Pour être libre il faut parfois savoir se lier les mains

La théorie des jeux permet de mettre en lumière un résultat plutôt contre-intuitif mais dont on trouve pourtant des exemples multiples dans notre vie quotidienne : réduire sa liberté ex ante, c’est un moyen de l’augmenter ex post.

La réalité économique et sociale est en effet pleine de situations où il apparait que des agents, pour pouvoir se coordonner, ont intérêt ex ante à restreindre de manière crédible leur liberté d’action pour convaincre les autres de leur faire confiance. Un exemple générique permet de saisir cette idée : la parabole de la chasse au cerf de Rousseau qu’il développe dans son « Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les Hommes ». Il l’énonce comme suit : « Voilà comment les hommes purent insensiblement acquérir quelques idées grossières des engagements mutuels, et de l’avantage de les remplir mais seulement autant que pouvait l’exiger l’intérêt présent et sensible ; car la prévoyance n’était rien pour eux, et, loin de s’occuper d’un avenir éloigné, ils ne songeaient même pas au lendemain. S’agissait-il de prendre un cerf, chacun sentait bien qu’il devait pour cela garder fidèlement son poste ; mais si un lièvre venait à passer à la portée de l’un d’eux, il ne faut pas douter qu’il le poursuivit sans scrupule, et qu’ayant atteint sa proie il ne se soucia fort peu de faire manquer la leur à ses compagnons« . On peut facilement formaliser la tirade de Rousseau ainsi : deux individus partent à la chasse ensembles. Pour se nourrir, ils ont le choix : ou bien agir ensemble pour chasser le cerf (il faut un rabateur), ou bien agir seul et chasser le lièvre. Le cerf, en terme nutritif, a une plus grande valeur que le lièvre. On peut formaliser la situation ainsi (tirée de Théorie des conventions, P. Batifoulier, 2001, Economica) :

      Chasseur 2  
    Cerf   lièvre
  Cerf 3 ; 3   -10 ; 1
Chasseur 1        
  Lièvre 1 ; -10   1 ; 1

Le jeu a deux équilibres de Nash, c’est à dire deux résultats pouvant émerger du fait de la rencontre d’individus rationnels : [Cerf/Cerf] et [Lièvre/Lièvre]. Incontestablement, le premier est le plus intéressant (il est pareto-optimal) socialement. En chassant le cerf ensembles, les deux chasseurs parviennent à s’assurer un repas à la valeur nutritive importante. A l’inverse, s’ils chassent chacun un lièvre de leur côté, ils pourront se nourrir mais de manière bien moins satisfaisante. Bien sur, si un chasseur décide de chasser un lièvre tandis que l’autre prend le risque de chasser le cerf, le premier parvient à capturer le lièvre mais le second rentre bredouille… et meurt. Manifestement, il apparait ici que chasser le cerf est beaucoup trop risquer, car si l’autre n’en fait pas de même, c’est la mort au tournant. L’équilibre [Lièvre/Lièvre], bien que sous optimal, est dominant en risque : il suffit de douter, même très légèrement, de l’aptitude à coopérer de l’autre chasseur, pour renoncer au cerf et se contenter d’un lièvre. Plus spécifiquement, j’ai intérêt à chasser le cerf si je sais avec une probabilité p que l’autre en fera de même telle que : 3p+(-10(1-p)) > 1p+1(1-p) soit p > 11/13. En clair, il faut avoir une grande confiance ou une très bonne raison de penser que l’autre chasseur ne sera pas opportuniste. Comment régler ce problème ? Ici, contrairement à une configuration plus classique du dilemme du prisonnier, l’équilibre pareto-optimal peut à l’occasion émerger dans des circonstances très spécifiques ; autrement un équilibre coopératif mais sous-optimal émergera quand même. Toutefois, la meilleure des solution consiste pour les joueurs à s’entendre au préalable et, dans le cas d’espèce qui nous occupe, à créer une société de chasse qui oblige à chasser le cerf et qui sanctionne fortement tout comportement opportuniste. Bref, c’est parfois en confiant un pouvoir de contrainte à un tiers que des individus vont pouvoir accroître leur spectre d’actions réalisables. D’une certaine manière, cela rappelle la thèse de Hobbes et manière plus générale toutes les théories à base de « contrat social ». Plus proche de nous, on peut penser aux contrats commerciaux incluant des clauses d’arbitrages. En s’entendant au préalable pour nommer un arbitre, chaque partie formule un engagement à respecter le contrat qui apparait crédible à l’autre.

Cette idée de crédibilité des engagements est également centrale dans l’un des ouvrages d’économie politique majeure de ces dernières années, Economic Origins of Dictatorship and Democracy, de Daron Acemoglu et James Robinson. Je suis encore en train de lire l’ouvrage, donc je me contenterai de dessiner à grands traits cette idée fondamentale d’engagement crédible. Une partie de l’ouvrage d’Acemoglu et Robinson est consacré à comprendre comment la transition entre dictature et démocratie peut s’opérer, plus spécifiquement à quelles conditions elle se produit. A partir d’un modèle de théorie des jeux assez complexe, les auteurs défendent la thèse suivante : les élites (qui sont minoritaires), qui détiennent le pouvoir dans une dictature, ont intérêt à mettre en place la démocratie quand la menace de révolution de la part du peuple se fait pressante, ce qui revient alors à transférer le pouvoir politique au peuple. Dit comme ça, l’idée parait évidente. En la détaillant, on comprend qu’elle est un peu plus profonde que cela. Les élites (qui sont assimilés à la frange la plus riche de la population) ont sur le plan économique intérêt à ce que la redistribution des richesses soit la plus faible possible. Dit autrement, en dictature, les élites placent le taux de taxation à 0. Le contexte historique et culturel peut cependant faire que, de manière transitoire, le peuple va parfois détenir pendant un temps un pouvoir politique de fait, c’est à dire la capacité de faire pression sur les élites par la menace d’une révolution pouvant renverser le régime en place. Cette capacité est toujours transitoire, car monter une révolution requiert la satisfaction d’un grand nombre de conditions (et notamment la résolution du problème de l’action collective). Le peuple, s’il a la capacité de faire une révolution en t, ne peut jamais avoir la certitude qu’il l’aura en t+1. Que va-t-il se passer  alors?

Dans le cas où les inégalités a  (0<a<1)sont suffisament importantes et où le cout c (0<c<1) de la révolution n’est pas trop fort (donc a>c), le peuple a rationnellement intérêt à faire la révolution. Anticipant cela, il est alors dans l’intérêt des élites de faire des concessions au peuple, notamment en augmentant le taux de taxation qui engendrera mécaniquement une redistribution du revenu des riches vers les pauvres. Sous certaines hypothèses, on peut montrer qu’il existe un taux T* tel qu’il rend indifférent le peuple entre faire la révolution et laisser en place le régime. C’est ici qu’intervient le problème de la crédibilité : en fixant un certain taux de taxation, les élites peuvent dissuader le peuple de faire la révolution en t. Mais que va-t-il se passer en t+1 ? Comme le régime n’a pas changé, le peuple n’a aucune raison de croire que les élites ne vont pas revenir en arrière et remettre le niveau des taxes à zéro. Le problème pour les élites est que, même s’ils sont de bonne foi, ils n’ont aucun moyen de promettre de manière crédible qu’ils maintiendront le niveau des taxes. En conséquence, leurs concessions peuvent s’avérer insuffisante pour prévenir la révolution. Il reste alors une seule solution aux élites : transformer les institutions politiques et donner le pouvoir au peuple; en d’autre terme, instaurer la démocratie. En démocratie, c’est au peuple (plus exactement à l’élécteur médiant) qu’il revient de fixer le taux de taxation. Comme l’électeur médian fait partie des pauvres, ce taux sera forcément plus élevé qu’en dictature. Mais en donnant le pouvoir au peuple, les élites parviennent ici à rendre leur engagement crédible et donc à éviter la révolution. En se liant les mains, les élites parviennent ainsi à sauver leur peau.    

Bien entendu, le déroulement du jeu dépend de la valeur des différents paramètres, notamment a et c. Notamment, Acemoglu et Robinson montrent que :

* quand le coût de la révolution est trop élevé par rapport aux inégalités (a<c), la menace de révolution n’est pas crédible et les élites maintiennent les taxes à 0.

* si a>c mais que c reste relativement élevé, il existe un taux T* de taxation qui permet aux élites d’éviter la révolution sans démocratiser.

* Quand c est faible, les élites sont contraints de démocratiser pour rendre leurs engagements crédibles.

* Quand les inégalités sont très importantes, de sorte que le peuple est plus intéressé par la révolution que par la démocratie, alors les élites ne peuvent rien faire… sauf si l’on introduit la possibilité d’une repression par le pouvoir : on constate alors que la démocratisation est fonction non-monotone du degré d’inégalité dans une société. Quand les inégalités sont trop faibles ou trop fortes, il n’y aura pas démocratisation car soit le peuple n’aura pas intérêt à faire la révolution, soit le pouvoir aura intérêt à la réprimer.

Le point intéressant ici, par rapport à l’exemple de la chasse au cerf, est que la création de la contrainte est expliquée de manière endogène par le modèle. Dans la chasse au cerf, il faut recourir à un argument ad hoc pour expliquer la création de la société de chasse. Acemoglu et Robinson parviennent quant à eux à intégrer dans leur modèle la création volontaire de cette contrainte.

D’ici quelques jours, je reviendrai plus en détail sur l’ouvrage d’Acemoglu et Robinson. 

2 Commentaires

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2 réponses à “Pour être libre il faut parfois savoir se lier les mains

  1. Atsoum

    Article très intéressant mais le parallèle avec l’arbitrage ne me semble pas pertinent (en tout cas dans le monde actuel). L’arbitrage, c’est grosso modo, le recours à un juge privé plutôt qu’à un juge public (rapidité de traitement des litiges, confidentialité de la procédure et de la décision,…). Sauf à considérer que l’exemple se situe dans un univers sans institution judiciaire, je ne vois pas ce qu’apporte ce parallèle. Avec nos institutions, il y a toujours un juge compétent en cas de litige.

  2. C.H.

    C’est vrai, à la réflexion, l’exemple de l’arbitrage n’est pas terrible. Disons que le fait même d’accepter une clause d’arbitrage dans un contrat et le signe que chaque partie est bien intentionnée. L’arbitrage génère moins de coûts de transaction que le recours au juge public…

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