En philosophie de l’esprit, le principe de survenance indique qu’un évènement (ou un ensemble de propriétés) mental M (un désir, une intention, une douleur) est entièrement déterminé par un évènement (ou un ensemble de propriétés) physique P localisé dans le cerveau. Formellement, le principe peut s’exprimer de la manière suivante : un ensemble A survient d’un ensemble B si toute différence entre deux ensembles A et A’ provient nécessairement d’une différence entre B et B’. Le principe de survenance est un des principaux arguments en faveur du physicalisme réductionniste en philosophie de l’esprit, et il est souvent étendue à d’autres domaines pour défendre une forme ou une autre d’individualisme ou de « naturalisme ». J’ai déjà essayé de montrer à de nombreuses reprises ici que même si l’on accepte le principe de survenance dans les sciences sociales, celui-ci ne constitue pas un argument en faveur du réductionnisme pour autant.
Dans un récent billet, Daniel Little revient sur le principe de survenance appliqué au domaine social et souligne les difficultés auxquelles il conduit, en particulier si on l’associe à d’autres concepts tels que celui de dépendance au sentier. Si je le comprend bien, l’argument de Little est épistémologique, dans le sens où la meilleur explication de l’existence de l’état macro-social X n’est pas forcément l’ensemble Y d’actions individuelles à partir duquel X survient, mais la dépendance de X à un ensemble d’actions passées Y = [Yt-1, Yt-2, …] généré par un ou plusieurs mécanismes sociaux. Sans reprendre l’argument de Little, je voudrais développer une idée similaire en partant des problématiques liées à l’agrégation des préférences et des jugements bien connues des économistes. En fait, je vais suggérer trois manières par lesquelles les mécanismes d’agrégation affaiblissent le principe de survenance, sans pour autant le réfuter en tant que tel (ce qui semble impossible). Le cadre général de réflexion est le suivant : prenez un profil de préférences ou de jugements individuels [B1, B2, …, Bn] dans un groupe G composé de n agents et notez B le profil de jugements collectifs ou de préférences collectives (dans ce dernier cas, B est un ordre de préférences). On définit une fonction d’agrégation f tel que B = f ([Bi]iεG). Les profils de jugements/préférences individuels et collectifs ainsi que la fonction f doivent satisfaire un certain nombre de propriétés que j’ignore pour l’instant. La fonction f formalise un mécanisme d’agrégation par lequel un ensemble de profils individuels est transformé en profil collectif. Lire la suite