L’économie des droits de propriété, dont les développements ont conduit à l’émergence de la théorie des contrats incomplets (voir ce papier d’Aghion et Holden ou celui-ci de Tirole pour une bonne présentation) est la branche de la science économique qui s’intéresse à la manière dont l’allocation des droits de propriété affecte le comportement des agents au travers des incitations mises en place, et quelles sont les incidences en termes d’efficience. Si le « théorème de Coase » indique que l’allocation initiale des droits de propriété est neutre du point de vue de l’efficience, cela n’est vrai que si les coûts de transaction sont nuls et, de manière plus générale, si les contrats sont complets. Dès lors que les contrats sont incomplets (notamment si une information n’est pas observable ou vérifiable), l’allocation initiale n’est pas neutre et la théorie des contrats incomplets suggère que, du point de vue de l’efficience, les droits de propriété sur un actif doivent être alloués aux agents dont l’investissement marginal est le plus productif.
Dans ce working paper, l’économiste Geoffrey Hodgson souligne toutefois que ce que la théorie des droits de propriété appelle « droits de propriété » relève en fait davantage de la possession, autrement dit du contrôle effectif d’un actif. Effectivement, le critère de la propriété dans cette branche de la science économique est celui du contrôle résiduel d’un actif, autrement dit le fait d’avoir un pouvoir délibératif dans son usage, toute chose égale par ailleurs. Par extension, modifier l’allocation des droits de propriété revient à modifier l’identité des bénéficiaires résiduels, ceux dont les gains sont affectés à la marge par l’usage de l’actif. Un simple exemple de type principal-agent permet de comprendre ce point.
Soit un individu A qui en sa possession une technologie T qui peut permettre la production d’un bien X. A a deux possibilités : soit utiliser T directement pour produire X, soit déléguer l’usage de T à un agent B. L’intérêt de déléguer est que B dispose de compétences spécifiques que n’a pas A et qui peuvent lui permettre de fabriquer à un coût moindre. Cela dépend néanmoins du niveau d’effort que fournit B : plus cet effort est important, plus en moyenne les coûts de production de X seront faibles. Cependant, des facteurs aléatoires indépendants de A et B affectent les coûts de production à niveau d’effort donné. On suppose enfin que A observe les coûts de production de X mais pas directement l’effort fournit par B. Si l’effort est couteux pour B, A doit donc trouver un dispositif incitatif pour amener B à fournir l’effort optimal. Ce schéma incitatif doit assurer à B un gain supérieur à son option de réserve (la contrainte de participation) et être compatible avec la fonction de meilleure réponse de B qui détermine l’effort de celui-ci en fonction du schéma incitatif (la contrainte d’incitation). Ici, A est le bénéficiaire résiduel de l’effort de B et c’est en ce sens qu’il est propriétaire de la technologie T. Un dispositif incitatif possible consiste précisément à transférer une partie du bénéfice résiduel à B, autrement dit à l’intéresser aux résultats.
Clairement, cette définition de la propriété ne correspond pas à la définition commune, « légale ». Après tout, un salarié intéressé qui perçoit un intéressement n’est pas légalement un propriétaire de l’entreprise dans laquelle il travaille. Est-ce seulement un problème de sémantique ? L’argument de Hodgson est que cette conception purement « économique » de la propriété conduit à ignorer l’importance de la dimension morale et légale, laquelle peut avoir une incidence sur le comportement des agents.
La pertinence de cet argument dépend il me semble du niveau d’analyse auquel on se place. La théorie des contrats incomplets est essentiellement (pas uniquement) tournée vers la question des schémas incitatifs efficients dans des structures organisationnelles bien déterminées (comme la firme). Dans ce cas, il me semble que la critique de Hodgson tombe à plat : effectivement, les économistes ne s’intéressent alors pas à la propriété au sens commun, mais à la propriété*, un concept scientifique parfaitement clair sur le plan analytique. Du point de la philosophie des sciences, critiquer des scientifiques parce qu’ils utilisent un concept scientifique qui ne correspond pas au vocabulaire courant n’est pas pertinent. En revanche, l’argument a plus de poids à un niveau plus macroéconomique. La notion de propriété au sens courant a une dimension légale et morale significative sur le plan économique. Hodgson cite par exemple le fait qu’un titre de propriété légalement reconnu peut servir de « collatéral » dans une relation de crédit notamment. Les droits de propriété reconnus sur le plan légal ne sont également pas neutre sur un plan moral et confère des pouvoirs déontiques à leurs détenteurs, pouvoirs déontiques « acceptés » par l’ensemble de la population.
En fait, et même si Hodgson ne présente pas les choses ainsi, on peut considérer la propriété comme un fait institutionnel au sens de Searle : une règle constitutive qui assigne un statut à un individu, statut qui confère à cet individu un ensemble de pouvoirs déontiques collectivement reconnus au sein de la population. Réduire la propriété à une régularité comportementale générée par un réseau d’incitations ne permet pas de saisir l’intégralité de ce fait institutionnel. Ce point fait écho à une critique de deux articles de Smit, Buekens et du Plessis que j’ai évoqué ici (et que j’ai développé dans plusieurs de mes récents papiers). Ces auteurs développent une « ontologie de l’institution » où cette dernière est appréhendée comme une régularité de comportement autour d’un objet (un actif ou un territoire pour l’institution de la propriété) générée par un ensemble d’incitations. Le contenu de ces incitations n’a pas d’importance pour caractériser l’institution. Or, il me semble que c’est précisément ce point que rejette Hodgson pour ce qui concerne la propriété, et que je rejette de manière plus générale pour les institutions : le « fait institutionnel » est en partie caractérisé (« constitué ») par la raison pour laquelle les individus génèrent la régularité de comportement par leurs choix. Cette raison, c’est l’institution en tant que représentation par les agents de l’interaction à laquelle ils prennent part. Prenons un simple exemple : pour décrire l’émergence de la « propriété » chez les animaux, les biologistes ont coutume d’utiliser le jeu « hawk-dove ». Un équilibre corrélé de ce jeu correspond à une situation où le « possesseur » joue « hawk » et le non-possesseur joue « dove ». Cet équilibre corrélé est considéré comme représentant une institution de la propriété. On peut sans peine transposer l’analyse aux êtres humains.
Quelle est la différence entre ce jeu appliqué aux animaux et ce jeu appliqué aux humains. Dans le premier cas, les joueurs (les animaux) sont génétiquement programmés pour implémenter l’équilibre corrélé. Dans le second, l’institution de la propriété ne se réduit pas à la régularité de comportement implémentée par l’équilibre corrélé ; elle est constitutive de la représentation du jeu qu’ont les agents notamment en termes de connaissance et de croyance sur ce que vont faire les autres. Sur un plan technique, mon argument est que l’institution est un jeu épistémique, c’est-à-dire une interaction caractérisée par une distribution de l’information spécifique et par un traitement particulier de cette information par les agents au travers de leur raisonnement et de leur interprétation. C’est cette dimension interprétative qui confère à l’équilibre corrélé le statut d’institution de la propriété dans le second cas, alors qu’elle est totalement absente dans le cas des animaux.