Révolutions et effets de seuil

C.H.

Une page d’histoire est en train de s’écrire au Maghreb et au Moyen-Orient avec la chute successive des régimes dictatoriaux. Ce matin, on apprend que la Lybie est en plein chaos et que l’appareil politique et militaire sur lequel s’appuyait Kadhafi pour maintenir son pouvoir est en train de se déliter. Bien que les facteurs économiques soient clairement l’une des causes à l’émergence de ces révolutions, il n’est pas sûr que l’analyse économique ait beaucoup à apporter pour éclairer ces phénomènes. Il y a toutefois un fait stylisé qui interpelle : l’effet de cascade qui a engendré en l’espace de quelques semaines plusieurs révolutions dans une région du monde où il existait une relative stabilité politique depuis plus de 20 ans.

L’émergence d’une révolution est en soi un fait qui interpelle. Une révolution est une action collective et, à ce titre, elle est soumise au problème de l’action collective mis en avant par Mancur Olson et d’autres. Une révolution fait apparaitre à la fois un problème de coordination et un problème de conflit. Le problème de coordination nous indique qu’engager une action révolutionnaire n’a de sens que si les autres font de même. Le problème de conflit vient du fait que, dans certains cas, même si les autres s’engagent dans une action révolutionnaire, il est préférable pour moi de ne rien faire ; autrement dit, l’intérêt collectif et l’intérêt individuel divergent. Tout cela est bien connu et pas mal de recherches (essentiellement en sciences politiques) se sont intéressées aux facteurs permettant de résoudre le problème de l’action collective. L’autre aspect intéressant d’une révolution est son caractère souvent imprévisible. Il est de bon ton aujourd’hui de railler le gouvernement français pour son manque de discernement et notamment pour son incapacité à avoir compris ce qui se passait dans le Maghreb, mais en vérité il en va de même pour les révolutions que pour les crises financières : il est plus facile de faire le malin a posteriori que d’être clairvoyant a priori.

Ce qui est intéressant, c’est de savoir comment peut s’amorcer une révolution. John Ginkel et Alastair Smith ont proposé une intéressante analyse dans cet article qui montre à la fois comment le problème de l’action collective peut être dépassé et pourquoi la survenance de révolutions est souvent quelque chose de surprenant. L’explication est basée sur le concept d’effet de seuil. Imaginez une population hétérogène composée de deux types d’individus : les masses qui souhaitent le renversement du régime mais ne sont pas prêtes à s’engager seules, et les dissidents qui sont décidés à tout entreprendre pour faire chuter le régime. Le gouvernement en place est le troisième « joueur ». L’information est imcomplète : le gouvernement connait sa capacité à résister à une révolution, les masses n’ont aucune information à ce sujet et les dissidents ont une information qui se situe entre ces deux extrêmes. Dans le modèle de Ginkel et Smith, une fois que la « nature » a décidé de la résistance du gouvernement, ce dernier fait une offre aux citoyens (sous forme de concession en termes de libertés publiques par exemple). Les dissidents décident alors d’accepter l’offre (le jeu s’arrête) ou non. Dans ce dernier cas, les masses décident ou non de se joindre aux dissidents pour entamer la révolution. Si la révolution survient, le gouvernement survit avec la probabilité déterminée par le coup initial de la nature. Pour que la révolution se produise, il faut donc que 1) les masses se joignent au mouvement et 2) que les dissidents parviennent à coordonner ce mouvement en signalant par leur action aux masses quelle est la véritable résistance du gouvernement. Tout dépend de la crédibilité du signal émit par les dissidents. Le paradoxe est le suivant : plus l’offre du gouvernement est généreuse (ou, dans un autre sens, plus les sanctions sont fortes envers les dissidents), plus le signal émit par la rébellion des dissidents devient crédible et est de nature à conduire les masses à se joindre au mouvement. En faisant une offre trop généreuse, le gouvernement révèle par là même sa faiblesse à la population. Une petite différence à ce niveau peut avoir de grandes conséquences puisque la révolution peut alors se produire ou non, ce qui va dans le sens du caractère imprévisible des révolutions, amplement documenté par ailleurs par Timur Kuran.

Il me semble que l’on peut amender le raisonnement pour intégrer l’impact que produit une révolution dans les pays voisins. Faisons l’hypothèse (simplificatrice) que l’ensemble de la population sous la coupe d’un régime dictatorial souhaite la chute de ce régime. Les membres de cette population se différencient uniquement par leur prédisposition à s’engager dans une révolution en fonction de leurs anticipations concernant l’ampleur du mouvement. En clair, autant certains individus (les dissidents) seront prêt à s’engager même s’ils sont les seuls, autant d’autres ne le feront que s’ils anticipent que x% s’engageront. Il est intéressant d’utiliser ici une représentation graphique en termes de fréquences cumulées :

Comme il est de coutume dans ce type de graphique, on trouve en abscisse la fréquence anticipée F(x) de révolutionnaires et en ordonnée la fréquence effective f(x) de révolutionnaires. Par définition, à l’équilibre, on doit avoir F(x) = f(x), c’est-à-dire que le nombre de révolutionnaires effectifs doit se stabiliser lorsque ce nombre correspond au nombre de révolutionnaires anticipés. La courbe décrit les fréquences cumulées de révolutionnaires effectifs en fonction du nombre de révolutionnaires anticipées. Tout à gauche, on voit qu’il y a un nombre strictement positif de révolutionnaires lorsque F(x) = 0. Ce sont les dissidents. L’équilibre x1 est stable tout comme l’équilibre x3 qui peut s’interpréter comme l’équilibre révolutionnaire. L’équilibre x2 est instable et est ce que l’on appelle un tipping point : a cet endroit, une micro-perturbation fera basculer la population soit vers l’équilibre révolutionnaire, soit vers x1. Le modèle de Ginkel et Smith nous indique que la masse critique x2 ne peut être atteinte que si le signal émit par les dissidents est crédible.

On a fondamentalement ici un problème de coordination. Si tout le monde pouvait se mettre d’accord pour atteindre x3, cet équilibre serait atteint. Mettons de côté l’aspect purement interne des concessions faites par le gouvernement et de la crédibilité des dissidents. A ce point, on peut supposer que l’émergence d’une révolution dans un pays voisin peut également faciliter la coordination dans le cadre de ce que l’on appelle un « équilibre corrélé ». Il peut être intéressant ici de reprendre l’analyse de David Lewis sur la manière dont un évènement peut rendre une proposition connaissance commune : un évènement E peut rendre une proposition P connaissance commune pour X et Y si : a) X et Y ont une raison de croire que E s’est produit, b) E indique à X et Y que X et Y ont une raison de croire que E s’est produit, c) E indique P à X et Y. Ici, E est l’émergence d’une révolution dans un pays voisin et P l’émergence d’une révolution dans son propre pays. Cela donne un moyen d’interpréter l’effet de « contagion révolutionnaire » que l’on a pu observer ces dernières semaines. Par delà leur diversité et leurs spécificités, les différents pays qui ont été touché ou sont actuellement touchés par des mouvements révolutionnaires (Tunisie, Egypte, Lybie, Bahreïn, etc.) partagent certaines caractéristiques : des régimes dictatoriaux en place depuis un certain temps, une situation économique et sociale marquée par un haut niveau d’inégalités, une jeunesse nombreuse et relativement bien éduquée (par rapport à leurs parents). Ces caractéristiques communes font que l’émergence d’une révolution dans un pays rend saillante la possibilité qu’une autre apparaisse dans un pays similaire aux yeux de la population.

A ce stade, les moyens modernes d’information et de communication (twitter, facebook, internet plus généralement) jouent un rôle essentiel car ils facilitent l’observation de E et surtout le fait que chacun a de bonnes raisons de penser que les autres connaissent E, au-delà bien entendu des outils de coordination qu’ils représentent à l’échelle locale. L’émergence d’une révolution dans un pays voisin est donc de nature à rendre connaissance commune le fait qu’une révolution dans un pays similaire est possible et ainsi à faire brusquement basculer les croyances vers l’équilibre révolutionnaire. Cet équilibre révolutionnaire est un équilibre corrélé car il est induit par un signal extérieur émit par un tiers, ici la population d’un autre pays. Le point intéressant est que cela résout non seulement le problème de coordination mais aussi, éventuellement, le problème de conflit : certaines parties de la population peuvent ne pas avoir intérêt à s’engager dans un mouvement révolutionnaire (je pense aux militaires notamment) sauf si le signal indique que le mouvement révolutionnaire sera tel que tous ceux qui s’y opposeront seront balayés. Dans d’autres cas, le signal peut aussi conduire certains individus à révéler leurs préférences révolutionnaires qu’ils cachaient jusqu’alors, par peur des représailles.

Il serait évidemment réducteur de prétendre que les révolutions successives auxquelles nous sommes en train d’assister sont le seul produit d’un jeu de croyances et de représentations. Mais il me semble qu’il est difficile d’exprimer autrement le caractère brusque et concomitant de ces mouvements. Si des dictateurs lisaient ce blog, ils pourraient en retenir une leçon (qu’ils connaissent déjà) : fermer tous les moyens de communication et d’information. C’est le meilleur moyen de s’assurer que la possibilité d’une révolution ne devienne pas connaissance commune.  

Pour ceux que le problème de l’émergence des révolutions du point de vue de la théorie du choix rationnel intéresse, je conseille le « Repères » de Tarik Tazdaït et Rabia Nessah, Les théories du choix révolutionnaire, dont la lecture est plus que d’actualité. 

2 Commentaires

Classé dans Non classé

2 réponses à “Révolutions et effets de seuil

  1. Adrien

    Un peu hors domaine, mais Jean Baechler a proposé une science (humaine) des réformes, conservatismes et révolutions : la staséologie.

    Bien que moins formelle que la théorie des jeux, Baechler a dans nombre de ses oeuvres une grande similarité de concepts avec cette dernière : problématique sous forme de jeu, rationalité, etc.

  2. jérôme

    en faite, il s’agit globalement d’une reprise des travaux d’OLSON, REYNAUD et de SCHELLING (la dynamique de la grève)?

    très intéressant votre site en tout cas!

Laisser un commentaire