Martin Wolf sur la variété des capitalismes

Remarquable papier de Martin Wolf sur Creative Capitalism sur la question de l’objectif et du rôle de la firme et, plus largement, de la variété des arrangements institutionnels au sein du capitalisme. Wolf énonce dix points concernant la firme, son rôle social, ses objectifs, son statut. Le premier d’entre eux est fondamental : il faut distinguer l’objectif de l’entreprise de son rôle. L’objectif de la firme capitaliste est la maximisation du profit (ou plus exactement la maximisation de la valeur pour les actionnaires) ; le rôle (social) de la firme est la fourniture de biens et services ayant une valeur ajoutée. La propriété d’une économie de marché est de faire, en principe, coïncider ses deux dimensions : dans un contexte de concurrence, une firme maximisatrice est poussée à offrir des biens et services de qualité correspondant à la demande exprimée.

Dans les autres points, Wolf souligne toutefois que la conception anglo-saxonne de l’entreprise, de son rôle et de son objectif, est largement contingente d’un ensemble d’arrangements institutionnels propres au capitalisme anglo-saxon. Par exemple, la nécessité pour l’entreprise de maximiser la « shareholder value » est largement liée au fait qu’il existe dans les économies anglo-saxonnes un important marché pour le contrôle des firmes, alors que ce dernier est bien moins développé ailleurs. L’absence d’un tel marché confère alors de facto un pouvoir plus grand au manager, ce qui influe inévitablement sur les objectifs effectifs des entreprises (qui prendront alors davantage en compte les intérêts des autres « parties prenantes »). Plus largement, le statut de l’entreprise dépend de certaines spécificités culturelles ou institutionnelles : dans l’absolu, considérer que l’entreprise n’a de compte à rendre qu’aux seuls actionnaires n’est qu’un « équilibre » parmis d’autres. Comme l’indique Wolf, en terme d’investissement et d’exposition au risque, ce sont les salariés qui sont les parties prenantes principales. La firme est une institution, et à ce titre, elle peut engendrer et reposer sur une multitude de règles et de normes différentes, plus ou moins efficaces suivant le contexte et les critères utilisés.

Finalement, le fait qu’il n’existe pas une conception type de la firme capitaliste reflète plus généralement la diversité des formes prises par le capitalisme. Cela est par exemple très bien mis en avant par cet ouvrage de Bruno Amable. Si le capitalisme est un système économique qui possède quelques caractéristiques génériques (notamment : a/la propriété privée des moyens de production, b/une logique d’accumulation et de recherche de profit, c/le recours privilégié au marché pour l’allocation, la circulation et la redistribution des richesses), une multitudes de configurations institutionnelles (ou d’équilibres, pour parler en terme de théorie des jeux) sont envisageables. Par exemple, Amable montre que le capitalisme anglo-saxon repose sur une combinaison spécifique : une forte intensité concurrentielle sur le marché des produits, un marché du travail largement déréglementé avec des relations sociales décentralisées, un secteur financier largement désintermédié et un système de protection social reposant sur le marché. Toutefois, il identifie 4 autres configurations (type de capitalisme) dont la plus en vue est certainement celle dite « sociale-démocrate » des pays scandinaves. Dans ces économies, les marchés des produits sont largement plus réglementés. Le marché du travail reste relativement déréglementé mais une importante politique active de l’emploi est développée en même temps que les négociations sont relativement fortement centralisées. Le secteur financier repose largement sur les banques et la protection sociale relève exclusivement du secteur public.

En terme de performances économiques, ces deux types de capitalisme sont comparables. Mais ils divergent au niveau de leurs avantages comparatifs. Il est par exemple avéré qu’un système financier reposant sur les banques et où il n’existe pas de marché actif pour le contrôle des entreprises est propice au développement de relations industrielles de long terme et à l’innovation incrémentale. A l’inverse, une configuration à l’anglo-saxonne pousse à l’innovation radicale et à des stratégies plus court-termistes. Autrement dit, lorsque l’on compare différentes économies, il ne faut pas prendre de manière isolée une ou deux de leurs caractéristiques pour les comparer. Dans l’absolu, des marchés des produits très concurrentiels sont favorables au consommateur car ils entraînent une baisse des prix. Mais un marché des produits réglementés peut produire de très bon résultats car il permette le développement dans d’autres secteurs d’institutions performantes mais non compatibles avec un marché trop concurrentiel. C’est la notion fondamental de complémentarité institutionnelle dont Amable démontre de manière magistrale la pertinence empirique.

Incidemment, cela va dans le sens de mon billet de ce matin sur l’économie substantive. Dans une optique institutionnelle (pour ne pas dire institutionnaliste), l’objectif de l’économie est de comprendre comment une économie s’organise pour procurer à la société les moyens de subsister. Clairement, il n’existe pas de « one best way institutionnel », mais plus vraisemblablement des « équilibres multiples ». Une question à la mode est la suivante : le capitalisme anglo-saxon va-t-il se diffuser et s’imposer à toutes les économies ? La réponse est indéterminée. Elle relève de deux choses : des choix politiques et une certaine « dépendance du sentier ». En tout cas, une chose est sûr, il n’existe pas de « sens de l’histoire » ou de nécessité économique indiquant que la réponse soit à coup sûr positive. 

2 Commentaires

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2 réponses à “Martin Wolf sur la variété des capitalismes

  1. Qu’entendez-vous par « en terme d’investissement et d’exposition au risque, ce sont les salariés qui sont les parties prenantes principales » ?
    A ma connaissance les salariés ont un salaire garanti, et des mécanismes d’assurance en cas de licenciement (plus ou moins selon les pays). Ils passent aussi avant les actionnaires en cas de faillite.

    Ils ont certes un investissement relationnel, organisationnel, et en terme de compétences, mais il me semble que le risque associé à cet investissement est principalement lié à l’état du marché du travail. Lorsque celui-ci leur est favorable ils n’hésitent pas à aller voir ailleurs. D’ailleurs une partie de cet investissement est dans leur propre capital social, pas uniquement le « capital productif » (??) de l’entreprise.

  2. C.H.

    Oui, mais la protection dont bénéficie les salariés n’existent pas à « l’état de nature » : elle est artificiellement instituée précisément parce que l’on estime que le salarié est un agent économique vulnérable eu égard à la nature de son investissement. Effectivement, le risque par rapport à cet investissement relationnel et organisationnel est lié à l’état du marché du travail. Celui-ci peut leur être plus ou moins favorable. A comparer avec la situation d’un actionnaire (minoritaire, ce qui est largement le cas dans le capitalisme anglo-saxon où l’actionnariat est très dispersé) dont l’investissement est, sauf exception (crise boursière), largement et perpétuellement récupérable. Il me parait difficile de comparer l’investissement pécuniaire (qui plus est totalement volontaire) d’un actionnaire qui va se rendre une fois par an à l’assemblée générale de la société (s’il y va… ) avec l’investissement en termes de compétences (parfois très spécifiques à l’entreprise), financiers (les emprunts contractés sur la base des salaires futurs), humains (réseau relationnel que se constituent les membres de la famille) des salariés alors que dans le même temps le fait de travailler relève, dans nos sociétés, à la fois d’une (quasi) obligation morale et économique.

    Cela ne veut pas dire que le salarié doit automatiquement être prioritaire par rapport à l’actionnaire. Encore une fois, c’est un choix de société qui relève de conceptions philosophiques et éthiques qui ont toutes leur légitimité. En revanche, une chose est claire : la « théorie des parties prenantes » relève d’une analyse positive et objective. Il y a effectivement plusieurs parties prenantes à une entreprise : salariés, actionnaires, consommateurs, partenaires industriels, etc. Par contre, la « shareholder value » qui veut que l’entreprise n’a de compte à rendre qu’aux actionnaires relève d’une analyse normative. Elle bénéficie d’une forme de légitimité, mais pas plus que d’autres points de vue normatifs sur la question. Elle n’a donc rien de « naturelle » et n’est même pas consubstancielle au capitalisme. Comme de plus il n’a jamais était formellement démontré que les entreprises guidées par les principes de la shareholder value étaient les plus efficaces, il n’y a même pas de raison de penser que cette conception s’imposera nécessairement dans l’avenir.

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