Les fondements de la propriété intellectuelle

Très intéressant billet de Chris Dillow qui s’interroge sur les raisons d’être de la propriété intellectuelle. Dillow met deux points en avant sur lesquels il est bon d’insister : les droits de propriété sont une construction sociale et dans les faits la propriété (dans ses trois dimensions juridiques, usus, abusus et fructus) est toujours limitée au sein d’une société. Dans le cadre du débat sur le téléchargement en ligne et des revendications de l’industrie du disque, ces deux éléments sont importants.

Concernant la dimension « construction sociale » des droits de propriété, il faut souligner qu’il y a souvent une confusion qui est faite entre possession et propriété. La possession est un fait naturel, observable, qui découle de l’appropriation physique par un individu d’un objet tangible. Pour autant, la possession n’est pas équivalente à la propriété. D’une part, il y a plein de biens intangibles et incorporelles que l’on ne peut « posséder » au sens physique du terme, ou alors de manière très limitée. C’est notamment le cas de tous les biens qui peuvent être répliqués pour un coût marginal nul… comme un morceau de musique. D’autre part, avoir un droit de propriété sur un objet est plus que le posséder : c’est faire que la communauté sociale dans son ensemble reconnaisse comme légitime (ce qui ne veut pas dire « juste ») cette possession. C’est en sens que la notion de propriété est une construction sociale, dans le sens où elle repose sur un accord tacite où les non propriétaires reconnaissent et respectent (pour plein de raisons, dont la menace de sanctions) la propriété d’autrui. On peut conjecturer que la propriété a émerger de la possession (voir mon billet sur la « stratégie du bourgeois« ) pour les biens tangibles, mais ce ne peut être le cas pour les biens intangibles sur lesquels porte la propriété intellectuelle.

Dillow fait par ailleurs remarquer que la propriété, dans toutes ses dimensions, est toujours socialement limitée. Ceci lui fait dire que la justification de la propriété intellectuelle en termes de justice n’a rien d’évidente : le fait de créer quelque chose n’amène pas de facto à un droit de propriété total et inaliénable. Les droits de propriété sont toujours bornés dans leur étendue et dans l’usage que l’on peut en tirer. Le cas de la musique et de tous les biens intangibles est extrême : dans la mesure où ces biens ne peuvent être appropriés au sens physique du terme, leur propriété est entièrement une affaire de convention sociale. Il en va différemment des biens physiques dont l’appropriation a pu faire émerger spontanément, comme je l’ai dit, des droits de propriété.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que dans l’absolu, la propriété intellectuelle n’a aucun fondement « naturel ». Des auteurs comme Robert Sugden et Ken Binmore suggèrent que la notion de « justice » est empiriquement fondée, que les individus rationnalisent comme étant « juste » une situation (comme la répartition des droits de propriété) par un phénomène d’habituation. Par conséquent, a posteriori la propriété intellectuelle telle qu’elle est appliquée dans l’industrie musicale peut également sembler juste parce que c’est l’arrangement institutionnel qui a prévalu.  Mais cela suggère que l’on pourrait trouver d’autres arrangements institutionnels tout aussi « justes ». Au contraire des biens tangibles dont le fait qu’ils soient toujours au préalable « possédés » rend l’émergence de droits de propriété quasi-inévitable, on peut tout à fait imaginer une société sans propriété intellectuelle. Cela ne veut pas dire que la propriété intellectuelle est à éliminer. Il y a notamment l’argument utilitariste : si la création artistique n’est plus protégée (sous-entendue, comme actuellement), alors il n’y aura plus d’incitation à produire. C’est un argument qui doit être évalué empiriquement au cas par cas suivant les secteurs. Concernant l’industrie musicale, Dillow indique qu’il n’est pas véritablement convaincant.

Bref, la propriété intellectuelle n’est pas un effet émergent de la possession physique, en termes de justice elle se rationalise ex post plus qu’elle ne se justifie ex ante et l’argument utilitariste est peu porteur en ce qui concerne la musique. L’évolution technologique, en rendant la circulation des biens immatériels encore plus aisée, ne fait qu’aggraver le manque de fondement de la propriété intellectuelle. Sur quoi repose-elle alors ? A mon avis, d’une part sur le poids de l’industrie musicale en termes de pression sur le pouvoir politique et, peut être, malgré tout sur un certain sentiment inné de justice de la part des individus. Les travaux en économie comportementale ont montré que les individus ont certaines éxigences éthiques dans l’échange. Dans une conception empiriste de la justice, on peut conjecturer que ces exigences éthiques sont elles-mêmes un produit de l’habitude de vivre dans une société aux droits de propriété bien définis. Les fondements de la propriété intellectuelle sont peut être là : la croyance dans le caractère « juste » de la propriété intellectuelle est le résultat de l’institutionnalisation de longue date de droits de propriété sur tous les biens tangibles, droits qui sont eux-mêmes perçus comme justes. 

7 Commentaires

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7 réponses à “Les fondements de la propriété intellectuelle

  1. Henri Tournyol du Clos

    Joli lapsus : « un morceau de physique ». Avez-vous vu de belles expositions de chimie récemment?

    Re : propriété intellectuelle. Merci d’en avoir remis une couche, mais j’ai malheureusement l’impression qu’il s’agit là d’une tache d’alphabétisation sans fin. Même Telos, pourtant pas a priori une bande d’ignares, publie régulièrement des inepties sur le sujet dues à une dénommée Monique Dagnaud qui étale à longueur de page son ignorance crasse sur les notions de bien public, bien privé, tarification des biens publics, brevetabilité, etc

  2. C.H.

    Effectivement, voilà un beau lapsus. Le pire c’est que j’ai horreur de la physique-chimie… A mon avis, c’est parce que j’avais en tête la distinction bien physique/bien intangible.

    A part ça, je crois au vertu du bourrage de crâne et de la répétition. Persévérons, persévérons…

  3. elvin

    Je recommande cet article que j’ai trouvé passionnant : http://mises.org/story/3631.

    En gros, l’auteur, après avoir précisé en quoi consistent concrètement les droits de propriété, introduit une analyse utilitariste de l’attribution de ces droits (ce qui est inhabituel pour un « autrichien », qui sont généralement plutôt portés vers les justifications déontologiques) en faisant intervenir les coûts sociaux nécessaires pour faire respecter ces droits. Il en déduit que le principe lockéen de l’appropriation est optimal, et qu’au contraire la propriété intellectuelle est injustifiable, mais que l’Etat promeut ce concept parce qu’il y a intérêt.

    A mon avis une lecture très stimulante même pour ceux qui ne partagent pas les positions résolument libertariennes de l’auteur.

  4. Episteme

    J’ai quelques remarques-questions sur votre texte. Si j’ai mal compris votre argumentaire, je m’en excuse.

    D’abord, vous dites que la propriété intellectuelle ne  »peut » pas émerger(spontanément) de l’appropriation des oeuvres sur lesquels portent la propriété intellectuelle. Si j’ai bien compris votre raisonnement, c’est qu’il ne peut être question d’appropriation de ces oeuvres du fait qu’elles soient intangibles. Mais alors que dites vous des activités économiques impliquées par l’édition, notamment l’impression et la distribution des oeuvres? Ne pourrait-on pas concevoir que ce sont des appropriations  »physiques » de biens, même intangibles? Ne pourrait-on pas concevoir que de ces activités commerciales a pu  »émerger » la propriété intellectuelle ainsi que ses prolongements juridiques(droit coutumier et droit d’auteur)? Ne pourrait-on pas concevoir qu’elles se soient réparties de manière progressive selon un processus  »naturel », impliquant l’assentiment de l’auteur une édition particulière?

  5. C.H.

    Effectivement, vous avez raison. Seulement, si l’on prend votre exemple de l’édition, il faut prendre le soin de distinguer le support matériel (le livre) de son contenu (la succession de mots et de phrases qui forme un texte). Le premier est un bien tangible, physiquement appropriable. Le second est intangible, êt surtout il peut être dupliqué à l’infini pour un coût marginal quasi-nul.

    Mon idée est la suivante : certains travaux (certes un peu spéculatifs) tendent à montrer que la propriété a pu émerger à partir d’interactions entre des individus possesseurs et des individus non-possesseurs. L’émergence de la propriété serait le résultat de l’observation faites par chaque individu que les possesseurs tendent à se montrer hostile envers ceux qui cherchent à s’emparer de leur possession. Ce récit peut fonctionner pour les biens physiques, mais me parait beaucoup moins évident pour ce que l’on peut appeler les « idées », par exemple n’importe quel texte. La raison en est que, à partir du moment où une idée est rendue publique (i.e. son auteur l’exprime d’une manière ou d’une autre) il n’y a aucun moyen simple d’empêcher sa réappropriation par autrui. Le problème, c’est qu’en fait une idée est une sorte de bien public : il y a non rivalité et non excluabilité (en dehors d’un dispositif juridique complexe).

    Maintenant, vous avez raison, il peut y avoir eu coévolution entre le support et les idées, comme dans le cas du livre. Mais l’évolution actuelle tend à faire diminuer l’importance des supports. Dans le livre, on a l’exemple du Kindle. Si vraiment la propriété intellectuelle a résulté d’une coévolution support/idée, alors je conjecture que la numérisation croissante des contenus va affaiblir la propriété intellectuelle.

    J’espère que mon raisonnement (qui était un peu confus dans le billet il est vrai) vous parait plus clair.

  6. yoyo

    Peut être ai-je mal compris, mais, Lorsque vous dites:

    « se montrer hostile envers ceux qui cherchent à s’emparer de leur possession. Ce récit peut fonctionner pour les biens physiques, mais me parait beaucoup moins évident pour ce que l’on peut appeler les “idées” »

    Est ce que cela s’applique aussi au brevets en tous genre? Parceque dans ce cas là, les exemples d’hostilité sont plutôt légions… Si je faisait des copier/ coller de votre site sur un site que je créerais en m’en attribuant le mérite, ne me mettriez vous pas votre poing dans la figure si vous le pouviez?

    Probablement qu’il y a fort fort longtemps, un individu qui avait des idées pour chasser le mammouth et donc nourrir sa tribus était mieux vu que les autres et avait donc plus de chance de survivre…

    Pour ce qui est du coup pour la société, où il serait plus cher de lutter contre que de tout partager. Cela prend-il en compte que les spécialistes de la musique devraient se reconvertir à d’autre choses? (je ne parle pas uniquement des musiciens, mais de toute la technique qui suit).

    Elvin, l’Etat n’est-il pas censé nous représenter et ainsi, ce qui est inintéressant pour lui l’est pour nous?

  7. elvin

    « l’Etat n’est-il pas censé nous représenter ? »
    C’est tout le problème : c’est ce que disent les hommes de l’Etat pour se légitimer, mais est-ce bien la réalité ? Et même s’il représente une majorité des citoyens, quels droits cela lui donne-t-il sur les autres ?
    Réponse libérale à la question 1 : non ; à la question 2 : aucun.
    Ca dépasse largement la question de la propriété intellectuells, mais puisque yoyo pose la question…

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