Le concept d’encastrement : un essai d’application aux marchés financiers

Comme je travaille pas mal là dessus en ce moment, et que par ailleurs, actualité oblige, je m’intéresse pas mal à tout ce qui tourne autour de la crise financière, il me vient l’envie d’essayer d’illustrer le concept d’encastrement (embeddedness en anglais) à partir du cas des marchés financiers. Le concept d’encastrement est central dans la sociologie économique contemporaine et est présent au moins implicitement dans nombre de travaux relevant de l’économie institutionnelle. Il est coutume de faire dater son apparition aux travaux de Karl Polanyi, mais en fait c’est surtout avec le célèbre article de Mark Granovetter, « Economic Action and Social Structures : the Problem of Embeddedness », publié en 1985, que ce concept va être mis au goût du jour. Autant le dire tout de suite, il est loin d’y avoir consensus sur sa signification exacte, notamment dans l’oeuvre de Polanyi, et on peut même penser que l’article de Granovetter a largement contribué à obscurcir les choses. Donc, ce que je vais dire relève d’une interprétation théorique qui n’a rien d’incontestable.

Comment définir l’encastrement ? Dans La Grande Transformation (1944), Polanyi nous explique que, jusqu’au 19ème siècle, les sociétés humaines avaient pour caractéristique de voir leur économie, définie comme la sphère qui fournie à la société de quoi se reproduire, encastrée dans la société. Autrement dit, les activités économiques n’avaient pas pour finalité la recherche du gain, même quand des marchés existaient, mais étaient régies par des exigences politiques, culturelles, sociales, symboliques. A l’inverse, à partir du 19ème siècle, on assiste selon Polanyi à un désencastrement de l’économie puis à un réencastrement de la société dans l’économie. La relation entre société et économie est inversée : dès lors, c’est la poursuite du gain et la peur de la faim qui sont au fondement de l’organisation des relations sociales. Sauf que, pour Polanyi, cela ne pouvait pas être soutenu longtemps et au début du 20ème siècle la « société de marché » s’effondre pour laisser place au fascisme.

Granovetter, dont on sait qu’il n’a rajouté qu’au dernier moment sa discussion des travaux de Polanyi dans son article, critique la vision polanyienne. Selon lui, Polanyi (et ses disciples) ont une vision « sur-socialisée » des phénomènes économiques dans les économies pré-modernes et une vision « sous-socialisée » concernant les économies modernes. Il critique par ailleurs la vision sous-socialisée hobbessienne, des économistes. Selon lui, l’ironie est que ces deux approches ont en commun d’avoir une vision « atomistique » des individus, lesquels sont pensés en dehors de leur environnement social immédiat. Pour Granovetter, tous les phénomènes économiques, quelque soit l’époque considérée, sont encastrés dans des structures sociales, des réseaux sociaux, où des facteurs tels que la confiance ou la réciprocité jouent un rôle majeur.

Des travaux récents (voir cet article de R. Le Velly par exemple) tendent à indiquer que Granovetter a très mal compris le sens du concept d’encastrement chez Polanyi. En fait, les deux auteurs ne parlent pas du même encastrement : Granovetter aborde exclusivement ce que Le Velly appelle « l’encastrement-étayage », l’idée que toute interaction économique se déroule dans le cadre d’un ensemble de règles et normes, bref d’institutions. Chez Polanyi, notamment dans La Grande Transformation, c’est surtout de « l’encastrement-insertion » dont il s’agit, à savoir l’idée que ce les considérations économiques peuvent ou non influer sur l’organisation de l’ensemble des relations sociales.

Prenons le cas des marchés financiers pour essayer d’illustrer le propos. Tout sociologue économiste (et économiste tout court d’ailleurs) considère comme évident le fait que les actions économiques dans le cadre des marchés financiers sont encastrées dans un ensemble d’institutions. D’ailleurs, les marchés eux-mêmes sont des institutions : en effet, pour fonctionner, encore faut-il qu’il y ait des normes et des règles qui définissent la nature des différents titres financiers ou les modalités par lesquelles dettes et créances se créées et disparaissent. Même à « l’état de nature », il faut que les acteurs se mettent au minimum d’accord sur la nature des produits échangés. Mais au-delà de ça, les marchés financiers sont extrêment réglementés sur le plan juridique : l’activité bancaire est par exemple soumise aux accords de Bâle II, la plupart des institutions financières doivent s’enregistrer auprès des autorités compétentes avoir de pouvoir rentrer en action. Ces mêmes autorités compétentes peuvent elles-mêmes jouer un rôle actif dans le contrôle et la mise en application de la réglementation (la SEC aux Etats-Unis ou l’AMF en France). Mais l’encastrement juridique n’est pas le seul. On peut également penser à un encastrement social et culturel. Au niveau micro-social, l’activité de chacun des acteurs (traders, banquiers) s’inscrit dans le cadre de réseaux sociaux où la confiance peut jouer un rôle prépondérant. Au niveau macro-social, l’activité des institutions financières se fondent sur des informations publiques mais aussi sur des informations privées acquises via des relations marchandes mais aussi non-marchandes. Que l’on pense au rôle ambigüe des agences de notation. Là encore, la confiance joue un rôle prépondérant : face à la grande incertitude actuelle (et surtout à l’incapacité de savoir si une information est fiable ou non), c’est largement sur une forme ou une autre de confiance (ou de méfiance) que se fondent les actions.

On le voit, quelque soit le niveau de réglementation publique, l’activité des marchés financiers est, par définition, encastrée. A ce niveau, la réflexion porte donc sur la question des formes d’encastrement nécessaires, leur importance respective et leur fonctionnement. Mais la problématique devient tout autre à partir du moment où l’on se place dans le cadre de l’encastrement-insertion. Là, la question n’est plus de savoir si le système financier est institutionnellement régulé, mais quelle place il occupe eu égard aux autres activités sociales prenant place au sein de la société. Ici, la posture de ceux qui évoquent un « capitalisme financier » ou « patrimonial » est évidente : pour eux, il est évident qu’il occupe depuis les années 80 une position centrale en ce qu’il fait dépendre de lui nombre de relations économiques et sociales. L’exigence de rentabilité par les actionnaires contraint les firmes à adopter certaines stratégies court-termistes exigeant une grande flexibilité du facteur travail. Du coup, la législation du droit du travail devient trop contraignante et est donc assouplie, les salariés sont donc plus vulnérables aux aléas du marché et doivent adapter leur vie social aux contraintes économiques. Bien d’autre d’autre sphères « non-économiques » de la société (environnement, culture, santé) deviennent à leur tour dépendante des contraintes financières. La boucle est bouclée : ce n’est plus la finance qui est encastrée (insérée) dans la société mais l’inverse. Problème, cela est insoutenable à long terme et les crises sont inévitables.

Est-ce la seule interprétation possible en terme d’encastrement-insertion de la crise financière ? Je ne le pense pas. D’une part, il convient de remarquer que la place des marchés financiers n’est pas la même dans toutes les formes de capitalisme. Un fait intéressant est que ce sont les pays à la finance la plus désintermédiée (Etats-Unis mais aussi Royaume-Uni qui apparemment doit s’attendre à des jours difficiles) qui sont actuellement les plus durement touchés. D’autre part, on peut critiquer cette idée de d’encastrement-insertion et arguer que la crise n’est pas due à la place de la sphère financière mais plutôt à la manière dont elle est encadrée, ce qui renvoi plus à l’encastrement-étayage.

Suivant que l’on privilégie l’une ou l’autre perspective, les préconisations ne sont plus les mêmes. Dans l’encastrement-étayage, il s’agit d’améliorer l’encastrement, quitte à passer par un accroissement de la réglementation. Dans l’encastrement-insertion, il s’agit de se demander si l’on ne peut pas changer la place des marchés financiers par rapport au reste des relations sociales, par exemple en essayant de faire en sorte que les externalités négatives de l’économie financière n’affectent pas l’économie réelle. Bien sûr, on peut aussi nier toute pertinence au concept d’encastrement (-insertion) et estimer qu’invoquer les idées polanyiennes pour analyser les économies du 21ème siècle n’est pas pertinent (ce qui peut se défendre), mais alors on change de paradigme.

7 Commentaires

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7 réponses à “Le concept d’encastrement : un essai d’application aux marchés financiers

  1. AK

    Je suis très ignare mais est-ce que cela a vraiment une signification »l’économie financière n’affectent pas l’économie réelle. »?Je vous demande ça parce que c’est une formule qu’on retrouve partout en ce moment et qui me paraît assez suspecte.Peut-on vraiment considérer que la finance ne fait pas partie de l’économie « réel »?Est-ce vraiment pertinent?Ou alors la formule révèle un choix idéologique(la finance c’est dangereux)?

    Sinon, billet tout à fait fascinant sur lequel je me sentirais bien incapable de commenter.Désolé de pirater le fil avec ma petite question annexe.

  2. Tiens, ça me fait penser que je voulais faire une note de lecture sur le recueil « sociologie économique » de Granovetter.

  3. C.H.

    @AK :
    Ce n’est pas une question annexe, bien au contraire. La distinction « économie relles »/ »économie financière » est effectivement un peu arbitraire et, dans la bouche de certains, clairement idéologique. Quand je dis « que les externalité négatives de l’économie financière n’affectent pas l’économie réelle », j’entend en fait surtout par là que les crises du type de celle qui se produit aujourd’hui ait des répercussions les plus minimes possibles sur ce qui est central dans le dynamisme de toute économie : le crédit. Est-ce possible ? Honnêtement, je n’en sais rien.

    @Une heure de peine :
    Ce serait une très bonne idée effectivement !

  4. Titan

    J’apporterai seulement mon esprit rationnel à cet ensemble complexe,
    et je serai beauoup moins dur que Granovetter pour ce qui est de l’esprit psychorigide, qui entre gens intelligent, n’apporte rien.
    Je lis selon Plagnyi l’influence de l’encastrement avant le XIX siècle:
     » Autrement dit, les activités économiques n’avaient pas pour finalité la recherche du gain, même quand des marchés existaient, mais étaient régies par des exigences politiques, culturelles, sociales, symboliques.  »
    Puis après le XIXème siècle:
     » La relation entre société et économie est inversée : dès lors, c’est la poursuite du gain et la peur de la faim qui sont au fondement de l’organisation des relations sociales. »
    Il est curieux que pendant ce changement, la « politique » disparait comme si ce n’était plus de sa responsabilité. Comme si l’économie politisé était hors des causes, ou plutôt hors de l’Histoire, alors qu’on sait pertinemment que celle-ci n’a pas jouer un rôle neutre dans la mise en place des institutions, comme dans le mécanisme de corruption généralisé où les sanctions ne sont plus à la juste mesure des risques..
    C’est vrai qu’en sociologie, accuser les normes, l’Etat, l’institution, c’est se tirer une balle dans le pied, alors autant voir la volonté « atomistique » des agents, mais pour combien de temps cette hypothèse sera soutenable..
    Maintenir par ce fait artificiellement en théorie des sphères séparées pour revendiquer l’implicite « désencastrement de la société et du marché  » revient explicitement à montrer que l’action de « désencastrer » si elle est plus ou moins acceptée par les agents n’est pas une décision émanant d’eux mais du régime politique.
    D’ailleurs Polagnyi est d’accord sur ce point: Le XXème siècle fait apparaître le fascisme, sans plus d’explications.. Alors il dira que c’est l’Economique qui veut ca, mais on n’est pas dupe, la « peur et la faim » ne sont pas la volonté des agents, mais la marque de leur soumission à une autorité despotique. (Je précise que je suis Républicain néanmoins)

    • elvin

      Il faut bien reconnaître que Polanyi a réécrit l’histoire à la lumière de ses convictions politiques. Quand il dit « il s’est passé telle ou telle chose entre le XIXe siècle et le XXe siècle », ça n’est pas du tout un fait historique avéré, mais une opinion de Polanyi et de ses disciples, qui la présentent comme un fait historique pour justifier leurs thèses. Autrement dit encore, il ne faut pas dire « ah oui ça s’est passé comme ça, donc Polanyi a raison », mais  » Polanyi pense que l’économie est désencastrée de la société (quoi que ça puisse bien vouloir dire), donc il imagine que ça s’est passé entre le XIXe et le XXe siècle »

      • Titan

        Préambule à la critique:
        Pour fonder une critique, je considère qu’il faut entrer dans le raisonnement de son auteur si on ne veut pas faire seulement une critique d’opinion.
        Résumé de nos divergences:
        Je considère que Polagnyi justifie par la sphère Economique ce qui est de la sphère Politique, sans remettre en cause l’Histoire des sociétés.
        Vous (Elvin) pensez que Polagnyi réinterprète l’Histoire à la lumière de ses convictions politiques.
        Mais vous remarquerez que l’histoire selon Polagnyi et l’Histoire tout court coîcident, on ne peut que critiquer la méthodologie (version Polagnyi, ou version Granavotter) et son impact sur la compréhension des processus économiques..

      • elvin

        « l’histoire selon Polagnyi et l’Histoire tout court coîncident »
        Je n’en suis pas si sûr. Amha, dans la réalité, l’économie est tout aussi « encastrée » maintenant qu’elle l’a toujours été, la différence principale étant que les économistes orthodoxes ont choisi (à mon avis à tort) de l’étudier comme si elle était « désencastrée ». Bien sûr l’économie du XXIe siècle présente des différences avec celle du XIXe, mais voir dans ce prétendu « désencastrement LA différence majeure est un choix idéologique et non un constat objectif.

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