Argumentaire anarchiste pour une recherche scientifique décentralisée

Dans mon billet sur le mouvement de grève qui touche actuellement les universités, j’ai indiqué, sans développer, qu’une politique de constitution de grands pôles de recherche spécialisés ne me paraissait pas optimale. Je vais donner une raison à cela, sachant évidemment que d’autres arguments pour ou contre pourraient être invoqués.

Note : le terme « anarchiste » dans le titre doit être entendu au sens épistémologique…

Il s’agit déjà de convenir d’un axiome : on ne peut, par définition, connaître la valeur scientifique d’une idée/connaissance avant qu’elle n’ait été produite. Dans le cas contraire, cela voudrait dire que l’on posséderait déjà la connaissance avant de l’avoir produite… et donc qu’elle aurait déjà été produite. Le fonctionnement de la recherche en terme de paradigmes ou de programmes de recherche ne fait que décaler le problème d’un cran : si on peut évaluer ex ante la valeur espérée d’un idée suivant le cadre paradigmatique dans lequel elle sera produite (par exemple, une nouvelle théorie de type mainstream a plus de chance d’être valable qu’une théorie mobilisant des concepts marxistes), l’évaluation des différents paradigmes repose sur un mode purement inductif. La valeur des paradigmes est estimée à l’aune de leurs résultats passés, mais rien ne prouve sur un plan logique qu’un programme de recherche progressif le restera à vie et qu’il ne deviendra pas dégénérescent à un moment donné. Comme pour une idée isolée, on ne peut pas anticiper la valeur d’un paradigme avant qu’il n’ait vu le jour et avant qu’il ne se soit pleinement développé. A cela s’ajoute que, de toutes façons, nos propres critères d’évaluation sont eux-mêmes déterminées par des conceptions épistémologiques (donc métaphysiques) qui sont contingentes et non universelles (par exemple, le critère de vérification ou celui de falsification ont pendant un temps été les critères de référence pour évaluer une théorie).

Une fois que l’on accepte cela, on est contraint d’admettre que l’on ne peut avec certitude, ni même par une connaissance probabilisable, dire quel sera le meilleur programme de recherche, le paradigme le plus productif, ou la théorie la plus utile. Il y a incertitude radicale. A l’extrême limite, on peut se représenter la découverte d’idées scientifiques comme une lotterie : vous avez un nombre x d’idées et de théories, et un nombre y de scientifiques piochent au hasard une idée ou théorie différente à la fois. Si une fraction b/x des théories sont « utiles » (« vraies », « fructueuses », etc.) et que y < x mais y > b, alors on voit facilement que plus on a de scientifiques qui « piochent » des théories différentes, plus la probabilité est forte de tomber sur une théorie « utile ». Il s’agit d’un raisonnement darwinien : plus la variété est grande au sein d’une population (i.e. plus le nombre de scientifiques à piocher est grand, cad plus les scientifiques ont des stratégies de recherche différentes), plus il y a de chance que la population survive au processus de sélection naturelle. A l’inverse, les stratégies de niche (la population se spécialise fortement) si elles peuvent être plus efficientes, sont aussi plus vulnérables : si la niche disparait, il en va de même pour l’ensemble de la population.

Ce raisonnement indique que la bonne attitude à avoir est celle de favoriser la prolifération des théories, en d’autres termes de ne placer aucune barrière a priori sur le développement des idées scientifiques. Autrement dit, en matière scientifique, la bonne configuration institutionnelle sur le plan épistémologique est celle du « marché libre » : comme par définition on ne peut connaitre les futures bonnes théories et leurs caractéristiques, il est préférable de laisser jouer un processus spontané, au moins au niveau du contexte de découverte. Evidemment, dans la pratique, la recherche est processus social et interindividuel. Cela veut dire que, à strictement parler, il est erroné de décrire la découverte d’idées scientifiques comme une lotterie ou chacun piocherait une idée au hasard. C’est justement, sur le plan épistémologique, la propriété des paradigmes et des programmes de recherche : orienter les comportements de recherche de sorte que ces derniers ne suivent pas un algorithme purement aléatoires mais s’appuient sur certaines règles et de dispositifs cognitifs (ex : telle méthodologie est « mauvaise », telle autre est « bonne »). Sur un plan sociologique et institutionnel, le rôle des laboratoires et des équipes de recherche est également de favoriser l’émergence d’une coopération scientifique engendrant des rendements d’échelle croissants (plus on est nombreux à travailler sur un point précis, plus la production d’idées se fait rapidement).

Ces éléments (programme de recherche et organisation institutionnelle en équipe) tendent à augmenter l’efficacité du travail scientifique. Quel problème pose alors la constitution de grands poles ou de grandes équipes de recherche ? Formellement, absolument aucun. Que tous les chercheurs relèvent institutionnellement de la même équipe de recherche ou même qu’ils travaillent sur le même lieu ne pose aucun problème. Mais cela ne reste vrai qu’à la condition de maintenir le principe de la prolifération des théories. Le problème de la centralisation de la recherche est qu’elle favorise une plus stricte délimitation des problèmes étudiés et des méthodes utilisées (note : ce n’est pas une nécessité logique, juste une tendance organisationnelle). Il est beaucoup plus facile de maintenir un libre développement des théories et idées scientifiques dans un cadre décentralisé, où chacun fait plus ou moins ce qu’il veut, que dans un cadre centralisé et donc plus hiérarchique.

Bien sûr, comme la construction de paradigme et d’équipes de recherche est source d’externalités positives pour le travail de chaque chercheur, cela veut dire que, d’une manière ou d’une autre, il existe quelque part un optimum entre d’un côté, une décentralisation totale (voir un atomisme ou chaque chercheur chercherait dans son coin) et une centralisation totale (ou un individu décide du programme de recherche pour tout le monde). Le problème est qu’il est strictement impossible sur un plan épistémologique de déterminer cet optimum. Pire, on ne peut même pas évaluer a posteriori l’équilibre décentralisation/centralisation qui a été retenu, pour la bonne et simple raison que l’on ne peut connaitre ce qu’il se serait passé si on en avait retenu un autre. Dans ce cas, la solution la plus efficace reste de laisser les chercheurs s’organiser plus ou moins comme ils veulent en constituant leurs propres réseaux scientifiques. Inutile de préciser que les chercheurs le font depuis longtemps et qu’internet ne fait que faciliter les choses.

Cela ne veut pas dire qu’il faut abandonner toute organisation « planifiée » de la recherche, ne serait-ce que pour des questions économiques (cela est plus vrai en sciences de la nature qu’en sciences sociales cela dit). On pourra aussi rétorquer que d’autres pays ont depuis longtemps de gros centres de recherches spécialisés. C’est vrai. Mais pendant qu’en France, en économie, on met le paquet sur TSE et PSE, aux Etats-Unis (par exemple) c’est plus d’une dizaine d’universités qui sont dans ce cas. Le problème de la France (et de tous les pays européens) est qu’elle n’a tout simplement pas la masse critique de chercheurs (au moins en sciences sociales) pour se permettre de constituer plusieurs grands pôles au sein d’une même discipline, ce qui est indispensable pour maintenir un taux de variété suffisant au sein de la population des théories développées. Le risque liée à la constitution de grands pôles nationaux et la disparition des équipes de recherche de taille modeste est d’affaiblir cette variété.

6 Commentaires

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6 réponses à “Argumentaire anarchiste pour une recherche scientifique décentralisée

  1. ZI

    Alors ne vaudrait-il pas mieux d’abandonner le cadre national pour penser en terme européen?

  2. elvin

    Ce que cet article dit pour la recherche est tout aussi vrai pour la production. C’est ce qu’on appelle le libéralisme économique « laisser les PRODUCTEURS s’organiser plus ou moins comme ils veulent en constituant leurs propres réseaux. »

  3. Je me suis faite exactement la même réflexion que ZI : le cadre national ne serait-il pas trop étroit pour avoir une recherche compétitive ? On peut penser pôles européens, mais aussi « absence de pôles », avec résultats librement publiés sur internet, etc

  4. jean

    Je suis un peu gêné par le concept de prolifération des théories. Si je suis d’accord avec l’idée générale, il n’en demeure pas moins que les deniers de l’état sont limités et qu’il faut bien à un moment choisir qui sera recruté et que les contrôles de qualité sont indispensables.

    Je pense qu’il serait pas mal de raisonner en termes de géographie:
    _D’un côté la concentration permet de faciliter la communication entre chercheurs et permet (éventuellement) d’économiser des ordres de mission.
    _D’un autre côté, en concentrant la recherche, moins de personnes y ont accès, on augmente les coûts de logement pour les étudiants etc…

  5. yrumpala

    Ou comme disait Paul Feyerabend : « Tout est bon » (Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Points Sciences).
    Mais il ajoutait : « La séparation de la Science et de l’État peut être notre seule chance de vaincre la barbarie forcenée de l’âge technico-scientifique et d’accéder à l’humanité dont nous sommes capables, sans l’avoir jamais pleinement réalisée » (p. 338).

  6. C.H.

    @ZI et Léna :
    Effectivement, développer une stratégie de recherche à l’échelle européenne peut être une solution pour atteindre cette fameuse « masse critique ». Mais on sait très bien que cette solution est actuellement difficile à mettre en place, pour diverses raisons économiques et politiques. Cela dit, l’avenir de la recherche en Europe est probablement à chercher dans cette direction.

    @elvin :
    Oui, mais cela n’est valable que si l’on reste sur un niveau épistémologique. Après, il faut prendre en compte les problèmes de défaillance de marché et d’autres considérations normatives relatives à l’équité. Qui plus est, la connaissance scientifique est le domaine où les problèmes d’incertitude sont les plus saillants. D’autres domaines de production posent moins de problème de ce point de vue.

    @jean :
    Sur l’aspect géographique, je vous renvoie au billet d’Olivier Bouba-Olga :
    http://obouba.over-blog.com/article-27633766.html

    Sur la prolifération des théories et le fait que la recherche soit financée par l’Etat, vous avez tout à fait raison. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Feyerabend va jusqu’au bout du raisonnement et, comme l’indique yrumpala, recommande la séparation de la science et de l’Etat.

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