C.H.
Roger Backhouse, auteur important dans le champ de la philosophie économique, et Bradley Bateman posent une question fondamentale dans cet article paru dans le New York Times : ne manque-t-on pas cruellement d’économistes capables d’avoir une pensée globale sur le fonctionnement de nos économies, de proposer une « Big Picture » de nos économies de marché et capitalistes ? Des penseurs qui, à la manière de Marx, Keynes, Hayek ou Friedman, pourraient développer une vision cohérente des économies contemporaines.
Backhouse et Bateman notent de manière très juste que l’évolution de la discipline n’est pas favorable à la survie de ce genre de penseurs. Ironiquement, c’est Keynes lui-même qui est le premier à l’avoir bien compris en expliquant qu’un économiste devait être comme un « dentiste » : avoir l’ambition mesuré de ne traiter qu’un problème bien identifié et bien circonscrit, mais dont la résolution peut être potentiellement très bénéfique. L’économie, comme toutes les sciences « dures », mais aussi comme de plus en plus d’autres sciences sociales, est aujourd’hui une discipline extrêmement spécialisée. Cela s’explique évidemment par le fait que le stock de connaissances ne cessent de s’accroître, et ceci de manière exponentielle. Les compétences techniques et les connaissances factuelles qui sont requises pour apporter une contribution significative dans un des sous-domaines de la science économique sont telles que, hormis pour une poignée d’individus extrêmement brillants, il est bien difficile de sortir de son champ d’expertise étroit. Ajoutez à cela les incitations et contraintes instaurées par le fonctionnement de la science moderne qui poussent à une recherche de la « productivité », et on comprend alors aisément pourquoi tous les économistes sont devenus des dentistes.
A chacun de se faire son opinion sur cette évolution, si elle est souhaitable ou dommageable. On peut faire remarquer, à juste titre, que d’une certaine manière elle échappe largement à notre contrôle et qu’elle s’inscrit logiquement dans le cadre d’une dynamique de « progrès » scientifique. Mais on peut aussi souligner certains de ses désagréments. Dans son monumental Histoire de l’analyse économique, Joseph Schumpeter (un de ces spécimens à avoir développé une vision globale du capitalisme) a insisté sur l’importance de ce qu’il appelle la vision dans notre manière d’aborder les problèmes socioéconomiques (citation en anglais, n’ayant pas la version française sous la main) :
Obviously, in order to be able to posit to ourselves any problems at all, we should first have to visualise a distinct set of coherent phenomena as a worthwhile object of our analytic efforts. In other words, analytic effort is of necessity preceded by a preanalytic cognitive act that supplies the raw material for the cognitive effort [and this] will be called Vision
Dans le cadre de la démarche analytique et cartésienne qui consiste à séparer les éléments d’un ensemble plus global pour les étudier séparément, nous avons besoins de passer par une phase de cognition pré-analytique où nous développons une vision de l’ensemble global qui va nous guider. Les problèmes socioéconomiques que les économistes étudient ne sont pas des faits objectifs. Les problèmes sont construits par la manière dont nous les caractérisons, les divisons les uns par rapport aux autres et par la manière dont nous les relions. Cet acte cognitif pré-analytique a également été très bien pensé par Max Weber et son concept de « rapport aux valeurs ». Le rapport aux valeurs est l’ensemble des éléments normatifs (la plupart du temps produit par le contexte culturel) qui nous conduit à considérer tel problème comme important ou significatif et tel autre autre problème comme secondaire. C’est aussi lui qui nous conduit à caractériser les problèmes de la manière dont nous le faisons. Le point de tout ça n’est pas que la méthode analytique est problématique en soi, mais qu’elle le devient à partir du moment où la caractérisation des phénomènes à étudier ne se fait plus sur la base d’une vision de l’ensemble global dans lequel ces phénomènes s’inscrivent.
Les économistes ont-ils perdu cette vision ? Probablement pas tous, mais il est évident que le rejet pour les travaux cherchant à développer une approche d’ensemble sur le capitalisme (par exemple) ne facilite pas l’entretien d’une telle vision. Il est peut être trop facile de prendre certains exemples extrêmes montrant comment la profession valorise plus des travaux s’intéressant aux stratégies optimales d’abaissement des lunettes de WC que des travaux portant sur les variétés du capitalisme (lesquels seront typiquement publiés ailleurs qu’en économie), mais il y a là certainement quelque chose qui a du sens. Au-delà ce ces contrastes caricaturaux, le plus inquiétant est qu’aujourd’hui un économiste du travail (par exemple) peut produire de la recherche de qualité (ou considérée comme telle) sans avoir la moindre connaissance (autres que les éléments théoriques communs) concernant le fonctionnement des systèmes financiers ou des systèmes de santé. Ces problèmes sont différents me direz-vous. Ce à quoi je vous répondrai que tout dépend de la vision que vous adoptez.
Cette question m’intéresse d’autant plus que cela fait 4 ans maintenant que je donne un cours sur les variétés de capitalisme à des non-économistes de niveau master. Ce que j’en tire, c’est que ce type de cours répond totalement aux attentes d’un public de non-spécialistes qui eux-même veulent se doter d’une vision, même approximative, de la manière dont fonctionne nos économies. Du coup, je me demande si ce n’est pas comme ça qu’il faudrait interpréter la récente affaire du « walk-out » qui a concerné le célèbre cours d’économie de Greg Mankiw à Harvard. Il y a clairement une motivation idéologique derrière l’action de ces étudiants (dont la lettre est d’une pauvreté argumentaire affligeante, surtout si l’on considère qu’il s’agit d’étudiants de Harvard !) mais il y aussi là le signe d’un décalage entre une demande provenant en partie d’étudiants non-économistes et une offre (le cours de Mankiw) qui s’inscrit dans la plus stricte orthodoxie de la profession (ce qui n’est pas une critique). Il est bien entendu que les aspirants économistes doivent se soumettre à l’austérité des cours d’économie standard (qui d’ailleurs ne sont pas forcément austères). Pour les autres, c’est moins évident et ce n’est en tout cas pas ce qu’ils attendent. Mais peut être qu’un changement de perspective chez les économistes professionnels eux-mêmes est-il nécessaire. Initialement, les économistes étaient des philosophes. Aujourd’hui, la plupart d’entre eux sont devenus de purs et brillants techniciens. On est peut être maintenant en mesure de trouver un juste équilibre, histoire de faire des économistes de véritables penseurs de notre société.