Grèves, normes sociales et raisonnement en équipe

C.H.

Demain aura lieu une nouvelle journée de mobilisation sociale marquant l’opposition d’une partie de la population à la réforme des retraites. L’occasion de s’interroger sur les motivations sous-jacentes à une grève. Formellement, une grève peut s’interpréter comme un bien public, pour ceux en tout cas qui en soutiennent le motif : les résultats d’une grève qui atteint son objectif bénéficie à tout le monde, sans que l’on puisse discriminer ceux qui ont participé au mouvement de ceux qui se sont abstenus. Etant donné que faire grève a un coût monétaire réel et non négligeable, un individu rationnel dont les préférences sont purement monétaires devrait s’abstenir de faire grève. C’est un cas classique de free-riding. Evidemment, si tout le monde raisonne ainsi, il ne pourrait jamais y avoir de grève. Comme cela ne correspond manifestement pas à la réalité, il faut chercher une explication au fait qu’un nombre significatif d’individus décide de contribuer à ce bien public.

 

Les explications possibles sont en fait extrêmement nombreuses. Une première explication réside peut être tout simplement dans le fait que les préférences des agents ne sont pas purement monétaires et que la participation à une grève est intrinsèquement valorisée par certains individus. Participer à une grève est un moyen de se réaliser, d’affirmer une identité sociale. Dans le cadre d’analyse proposé par Akerlof, faire grève est source d’utilité pour certains car cela permet d’accorder leurs actes à la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes. Si l’on retient cette interprétation, se pose toutefois deux questions : d’une part, pourquoi alors ces individus qui valorisent intrinsèquement le fait de faire grève ne sont-ils pas tout le temps en grève ; d’autre part, d’où vient cette identité sociale ? Répondre à ces deux questions nécessite une deuxième explication complémentaire à la première soulignant l’importance des normes sociales. Le fait de faire grève est probablement conditionné à l’existence de certaines normes sociales qui sont génératrices d’identité lorsqu’on y adhère. Toutefois, on n’adhère généralement pas à une norme sociale de manière aveugle ; très souvent, l’adhésion est conditionnée au fait qu’une fraction significative du reste des individus y adhère également. On interprète parfois les normes et conventions sociales comme des moyens pour sélectionner un équilibre pour permettre la coordination. Par exemple, nous sommes tous indifférents entre conduire à droite ou à gauche de la route, tant que tout le monde conduit du même côté. La sélection de l’un des deux équilibres est permis par une convention qui, une fois connue de tous, assure que personne ne déviera (voir l’analyse fondatrice de David Lewis). Cependant ici, ne nous somme pas en présence d’un problème de coordination. La fourniture d’un bien public relève plutôt d’un jeu où les intérêts des joueurs sont partiellement conflictuels du type dilemme du prisonnier. Il faut donc aller plus loin. 

Essayons de raisonner de manière plus formelle. La philosophe Cristina Bichierri propose de définir une norme sociale ainsi : soit une règle de comportement R s’appliquant dans une interaction I avec I un jeu où les intérêts des joueurs sont partiellement conflictuels. On dira que R est une norme sociale dans la population P s’il existe un sous-ensemble PC suffisamment important tel que, pour un individu i appartenant à PC :

a)      i sait que R existe et s’applique à I ;

b)      i préfère se conformer à R dans le cadre de I à la condition que :

  1. i croit qu’un sous-ensemble suffisamment large de P se conforme à R dans un cadre et
  2. soit 2’) i croit qu’un sous-ensemble suffisamment large de P s’attend à ce que i se conforme à R dans un cadre I, soit 2’’) i croit qu’un sous-ensemble suffisamment large de P s’attend à ce que i se conforme à R dans un cadre I, préfère que i se conforme et peut infliger des sanctions dans le cas contraire.

 La condition a) souligne simplement que pour qu’une norme soit suivie, les individus doivent connaître son existence. La condition b) est plus intéressante. Elle indique d’abord que suivre une norme est toujours conditionné au fait qu’une partie suffisante de la population fasse de même. Pour cela, chaque individu doit anticiper une adhésion suffisante du reste de la population. Les sous-conditions 2’) et 2’’) indiquent en plus que l’individu doit former des anticipations normatives : chacun doit croire que les autres anticipent qu’il va se conformer à la norme et chacun doit préférer satisfaire les anticipations des autres. Dans le cas des grèves, on peut considérer que c’est la condition 2’) qui s’applique. Le fait de suivre la norme pour un individu va alors être conditionné au fait qu’il anticipe qu’une fraction Pf  =< PC va faire de même, sachant que le seuil Pf peut varier d’un individu à l’autre. A partir du moment où les individus sont dotés d’une préférence conditionnelle pour la conformité, alors la fourniture d’un bien public devient possible. En fait, on peut considérer qu’une norme sociale permet l’implémentation d’un équilibre corrélé : l’existence d’une norme social est génératrice d’une connaissance mutuelle des croyances et des anticipations de chacun. Elle agit comme une forme de « chorégraphe » qui indique à chacun ce qu’il doit faire. A partir du moment où chacun pense que les autres vont suivre les indications de ce chorégraphe et que, sachant cela, chacun a intérêt à en faire de même, alors la norme engendre un équilibre corrélé. Un point intéressant est qu’un équilibre corrélé peut ne pas être un équilibre de Nash. Ainsi, la coopération dans un dilemme du prisonnier (et donc la fourniture d’un bien public) devient possible, moyennant le fait que les individus soient dotés d’une préférence conditionnelle pour la conformité.

 

Ces deux premières interprétations semblent expliquer de manière satisfaisante comment une grève peut émerger. Une préférence conditionnelle pour la conformité à une norme et/ou l’affirmation d’une identité sociale (la seconde pouvant être engendrée par la première) peuvent expliquer de manière générale un grand nombre d’actions collectives. Cependant, ces explications restent incomplètes. D’abord, si des normes servent à implémenter des équilibres corrélés de type « faire grève », on n’explique pas d’où viennent ces normes. Plus fondamentalement, pour qu’une norme soit effective, il est impératif que les individus « l’activent », c’est-à-dire qu’ils associent un évènement E à une règle R. Autrement dit, il faut qu’il y ait une « compréhension partagée » de la situation et que cela soit connaissance commune. La communication, les médias, les syndicats, etc. jouent un rôle évidemment important à ce niveau. Enfin, on ignore le fait que faire grève s’explique aussi par une volonté d’atteindre un objectif qui transcende le seul niveau individuel. On peut saisir cette dimension par le biais d’une troisième et dernière explication : le raisonnement d’équipe. 

J’ai déjà présenté une ébauche du raisonnement d’équipe dans le billet sur la procrastination, en indiquant que l’on pouvait l’individu comme une « collectivité d’agents » raisonnant en équipe. Raisonner en équipe pour un individu consiste à penser en termes de « nous » et non en termes de « je ». Un individu qui raisonne en équipe ne détermine pas son comportement en fonction de ses préférences individuelles mais en fonction des objectifs du groupe auquel il pense appartenir. Je reprends ici la formalisation que propose Michael Bacharach. On peut décrire une situation de raisonnement en équipe ainsi :

{T, O, U}

 

T désigne le groupe constitué par un ensemble d’individus dont on considère pour l’instant qu’il est connaissance commune qu’ils raisonnent tous en équipe. O décrit les différents profils de résultats et U est une fonction d’utilité collective qui ordonne ces résultats. Pour un individu i, raisonner en équipe consiste à s’identifier à T, à choisir le profil o* qui est le meilleur en fonction de U, à identifier l’action oi* correspondant à sa contribution nécessaire pour atteindre l’objectif collectif et, enfin, à considérer qu’il doit exécuter oi*. Si tout le monde dans T raisonne effectivement en équipe, alors o* sera exécuté et U optimisé. Ce type de raisonnement permet par exemple d’atteindre la solution pareto-optimale dans un dilemme du prisonnier et donc la fourniture d’un bien public : la fourniture du bien public est identifié par chacun comme le résultat optimal d’un point de vue collectif, chacun identifie qu’il doit contribuer dans l’optique de la fourniture du bien public, donc chacun contribue et le bien public est effectivement fournit. Il semble raisonnable de penser que l’émergence d’une grève relève largement de ce mécanisme. Il est important de voir que le raisonnement en équipe est fondamentalement lié à un problème de représentation (au sens de framing) : on raisonne en équipe non de manière systématique, mais parce que l’on interprète d’une certaine manière une situation donnée qui nous mène à nous placer du point de vue du collectif et à raisonner en termes de « nous ». 

Cependant, étant donné que le raisonnement en équipe ne peut être systématique, cela veut dire qu’il est partiel voir conditionnel. Comme pour l’explication en termes de norme, se pose la question de savoir ce qui « active » ce type de raisonnement. Notamment, il n’est pas raisonnable de penser que le raisonnement en équipe est nécessairement connaissance commune dans T. De ce point de vue, la plupart d’entre nous adoptons ce que Bacharach appelle un raisonnement en équipe circonspect. Notamment, dans une population P on sait généralement que seul un sous-ensemble S est susceptible d’adopter un raisonnement en équipe. On peut alors voir R = P S notamment comme cette frange de la population qui, pour des raisons notamment politiques, ne fera jamais grève. Dans ce cas, les profils de résultats possibles sont restreints à un sous-ensemble f  où l’action des individus appartenant à R est déterminée (en l’occurrence, la non fourniture du bien public). Ecrivons w comme la fraction d’individus adoptant le raisonnement en équipe dans la population (donc w = S/P) ou, ce qui revient au même, la probabilité moyenne qu’un individu appartenant à P adopte un raisonnement en équipe. On peut décrire alors la situation ainsi :

{P, w, O, U, f}

 

Les individus raisonnant en équipe choisiront l’action oi** appartenant au profil o** maximisant U. Toutefois, ce profil o** dépend de la valeur de w. Dans le cadre d’un dilemme du prisonnier, si w est trop faible (et que donc une fraction significative de la population ne coopère pas), il devient collectivement préférable que personne ne coopère ! Appliqué à notre cas des grèves, cela signifie qu’une grève mobilisant peu de monde est plus dommageable pour le collectif que pas de grève du tout. Dans ce cas, les individus raisonnant en équipe choisiront eux-mêmes de ne pas contribuer au bien public. Dans son analyse, Bacharach considère w comme un paramètre exogène, dont la valeur est connaissance commune au sein de la population et est déterminé par la capacité des individus à s’identifier à un groupe social. En fait, il semble intéressant de voir w comme une variable partiellement endogène (un « quasi-paramètre ») et dont la valeur est incertaine. On peut ainsi penser que w peut varier en fonction de plusieurs facteurs : durée du conflit, attitude du gouvernement face au mouvement social… et ampleur des mobilisations lors des jours précédents. Comme w n’est pas connu, les individus forment des croyances sur sa valeur (à partir de croyances a priori déterminées par le contexte culturel), ce qui peut donner lieu à d’intéressants phénomènes de prophéties auto-réalisatrices (si on pense que suffisamment de personnes vont adopter un raisonnement en équipe, on adopte à son tour un raisonnement en équipe ce qui peut permettre la fourniture du bien public et donc confirmer la croyance) mais aussi à des effets de seuil : si l’évolution de w est fonction du nombre de grévistes les jours précédents, un faible nombre peut modifier la croyance des individus concernant w. Si les individus raisonnant en équipe révisent leurs croyances et pensent que w < w*w* est la valeur seuil à laquelle les individus raisonnant en équipe préfèrent contribuer au bien public, ils ne contribueront plus au bien public, diminuant l’ampleur des grèves et faisant encore descendre w. On a ainsi l’idée que le raisonnement en équipe peut être conditionnel, un peu comme je l’avais proposé pour l’éthique kantienne. Ici encore, les syndicats et les médias jouent un rôle fondamental dans la manière dont les individus vont se représenter la situation, ce qui contribue donc à déterminer la valeur de w. 

L’analyse des grèves en termes de raisonnement d’équipe à l’intérêt de bien s’accorder, il me semble, avec la manière dont les acteurs restituent eux-mêmes leurs actes. Il permet de comprendre qu’il est important de comprendre comment w peut évoluer, autrement dit ce qui détermine qu’un individu puisse passer d’un raisonnement instrumentaliste classique à un raisonnement en équipe (et vice-versa). Peut-être d’ailleurs l’adoption d’un type de raisonnement plutôt qu’un autre est-il en partie guidé par des normes sociales et par un attachement à une identité sociale donnée, ce qui indiquerait que les trois perspectives présentées ici sont complémentaires. 

3 Commentaires

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3 réponses à “Grèves, normes sociales et raisonnement en équipe

  1. la miss des villes

    Une quatrième explication, complémentaire des précédentes, tiens au taux d’actualisation. Je m’explique, il semble irrationnel de faire grève si on n’espère pas retirer un bénéfice à long terme supérieur à la perte de salaire à court terme liée à la grève.

    • TF

      Non, ici il est irrationnel de faire grève parce que les avantages que je peux retirer du mouvement seront les même si je participe ou pas, et si je ne participe pas je garde mon salaire!

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