Coopération, confiance et réciprocité (1/2)

C.H.

Alexandre Delaigue a récemment posé sur le blog Econoclaste une des questions fondamentales pour l’ensemble des sciences sociales : d’où vient la confiance ? Comment expliquer que des personnes parfois situées à l’autre bout du monde respectent les termes d’un contrat que j’ai passé avec eux alors qu’ils auraient semble-t-il un intérêt direct à ne pas le suivre ? Surtout, comment expliquer que j’ai suffisamment confiance en ces personnes que je ne connais pourtant pour penser qu’elles respecteront le contrat ? Répondre à ces questions, c’est faire un grand pas dans la compréhension des sociétés développées dont le fonctionnement est largement fondé sur l’extension des échanges impersonnels au travers du marché.

Dans son billet, Alexandre cite notamment le très bon ouvrage de Paul Seabright, The Company of Strangers, dont la seconde édition vient d’être traduite en français. A noter que Seabright était l’invité hier de l’émission « Du grain à moudre » que l’on peut réécouter ici. Le livre de Seabright essaye d’apporter une réponse « évolutionniste » (ou plus exactement, « naturaliste ») à cette question en mettant en avant les traits fondamentaux qui caractérisent Homo Sapiens. Il semblerait (n’ayant lu que la première édition, je ne peux le garantir) que la seconde édition comporte pas mal d’ajouts par rapport à la première, avec notamment un chapitre sur la récente crise financière. L’économiste Don Ross a récemment proposé une critique assez forte des ajouts effectués par Seabright, notamment en ce qui concerne son utilisation de certains résultats provenant de l’économie comportementale (notamment la thèse de Shiller et Akerlof sur les esprits animaux). Je voudrais ici développer la courte réponse que j’ai fait figurer sous le billet d’Alexandre, car si je pense que l’approche naturaliste de Seabright est la bonne pour répondre à ce genre de questions, je suis en désaccord relatif sur les détails.

Intuitivement, lorsque l’on se pose la question de la coopération et de son évolution, le réflexe est de regarder du côté de la biologie. Après tout, si l’Homme est une espèce coopérative, c’est qu’il doit bien y avoir un fondement génétique. C’est du reste en partie la thèse de Seabright. Les biologistes ont mis en avant plusieurs mécanismes par lesquels la coopération a pu évoluer. Martin Nowak en a précisément distingué 5 : la réciprocité directe (voir mes deux précédents billets sur la bulle tit-for-tat), la réciprocité indirecte, la sélection de parentèle, la réciprocité de réseau et la sélection de groupe. Je laisse de côté la réciprocité de réseau (network reciprocity) et la réciprocité directe, cette dernière parce que j’en ai discuté dans de précédents billets et que j’ai souligné ses limites, la première car elle est une forme particulière qui relève en partie de la réciprocité directe, en partie de la sélection de parentèle et en partie de la sélection de groupe (plus exactement, on peut mesurer la force de la réciprocité de réseau par un coefficient de corrélation qui est peu ou prou isomorphique au coefficient de corrélation génétique dans la règle d’Hamilton ou encore à la probabilité qu’une interaction se poursuive dans le cadre de la réciprocité directe ; voir le papier de Nowak mis en lien au dessus).

Même si une controverse a récemment remis ce consensus en cause, la communauté des biologistes s’accorde sur le fait que la sélection de parentèle (kin selection) a été le mécanisme majeur dans l’évolution de la coopération. L’idée de base a été proposé par William Hamilton et elle peut se comprendre facilement en adoptant l’approche dite du « gène égoïste » proposée par Dawkins. Prenez deux allèles A et B en concurrence sur un locus ; l’allèle B programme son porteur pour agir de manière purement égoïste, c’est-à-dire ne pas coopérer lorsque cela est couteux. A l’inverse l’allèle A conduit l’organisme qui le porte à se « sacrifier » pour son voisin en lui fournissant une aide qui augmente la valeur sélective (fitness) du voisin de b, tandis que cette aide fait diminuer la fitness de l’organisme altruiste de c. En toute logique, puisque l’allèle A fait diminuer la fitness de son porteur de c, la sélection naturelle devrait conduire à une disparition de l’allèle A au profit de l’allèle B. Cependant, lorsqu’un organisme porteur de l’allèle A apporte son aide à un autre organisme, il y a une certaine probabilité pour que cet organisme soit lui-même porteur de l’allèle A. En se sacrifiant, l’organisme diminue certes sa fitness de c mais augmente alors celle d’un autre porteur de l’allèle A de b. Si l’on note par r la probabilité que l’organisme qui est aidé soit porteur de l’allèle A, alors le comportement altruiste accroît la valeur sélective de l’allèle A si rb > c, ce qui correspond à la fameuse règle d’Hamilton où r s’interprète comme le coefficient de corrélation génétique. Par exemple, dans le cadre d’une espèce où la reproduction est sexuée, frère et sœur partagent 50% de leurs gènes par descendance, soit r = ½. Dans le cadre de la sélection de parentèle, les organismes sélectionnés sont ceux qui maximisent leur valeur sélective globale (inclusive fitness), c’est-à-dire leur fitness à laquelle on ajoute la fitness des autres organismes pondérées par le coefficient r.

Quel rôle la sélection de parentèle joue-t-elle pour la coopération dans les sociétés humaines ? Selon toute vraisemblance, elle est largement responsable de notre nature coopérative. Cependant, la sélection de parentèle n’explique que la coopération au sein du cercle familial. Or, l’énigme est précisément d’expliquer la coopération avec des individus avec lesquels nous n’avons aucun lien génétique. De plus en plus de biologistes aujourd’hui font jouer un rôle à la sélection de groupe comme complément à la sélection de parentèle. Dans le cadre de la sélection de groupe, la sélection n’opère plus sur les individus (ou sur les gènes dont ils sont porteurs) mais sur le groupe dans son ensemble. Cette explication a généré et continue de générer un grand nombre de débats philosophiques et théoriques (voir cet excellent ouvrage pour avoir une idée) et aussi de controverses empiriques. Cela dit, j’y reviendrai plus bas, si la sélection de groupe a joué un rôle concernant l’évolution de la coopération chez les humains, c’est probablement plus par le biais de l’évolution culturelle que génétique. Reste le dernier mécanisme, cela de la réciprocité indirecte. Pour le comprendre, une simple comparaison avec la réciprocité directe est utile : la réciprocité directe consiste pour deux individus A et B à coopérer tant que l’autre coopère (ex : le tit-for-tat) ; la réciprocité indirecte consiste pour un individu C à coopérer avec un individu B parce que celui-ci a coopéré avec un individu A. La réciprocité indirecte est un mécanismes bien plus puissant que celui de la réciprocité directe car il permet l’évolution de la coopération y compris dans de grandes populations où les mêmes individus n’interagissent jamais deux fois. A ce titre, elle peut permettre d’expliquer l’évolution de la coopération dans le cadre de relations impersonnelles similaires à celles que l’on trouve dans les sociétés humaines.

Ce ne sont pas les biologistes mais bien les économistes qui sont les premiers à s’être intéressés à la réciprocité indirecte. Les théoriciens des jeux (à une époque où les biologistes ne connaissaient pas cet outil) ont découvert dès les années 1950 le fameux « folk theorem » qui indique que, dans une interaction répétée infiniment, « everything goes » ou presque : tous les résultats garantissant aux individus au moins leurs gains minimax sont des équilibres. Le folk theorem n’a aucun mal à être étendu à de larges populations (et non à seulement deux joueurs) et permet de montrer comment la coopération peut évoluer au travers de comportements de type « je coopère avec toi si tu as coopéré avec les autres par le passé car de cette façon les autres continueront à coopérer avec moi ». Pour faire simple, la réciprocité indirecte souligne tout simplement l’importance de la réputation. Biologistes et économistes ont développé depuis 25 ans un certain nombre de modèles très intéressants, les deux principaux étant ceux dits de image-scoring (un exemple) et de good-standing. Un simple exemple de ce dernier peut être éclairant : imaginez une large population jouant de manière répétée un dilemme du prisonnier et où à chaque période les paires de joueurs sont tirées au hasard. Chaque joueur peut être dans un des deux états suivant : avoir une « bonne réputation » (B) ou une « mauvaise réputation » (M). On considère que l’état de chaque joueur est observable sans la moindre possibilité de faire une erreur. A chaque interaction, un joueur peut coopérer ou faire défection et on suppose que la réputation des joueurs change suivant les règles suivantes : tous les joueurs commencent dans l’état B, un B qui fait défection face à un autre B devient M, un B qui fait défection face à un M reste B, un M qui coopère redevient B. Si les joueurs accordent suffisamment d’importance aux gains futurs, alors la stratégie conditionnelle suivante forme un équilibre : si B, toujours coopérer face à un B et faire défection face à un M, si M coopérer. Par conséquent, a cet équilibre, tout le monde coopère.

Récemment, un certain nombre de biologistes (voir ici ou ) ont souligné que si la réciprocité indirecte est une possibilité attrayante, très peu d’éléments empiriques permettent d’attester son importance dans l’évolution de la coopération chez les animaux. La raison principale est que la réciprocité indirecte repose sur des stratégies conditionnelles dont la mise en œuvre requiert 1) de l’information fiable et en quantité importante et 2) des capacités cognitives développées pour traiter cette information. Pour que la réciprocité indirecte existe chez les animaux, il faut que ces derniers soient capables d’émettre des signaux suffisamment fiables et qui ne puissent pas être imités concernant leur statut. Il faut aussi qu’ils soient capables de reconnaître ces signaux. Nul doute que cela est possible (des exemples de réciprocité indirecte ont été trouvé chez les chauves-souris par exemple) mais empiriquement la réciprocité indirecte semble jouer un rôle mineur dans le règne animal. De manière plus générale, il est fort probable qu’il y ait eu coévolution entre la réciprocité indirecte et le développement du cerveau et des capacités cognitives chez certaines espèces, les humains étant le meilleur exemple. Cela a deux implications pour le problème qui nous intéresse : d’une part, il est peu probable que la réciprocité indirecte explique davantage que la sélection de parentèle notre propension génétique à coopérer. D’autre part, si la réciprocité indirecte joue un rôle essentiel, c’est au niveau de l’évolution culturelle. Un aspect intéressant des modèles de réciprocité indirecte tel que celui esquissé ci-dessus est qu’ils reposent sur un parfait isomorphisme entre évolution biologique et évolution culturelle. En clair, le modèle de good-standing peut s’appliquer aussi bien à l’évolution biologique qu’à l’évolution culturelle, rien dans le modèle ne menant à une interprétation plutôt qu’à une autre. Ce n’est que lorsque l’on essaye de rattacher le modèle à la réalité que l’on s’aperçoit qu’une interprétation est préférable à une autre. En l’occurrence, il semble clair que la réciprocité indirecte soit le mécanisme privilégié par lequel opère l’évolution culturelle. La seconde partie de ce billet développera ce point.

5 Commentaires

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5 réponses à “Coopération, confiance et réciprocité (1/2)

  1. Gu Si Fang

    Merci pour ce billet très clair. Un point de vocabulaire : ne faudrait-il pas parler aussi de l’honnêteté chaque fois que l’on parle de confiance ? L’honnêteté du vendeur encourage la confiance de l’acheteur, donc les deux sont liés, mais néanmoins distincts. Une trop grande confiance des clients, par exemple, encourage les vendeurs à être malhonnêtes.

    En anticipant un peu le prochain billet : quels rôles jouent le langage et l’imitation dans l’évolution culturelle de la réciprocité indirecte ? L’imitation permet aux idées de se transmettre par l’observation directe ; le langage permet de transmettre des idées sans même qu’il y ait besoin de les voir à l’œuvre. Est-ce que l’imitation seule suffit pour que certains comportements d’honnêteté et de confiance apparaissent, ou bien un langage est-il nécessaire ?

    Dernier point : Christine Clavien parle d’altruisme psychologique. C’est un fait bien connu que lorsqu’on voit quelqu’un se donner un coup de marteau sur le doigt on a « mal » (sauf si c’est Homer Simpson). Nous sommes capables d’empathie. Qu’est-ce qui peut bien expliquer cet extraordinaire faculté, et quel est son rôle éventuel dans la réciprocité indirecte ?

    • C.H.

      Merci pour ce commentaire.

      Pour votre premier point sur la distinction honnêteté/confiance, je suppose que l’un ne va pas sans l’autre. C’est surtout un problème de définition : ici, honnêteté est synonyme de coopération, la confiance étant le fait de croire qu’il y a une probabilité élevée que l’autre coopère.

      Le deuxième point est très intéressant. Daniel Dennett a écrit des choses à ce sujet il me semble. Il est a peu près certain qu’il y a eu coévolution entre langage et réciprocité indirecte pour la bonne et simple raison que la réciprocité indirecte nécessite l’émission de signaux et un système de communication, même rudimentaire. Clairement, le langage est le genre d’institution qui a boosté l’évolution culturelle.

      SUr votre dernier point, il faudrait demander à des spécialistes. Je ferais la conjecture que l’empathie est un mécanisme psychologique qui a été sélectionné pour la capacité à prévoir le comportement des autres en se mettant à sa place. Mais je ne peux aller plus loin.

  2. elvin

    1. L’altruisme a un fondement neuronal. Il existe dans notre cerveau des neurones dits « miroir » qui sont activés quand nous voyons quelqu’un exécuter une action, ou que nous imaginons une action, en parallèle avec les neurones qui s’activent quand nous exécutons nous-me^mes cette action. Ces systèmes neuronaux sont à la base de l’imitation et de l’empathie. Pour ceux qui voudraient en savoir plus long, voici le livre de référence (que je n’ai pas lu):

    2. On ne saurait trop répéter que l’altruisme existe chez tous les animaux supérieurs. Se demander des êtres ayant les caractéristiques des êtres humains sauf altruisme sont devenus altruistes est un faux problème. L’altruisme est tout aussi constitutif d’une grande famille d’espèces animales, dont l’homme fait partie, que le fait d’avoir des yeux et des jambes (plus exactement des pattes)

    3. Le vrai problème n’est pas comment l’homme est devenu altruiste, mais comment son altruisme naturel s’est progressivement étendu hors du cercle familial jusqu’à englober aujourd’hui toute l’espèce humaine et une grande partie des animaux (au moins des autres mammifères). Et là, oui, il est probable que le langage a quelque chose à voir à travers la constitution et la transmission de règles abstraites (cf Hayek) que nous respectons indépendamment des circonstances et de l’identité des partenaires concernés.
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    • « L’altruisme existe chez tous les animaux supérieurs » : ça dépend de quoi on parle. La réciprocité indirecte – celle que l’on associe habituellement à l’honnêteté, à la confiance et à la réputation – est difficile à trouver chez les animaux et semble être une spécificité humaine.

      L’empathie pour des individus non apparentés génétiquement existe chez les animaux : on connait le cas de chattes ou de chiennes qui élèvent ou protègent des petits qui ne sont pas les leurs, voire qui ne sont pas de leur espèce. Cela peut s’expliquer si la « triche » n’est pas trop fréquente. Si les profiteurs – comme le coucou – sont trop nombreux, un tel comportement est suicidaire en termes de sélection naturelle.

      Entre les billets de CH et le livre de Christine Clavien on arrive à avoir une bonne classification des différentes variantes de l’altruisme, et à voir que ce terme général désigne des choses souvent différentes.

      D’accord sur le rôle des règles.

      • elvin

        D’accord : au sens large l’ « altruisme » a de nombreuses formes qui existent à des degrés divers dans différentes espèces (et, faut-il le dire ?) chez des individus différents d’une même espèce.

        Ce qui semble spécifique à l’espèce humaine, c’est les comportements qui reposent sur des règles abstraites, qui supposent bien évidemment une capacité d’abstraction et dont la transmission demande l’utilisation du langage articulé.

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