De la rationalité du vote, épisode 2324

Elections présidentielles américaines oblige, la blogosphère économique aux Etats-Unis ressort une question que seuls les économistes peuvent se poser : est-il rationnel de voter ? On connaît la réponse Econ 101 : non ! L’explication bien connue est la suivante : étant donné que voter est couteux (dans certains états américains, il faut faire une queue de plusieurs heures pour voter) et que la probabilité que le vote d’un agent soit décisif (i.e. modifie le résultat de l’élection) est extrêmement infime, un agent rationnel n’ira pas voter. Plus exactement, il y a un équilibre en stratégie mixte où la probabilité d’aller voter dépend des gains liés au fait de faire pencher l’élection en faveur de son candidat. Quoiqu’il en soit, à l’équilibre, très peu d’agents doivent aller voter. A ce sujet, Steven Levitt considère que « one good indicator of a person who’s not so smart is if they vote  in a presidential election because they think their vote mightactually decide which candidate wins« . Pas très sympathique.

Vu que le taux de participation aux élections est typiquement bien supérieur à celui correspondant à l’équilibre en stratégie mixte associés aux hypothèses selon lesquelles les agents sont rationnels et ne prennent en compte que les coût et gains monétaires, est-ce à dire que nous sommes tous stupides ? La réponse est bien entendu négative, et du reste très peu d’économistes prétendent le contraire. Déjà, on peut trouver certains économistes qui considèrent que la théorie économique la plus basique est correcte, si on laisse le temps aux agents d’apprendre. Dans son dernier ouvrage dont j’ai déjà parlé plusieurs fois, David Levine rend ainsi compte d’une expérience qu’il a mené avec Thomas Palfrey. Selon Levine, si l’on donne aux agents la possibilité de répéter l’expérience, les taux de participation tendent à converger vers l’équilibre de Nash en fonction des probabilités qu’un vote soit décisif et du rapport entre coût du vote et gains espérés en cas de « victoire » à l’élection. Résultat intéressant s’il en est, le seul problème étant qu’il n’explique en rien pourquoi les agents votent dans de vraies élections. D’ailleurs, étant donné la nature même d’une élection et du fait de voter, on peut douter qu’il soit possible de tirer des résultats réellement intéressants d’expériences en laboratoire où tout le contexte « civique » est de facto neutralisé.

Sur la blogosphère anglo-saxonne, Chris Dillow, Rajiv Sethi et Randy Waldman apportent chacun des éléments  intéressants. Dillow suggère une explication que j’avais d’ailleurs déjà proposé l’année dernière en termes de théorie de la décision évidentielle : en gros, les agents agissent en supposant que leur choix a une influence causale sur la détermination de l’état du monde, à savoir les choix des autres agents. Cela correspond au raisonnement « si tout le monde faisait la même chose… ». Le problème de cette explication est qu’elle repose sur un raisonnement fallacieux puisqu’il n’y a pas de lien causal entre ma décision d’aller voter et la décision d’un autre électeur potentiel (sauf éventuellement avec ceux avec qui j’interagis directement et régulièrement). Mais on peut modifier le raisonnement pour lui donner une connotation morale : peut-être les agents appliquent-ils une forme d’utilitarisme de règle. L’utilitarisme de règle indique que les agents doivent adopter et suivre le code moral ou l’ensemble de règles qui maximise l’utilité sociale (collective). Soit deux codes A et B ; un agent utilitariste doit suivre le code qui maximise l’utilité sociale en supposant que tout le monde fait de même (plus exactement, en supposant que tous les autres utilitaristes font de même, et que les non-utilitaristes maximisent leur utilité en sachant quelle stratégie les utilitaristes font adopter). Dans ce cas, on aura typiquement des taux de participation plus élevés (voir ce papier d’Harsanyi qui discute une série d’exemples sur la participation aux élections). Dire que les électeurs votent parce qu’ils sont des utilitaristes de règle revient au même que de dire qu’ils suivent des préférences morales qu’il faut distinguer de leurs préférences subjectives (qui peuvent être égoïstes ou altruistes). Dans le cadre des élections, les agents ne maximisent pas leur fonction d’utilité individuelle U déterminée par leurs préférences individuelles, mais une fonction d’utilité sociale W déterminée par leurs préférences morales.

Partant de là, on peut imaginer d’autres variantes intéressantes. Rajiv Sethi suggère par exemple une explication en termes d’identité sociale et de coalitions, explication qui a l’intérêt pourquoi les agents peuvent voter de manière stratégique (i.e. pas pour le candidat qui arrive premier dans leur pré-ordre de préférences). Si l’on considère que les électeurs ne sont pas seulement intéressés par l’identité du vainqueur mais aussi par l’écart, le fait de ne pas avoir voté peut générer un phénomène de regret. Si je m’identifie à un groupe ou à une coalition, que si cette coalition avait permis sinon de changer le résultat de l’élection, mais de réduire l’écart (ou de l’accroître), je peux regretter de ne pas avoir pris part à la coalition. Comme le note Sethi, ce type de préférence n’a absolument rien d’irrationnel.

Il y a bien entendu de nombreuses autres explications au fait que des agents rationnels aillent voter. Aucune de ces explications ne pose de difficulté du point de vue de la théorie économique, une fois que l’on comprend qu’il n’y a aucune raison de se contenter de l’hypothèse restrictive que les préférences des agents ne portent que sur les coûts et gains monétaires liés au fait de participer à une élection.

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2 réponses à “De la rationalité du vote, épisode 2324

  1. Un follow up a ce que vous ecrivez sur l’exageration de l’impact de ma decision individuelle sur la determination de l’etat du monde. Glen Whitman (http://agoraphilia.blogspot.com/2004/08/libertarian-case-against-non-voting.html) suggere que posseder des croyances objectivement fausses peut constituer une « evolutionarily weak strategy ». Et comme, l’analyse de Pete Leeson le montre, posseder des croyances objectivement fausses n’a rien d’irrationnel.

  2. Pingback: interfluidity » Why vote?

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