permet à l’entreprise de provisionner des ressources suffisantes pour renouveler son capital au fur et à mesure de son usure. Mais en période d’inflation, les prix ont monté à la fin de la période d’amortissement. L’entreprise se rend alors compte qu’elle n’a pas provisionné assez pour renouveler sa machine. Elle a temporairement surestimé son résultat en consommant son capital. C’est le risque majeur du cycle autrichien : un niveau d’épargne insuffisant qui se traduit par une baisse du stock de capital de l’économie. Pour satisfaire leurs préférences temporelles, les individus auraient du épargner plus. A la phase de création monétaire du « boom » succède donc une phase de « bust » où la monnaie est détruite par le credit crunch, les acteurs consomment moins et se mettent à épargner pour reconstituer le stock de capital, les erreurs de prix sont corrigées, et la production se réaligne sur les préférences des consommateurs.

    6) Les recommandations découlant de cette analyse
    Une politique monétaire visant à limiter la création monétaire pour éviter le boom :
    – de préférence, supprimer la banque centrale (et pour certains, interdire la banque à réserves fractionnaires),
    – à défaut, revenir à un étalon-or,
    – abolir la garantie des dépôts,
    – abolir le prêteur en dernier ressort.
    Un strict laissez-faire pendant le bust :
    – surtout pas de « relance » par de la création monétaire, au risque d’aggraver la distorsion des taux !
    – ne surtout pas essayer de stimuler l’économie ni de soutenir tel ou tel secteur, ni de contrôler les prix, au risque d’aggraver les distorsions dans l’économie,
    – laisser les banques insolvables faire faillite et être rachetées ou liquidées,
    – se souvenir que la déflation n’est pas une catastrophe.

    Moyennant quoi la convalescence n’a aucune raison d’être longue. Dans une économie riche et pas trop mal portante comme les nôtres, on peut imaginer que tout soit derrière nous en deux ans. Mais avec des banques centrales et des chefs d’Etats activistes, c’est une autre affaire. Les économistes autrichiens considèrent que le krach de 1929 n’avait aucune raison de se transformer en Grande Dépression. Selon eux, le problème n’était pas non plus la déflation des années 30, mais les mesures de Hoover et plus tard Roosevelt.

    Remarques :

    La logique de l’ABCT est d’étudier les conséquences de la création monétaire. La création monétaire a été importante depuis la fin de Bretton Woods, et a été particulièrement rapide après le 11/9/2001. Mais cela n’exclut pas qu’il puisse y avoir d’autres facteurs. Si l’on prend l’économie américaine, par exemple, Fannie Mae et Freddie Mac ont joué un rôle significatif dans l’(hyper)croissance des subprimes, EN PLUS du phénomène purement monétaire. Il ne s’agit donc pas de défendre l’ABCT contre telle ou telle autre explication (à condition qu’elle tienne la route).

    Un autre aspect de l’ABCT est que sa méthode consiste à étudier des liens de cause à effet. Ce n’est pas pour autant un « théorème » irréfutable. Mais l’explication qui est donnée est nettement plus solide que les explications psychologiques que l’on entend si souvent. L’avidité des banquiers, par exemple, est typiquement une explication psychologique qui n’a aucune valeur explicative, comme s’il y avait eu une soudaine « épidémie d’avidité » dans la finance ces dernières années…

    Objections :

    Vous avez cité les objections les plus fréquentes : anticipations rationnelles, confusion entre surinvestissement et malinvestissement. On peut aussi objecter que la création monétaire pourrait, en théorie, se traduire par des anticipations d’inflation et une HAUSSE des taux (au lieu de la baisse supposée de l’ABCT). Les études empiriques confirment plutôt la baisse. Il y a bien sûr la théorie de Minsky, selon qui les bulles spéculative n’ont pas besoin de stimulation monétaire pour apparaître. La méthodologie autrichienne fait aussi l’objet de critiques, etc. Globalement, ce serait une bonne nouvelle s’il y avait plus de critiques de qualité sur l’ABCT (pas comme celle de Krugman…). Cela ouvrirait la voie à de nouveaux développements, et peut-être à son incorporation dans les théories mainstream du cycle.

    Si vous trouvez que tout ça est bien compliqué, bienvenue au club 😉 C’est sans doute un gros défaut de l’ABCT, qui se prête mal à une explication à la télé. Une manière de la résumer en une phrase pourrait être : « Touche pas aux prix, Heidi ! Touche pas aux taux, Otto ! »

  4. Merci Gu Si Fang pour ces explications sérieuses.
    Si je me rappelle le 1er diaporama de Garrison publié il y a 5 ans, il montre le triangle de Hayek. Quand le taux est manipulé à la baisse, le triangle s’allonge. Du coup, les industries de 1ère nécessité comme celles des matières premières se trouvent favorisées au dépens des industries les plus complexes comme la haute technologie. A partir de 2001, on remarque que le secteur des matières premières a flambé alors que le secteur de la technologie a eu une performance médiocre.
    Les taux trop bas de la Fed ont été discutés dans maintes recherches économiques destinées aux salles de marché. Dès 2004, on se demandait si cette politique était vraiment inflationniste. Or nous étions bien entrés dans un cycle de hausse sensible du CPI de telle sorte que le pouvoir d’achat de la masse monétaire M3 devait baisser. C’est un modèle que j’ai utilisé pour prévoir fin 2005, un « gros problème » à venir, alors qu’inversement, à partir de 1994, on était entré dans un cycle où le pouvoir d’achat de la masse monétaire M3 pouvait croître. A partir de 2003, il y a eu des phénomènes irréguliers dans les marchés. En Juillet 2003, il y a eu le krach obligataire à la suite duquel les taux courts montaient alors que les taux longs descendaient. C’était le « conundrum » pourtant explicable du point de vue de l’analyse technique mais totalement aberrant, et donc signalant un désordre sur la partie éloignée de la courbe en incluant les obligations à risque. Ce conundrum laissait facilement prévoir l’inversion de la courbe, toujours fatale aux secteurs les plus spéculatifs. Après 2004, il était anormal que l’Euro et l’Or continuent de grimper, on devait donc emprunter trop de dollars pour acheter des obligations risquées ou acheter des devises plus rémunératrices, comme si le dollar devait perpétuellement baisser. Certes, les taux très bas de la Fed jusqu’à 2004 avaient affaibli le Dollar, mais ils auraient du le renchérir après la mi-2005. La baisse ultérieure du Dollar devait donc signaler que l’on empruntait à tort trop de dollars. Il me semble donc que si la Fed a enclenché la première grande phase de la baisse du dollar, incitant les opérateurs à emprunter le dollar excessivement, ceux-ci ont très mal estimé les conséquences du conundrum et la hausse anormale de l’Euro et de l’Or post 2004. On observe récemment que l’Or et l’Euro ont dévalé à une vitesse et amplitude jamais vues depuis 1980 pour l’Or et depuis la crise monétaire de Septembre 1992. Par ailleurs certains opérateurs avaient financé leurs paris contre le dollar en empruntant en Yen, et là on a vu un crash abominable de l’EuroYen. Dans la chaine causale, il ya des gens qui prennent des décisions. Les acteurs ont pris les mauvaises décisions en dépit des alertes données par certains instruments financiers, et ça, je ne crois pas qu’on puisse l’attribuer à la politique « laxiste » de la Fed.
    Cela dit, les analyses de Garrison et de Mueller me semblent pertinentes. Le taux d’intérêt devrait toujours refléter la réalité économique y compris celle de Wall Street. L’accumulation d’obligations à risque doit faire monter le taux de base, et quand celui-ci monte trop conséquemment à l’anticipation d’inflation et à l’augmentation du risque dans certains secteurs de la courbe, les émissions d’obligations risquées deviennent prohibitives. Pas besoin d’étalon-or pour y arriver. Il suffirait que le taux de base soit librement transigé comme l’est le libor.

  5. Article très intéressant 🙂

    « En d’autres termes, à partir du moment où les agents anticipent correctement le futur, il n’est plus possible de considérer qu’ils seront systématiquement trompés par l’expansion monétaire. »
    « Un comportement raisonnable doit normalement limiter la propension au malinvestissement. »

    On peut parfaitement mal-investir en toute rationalité, en sachant très bien le mal que ça fait, du moment qu’on se retire du marché au bon moment. Les gens qui ont vendu au pic de la bulle internet étaient bien gagnants.

    De manière générale, on ne règle pas un problème systémique par l’anticipation, et les mesures prises pour contrebalancer les problèmes induits ne font rien de plus que modifier ces problèmes.

    « Cela implique que la création monétaire devrait en permanence être excessive. Or, c’est un point qui reste à démontrer empiriquement. »

    Pas tant que ça: les cycles continuent encore aujourd’hui, l’inflation persiste même quand elle est faible (au lieu d’être nulle) partout dans le monde, et les politiciens des états européens endettés pestent avec une belle unanimité contre la politique de la BCE. Tous ces signes vont dans le sens d’une création monétaire systémiquement excessive.

    « Ici, on est plus dans la configuration d’un dilemme du prisonnier répété où les entrepreneurs anticipent les interactions futures. Si les entrepreneurs anticipent la période de contraction, alors il est dans leur intérêt de ne pas investir, ce raisonnement étant connaissance commune. »

    Il me semblait au contraire que dans un dilemme du prisonnier répété avec une fin prévue, les joueurs suivent un comportement intéressé au lieu de coopérer. L’anticipation joue dans les deux sens: on sait qu’il y aura punition en cas de trahison, mais on sait aussi qu’il y aura trahison à la dernière étape, donc il y aura trahison à l’étape précédant la dernière, donc il y aura trahison à l’étape encore avant, etc. Ça correspond donc bien à l’ABCT. J’ai personnellement vécu une situation strictement de ce type, avec une trentaine

    « Mais, fondamentalement, l’erreur initiale commise par les banques, qui a entrainé l’expansion monétaire, n’est pas expliquée par la version “classique” de l’ABCT. »

    Oui, l’erreur fondamentale, elle, n’est pas vraiment du type « dilemme du prisonnier » sur l’utilisation ou pas d’un excès de liquidité, mais plutôt un genre d’aléa moral du type « tragédie des communs »: Fannie et Freddie, avec d’un côté leur garantie collective via l’état, et de l’autre côté la volonté (d’origine politique !) de s’engager dans le rachat de crédits hypothécaires en masse (la valeur cumulée de leurs crédits hypothécaires a PLUS QUE DOUBLE entre 2000 et 2007, passant de 4,8 à 10,5 trillions de dollars), ont fourni une opportunité de profit aux banquiers.

    Ceux qui étaient familiers avec l’ABCT savaient que cette opportunité aurait une fin, mais même en anticipant ce terme, ils étaient poussé à participer par l’existence de participants ignorant ce terme. Ces derniers (banquiers, brokers mais aussi clients et acheteurs) faisaient une erreur de raisonnement, soit parce qu’ils comptaient se retirer à temps du marché, soit par simple ignorance, mais ils la commettaient tout de même, ce qui a entraîné du même coup tous les autres acteurs du marché du crédit dans la boucle.

    En conclusion, oui, l’ABCT n’explique pas la totalité de la crise, pas plus que Ludwig von Mises ne faisaient porter la responsabilité de la crise de 1929 sur la seule expansion monétaire et du crédit. Mais elle en explique bien une partie, non ?

  6. « L’accumulation d’obligations à risque doit faire monter le taux de base, et quand celui-ci monte trop conséquemment à l’anticipation d’inflation et à l’augmentation du risque dans certains secteurs de la courbe, les émissions d’obligations risquées deviennent prohibitives. Pas besoin d’étalon-or pour y arriver. Il suffirait que le taux de base soit librement transigé comme l’est le libor. »

    Effectivement, il n’est pas nécessaire d’avoir un étalon-or, mais comme l’évaluation des fonds propres se fait sur la base des prix du marché pour les assets détenus, est-ce que ça ne reviendrait pas à un étalon (ou plusieurs) d’une forme ou d’une autre ? Difficile de se débarrasser de la réalité même à travers plusieurs niveaux d’abstraction financière 😉

  7. C.H.

    Merci à tous pour vos commentaires très intéressants. J’essaye d’y répondre un peu plus tard quand j’aurais un peu plus de temps !

  8. alex

    Une question : l’un des points-clef ici est la capacité -ou la non capacité – des banques centrales à influer sur le coût du refinancement des banques. Sous quelles conditions le taux de refinancement le la banque centrale parvient-il à avoir une influence sur le libor, le taux principal du marché interbancaire ?
    Plus généralement, merci pour votre blog

  9. « Sous quelles conditions le taux de refinancement le la banque centrale parvient-il à avoir une influence sur le libor, le taux principal du marché interbancaire ? »

    Il me semble qu’un banquier ayant besoin de liquidités pouvant choisir entre se « servir » à la banque centrale ou auprès des autres banques, le taux de la banque centrale vient « plafonner » le taux de refinancement dans la mesure de sa velléité à émettre de la monnaie. En gros, chaque fois que le Libor est au-dessus du taux central, c’est la banque centrale qui fournit, et réciproquement. Evidemment il y a un effet de majoration du taux interbancaire à cause de l’incertitude de solvabilité.

    Cela voudrait dire que le taux central ne devrait idéalement jamais être si bas par rapport au taux interbancaire que tout le marché se fournisse en liquidités auprès de la banque centrale au lieu du marché interbancaire ? L’apport de liquidités de la banque centrale ne devrait idéalement jamais excéder une certaine quantité correspondant au « déficit de confiance » dans la solvabilité des acteurs du marché ?

    Si c’est le cas, c’est très grave, car la confiance en question dépend de l’échange d’information que véhicule les transactions interbancaires, et donc le système n’est pas stable: il y a une instabilité dynamique qui pousse tout le marché vers la banque centrale en cas de défaillance de la confiance, qui se renforce elle-même (tarissement de l’information nécessaire à la confiance interbancaire avec l’arrêt des transactions + arrêt de ces transactions à cause du déficit de confiance) ne peut être enrayée qu’en arrêtant brutalement la machine (le « déficit de confiance » est transformé en surcoût du crédit interbancaire, les prévisions économiques sont revues, et si la situation est grave certains participants font faillite). En plus la banque centrale n’a pas accès à l’information nécessaire: impossible de déterminer mieux que les banques si un manque de confiance entre ces deux banques est exagéré ou pas.

    Ce serait une défaillance systémique ? Quelqu’un a des réponses ?

  10. Gu Si Fang

    Excellent billet de Steve Waldman qui commente une discussion entre Kruman et Cowen sur la « relance de la consommation ».

    http://interfluidity.powerblogs.com/posts/1225607671.shtml

  11. Pingback: Entretien avec le professeur Pascal Salin, septembre 2013 | Institut Coppet

  12. @l’auteur

    Je voulais vous référer à l’article suivant, qui apporte une nuance à l’affirmation voulant que la masse monétaire est endogène. C’est effectivement le cas depuis 2008, mais ça ne l’était pas auparavant. Mes explications proviennent essentiellement d’un papier publié par la NY Fed.

    http://minarchiste.wordpress.com/2013/09/27/le-fonctionnement-de-la-fed-depuis-la-crise/

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