Choisir sous voile d’ignorance : Rawls versus la théorie de la décision (1/3)

Billet en trois parties. La deuxième et troisième parties seront publiées respectivement demain et après-demain.

John Rawls est principalement connu pour son ouvrage A Theory of Justice qui, comme son nom l’indique, élabore une théorie de la justice. L’ouvrage de Rawls a été très discuté dès sa parution, et continu encore aujourd’hui d’être l’objet de multiples débats, en philosophie mais aussi en économie. Dans cet ouvrage, Rawls défend une approche contractualiste, kantienne et égalitariste de la justice. Il y mobilise plusieurs concepts clés tous susceptibles d’être débattus. Dans ce billet, je vais me concentrer sur un point en particulier sur lequel repose toute la théorie de la justice de Rawls : le critère de décision sous voile d’ignorance, à partir duquel Rawls dérive son fameux principe de différence.

Rawls est, avec John Harsanyi, l’inventeur du concept de voile d’ignorance (expression d’Harsanyi, Rawls parlant plutôt de position originelle). Les deux auteurs ont indépendamment inventé pendant les années 1950 ce concept afin de déduire des principes de justice susceptibles d’être acceptés par les membres d’une société. Le voile d’ignorance est une situation fictive dans laquelle les individus doivent définir les principes et les institutions devant réguler le fonctionnement de la société dans laquelle ils seront appelés à vivre. En tant qu’outil conceptuel, le voile d’ignorance doit permettre au théoricien de déterminer quelle société serait choisie par des individus impartiaux. Pour cela, les individus placés sous voile d’ignorance sont dépourvus de toute identité sociale : non seulement ils ne connaissent pas leur future position dans la société, mais en plus ils ignorent jusqu’à leur propre préférences, y compris pour tout ce qui touche les aspects moraux. Les individus, sous voile d’ignorance, sont donc placés sur un parfait pied d’égalité, ce qui laisse supposer qu’ils s’accorderont tous sur les principes et les institutions devant être adoptés (c’est ce que suppose Rawls et, comme je l’ai montré ailleurs, c’est aussi ce que pense Harsanyi). La question cruciale est dès lors la suivante : quel choix sera fait par des individus placés sous voile d’ignorance ? Plus précisément, à quel(s) critère(s) satisfera la société (définit par ses institutions et ses principes constitutifs) choisit par les individus ?

La majeure partie de l’ouvrage de Rawls est consacrée à fournir une réponse à cette question et à y apporter plusieurs arguments. On sait que Rawls aboutit à une réponse prenant la forme de deux principes ordonné sur un plan lexicographique :

1) Chaque membre de la société est détenteur du même socle de droits et de libertés basiques compatibles, socle dans lequel on trouve notamment un certain nombre de libertés politiques constitutives d’une société démocratique et constitutionnelle.

2)  Les inégalités économiques et sociales doivent satisfaire à deux conditions : d’abord, elles doivent être attachées à des positions et des situations ouvertes à tous les membres de la société dans des conditions d’égalité d’opportunité ; ensuite, elles doivent être telles qu’elles bénéficient essentiellement aux individus les plus désavantagés.

Le passage en gras, qui correspond à la seconde condition du second principe, est le principe de différence. Ce principe indique que les inégalités ne sont justes que si elles permettent d’améliorer le sort des moins bien lotis. Clairement, c’est ce principe qui est le plus susceptible d’être discuté sur un plan philosophique. Mais il est intéressant aussi de voir que Rawls le déduit par un argument « technique » lui-même très discutable.

L’argument technique en question est le critère du maximin, critère à partir duquel il est raisonnable de penser que des individus sous voile d’ignorance prendront leur décision*. Par maximin, on entend « maximiser le gain minimal ». Autrement dit, dans un contexte d’incertitude concernant la réalisation des différents états du monde (ici, quelle position sociale l’individu occupera dans la société adoptée) ce critère recommande de choisir l’option (la société) garantissant le gain minimal le plus élevé, c’est à dire la société où la situation des moins bien lotis est la meilleure. Formellement, si on note yi le bien-être (peu importe la manière dont celui-ci est mesuré) de l’individu i dans la société y ε Y, avec i ε (1, …, n) et Y l’ensemble des sociétés (définies par leurs principes généraux et leurs institutions) à partir duquel le choix s’opère, la règle du maximin s’écrit :

maxy min (y1, …, yn)

On peut proposer une simple illustration : supposons une population composée de trois individus et où chaque membre est placé sous voile d’ignorance. Chaque individu se voit proposé le même choix entre trois sociétés (A, B et C) dans lesquelles il y a à chaque fois trois positions sociales (1, 2 et 3) qui apporte un gain différent. Comme les individus sont sous voile d’ignorance, ils ne savent pas quelle position sociale ils occuperont dans la société choisie. Supposons la configuration suivante :

Société/position

1

2

3

Total

A

6

6

8

20

B

2

11

22

35

C

7

7

16

30

Avant de commenter le tableau, il faut noter qu’une telle présentation n’a de sens que si les gains ou le bien-être des différents membres de la population sont d’une manière ou d’une autre comparables. Cela suppose soit que l’on soit en mesure de faire des comparaisons interpersonnelles d’utilité, ou bien, à l’instar de Rawls, que le bien-être peut être mesuré à partir d’un indicateur objectif, tel que la quantité de « biens premiers » possédés par les individus. Je fais l’hypothèse pour l’instant que cela ne pose pas de problème. Regardons maintenant comment un individu placé sous voile d’ignorance et utilisant le critère du maximin va choisir (sachant qu’en théorie tous les membres de la population doivent faire le même choix). Si l’on compare la société A à la société B, on voit que la première est radicalement « égalitaire » par rapport à la seconde, mais que la société B est beaucoup mieux dotée. Le gain minimum dans la société A est 6, tandis que dans la société B il est de 2, par conséquent c’est la société A qui maximise le gain minimum et qui sera choisie. Toutefois, si l’on introduit la société C, ce n’est plus vrai. La société C est « relativement inégalitaire », si on la compare avec la société A. On voit aussi qu’elle est légèrement moins bien dotée que la société B. Malgré tout, il est aisé de voir que c’est elle que les individus choisiront sous voile d’ignorance puisque c’est elle qui garantit le gain minimum le plus élevé (7 en l’occurrence). On a ici une très belle illustration du principe de différence de Rawls : les inégalités dans la société C sont « justes » car elles bénéficient aux moins bien lotis.

Néanmoins, quelle est la légitimité du critère du maximin ? En quoi se critère est-il plus « moral » qu’un autre ? Est-ce vraiment le critère qu’utiliseraient des individus placés sous voile d’ignorance ?

On trouvera des réponses à ces questions dans la deuxième partie de ce billet…

Notes :

* A noter qu’il y a ici une subtilité car Rawls s’emploie à montrer que le critère du maximin est raisonnable pour définir des principes de justice, mais pas vraiment que le critère du maximin est celui qu’utiliseraient des individus en situation d’incertitude. La question est de savoir si l’on peut faire cette distinction dans un cadre d’analyse basé sur la position originelle. Je reviens brièvement sur ce point plus bas.

6 Commentaires

Classé dans Non classé

6 réponses à “Choisir sous voile d’ignorance : Rawls versus la théorie de la décision (1/3)

  1. Pingback: Choisir sous voile d’ignorance : Rawls versus la théorie de la décision (1/3) | Philosophie en France | Scoop.it

  2. Ce principe du maximin me fait un peu penser à ce principe libéral qui énonce qu’un échange est légitime lorsqu’il est mutuellement avantageux pour les deux parties a priori. C’est comme si Rawls avait pris la théorie du contrat libéral, l’avait placé derrière le voile d’ignorance et étendu à un ensemble d’individus.
    Je me fais aussi cette remarque : Rawls veut mesurer le bien-être en une valeur absolue, la quantité de « biens premiers ». Cela me semble peut psychologique. En effet, une fois les besoins vitaux satisfaits, la question du bien être n’est pas lié pour tous à la quantité de biens possédés, et, pour ceux qui s’attachent pour ceux qui définissent leur bien être par leurs possession, il me semble qu’on peut dire que le bien être n’est pas une résultante directe de la quantité possédée, mais du rapport de celle-ci relativement aux quantités possédées par les autres. On voit donc ici que pour ceux qui s’attachent à leur possession, c’est souvent bien plus le marqueur de la réussite sociale qui est désiré que les biens eux-mêmes. De cela, il résulte qu’on peut très bien avoir une société qui maximise le gain minimum en produisant une écart considérable en le gain minimum et le gain maximum et que cet écart sera lui-même la cause de frustration et du manque de bien être de beaucoup de ces membres qui y ressentiraient un très fort sentiment d’injustice.

  3. Pingback: Lectures | ECE LMA

  4. Pilou

    J’utilise le maximin en matière de jeux de hasard : je ne joue pas !
    Mon gain est au moins de 0, ceux qui jouent pouvant (souvent) perdre leur mise.
    Mais ce n’est pas le choix général …

  5. Pingback: Est-ce que l’impôt et la redistribution sont moralement justifiables? La vision de John Rawls. | Le Minarchiste

  6. Pingback: L’impôt et la redistribution sont-ils moralement justifiables ? La vision de John Rawls. | Contrepoints

Laisser un commentaire