Dans une intéressante réflexion sur la contribution de Jean Tirole à la science économique, Arnaud Parienty écrit :
Le postulat de base de Jean Tirole est que les individus, qu’il s’agisse de directeurs financiers, de traders ou du personnel politique, agissent en fonction de la structure des incitations, notamment financières, qu’ils rencontrent dans leur activité. « People repond to incentives », comme résument Steven Levitt et Stephen Dubner dans Freakonomics. C’est le postulat fondamental de la microéconomie.
Prendre ce postulat comme base, même si les incitations en question sont complexes et même si les intérêts que les individus cherchent à satisfaire sont bien plus riches que l’argent (on peut faire intervenir dans les problèmes d’incitation les gratifications symboliques, les voix de ses électeurs, la culpabilité, la satisfaction de rendre les autres heureux et bien d’autres choses encore), range forcément Tirole dans le camp libéral.
C’est à vrai dire le seul passage du billet d’Arnaud Parienty où je suis en désaccord, mais comme l’erreur qu’il commet me semble importante, je tiens à la pointer du doigt. La devise « les individus répondent aux incitations » est-elle vraiment la marque du libéralisme. Bien sûr, on peut y voir une prise de position philosophique et morale selon selon laquelle l’être humain est fondamentalement guidé par ses intérêts (plutôt que par les idées par exemple). Dans ce cas, effectivement, on peut considérer que ce postulat est constitutif de la doctrine libérale (et encore…). Sauf que…
… sauf que les économistes, dans leurs travaux théoriques et appliqués, notamment dans le cadre de la théorie de l’agence, utilisent ce postulat d’une manière beaucoup plus prosaïque. Pour rappel, l’économie standard est basée sur un postulat méthodologique fondamental : décrire le comportement d’un individu comme la maximisation d’une fonction d’utilité. Cela implique que ce comportement révèle (ou bien est guidé par) des préférences qui forment un ordre cohérent, sans nécessairement supposer quoique soit concernant ce qu’il se passe dans la tête de l’individu ou même concernant ses motivations (égoïstes, morales, idéologiques, etc.). La théorie (micro)économique est fondamentalement agnostique sur ce genre de points.
Pourquoi les économistes procèdent-ils ainsi ? La théorie microéconomique est, dans cette perspective, un « problem-solving device« , c’est à dire une boîte à outils pour résoudre des problèmes théoriques ou empiriques bien précis. Il y a de multiples manières de décrire un comportement ; les économistes procèdent ainsi car cette approche a des propriétés formelles (mathématiques) utiles dans le cadre des problèmes que traitent les économistes. Contrairement à ce que suggère Parienty, on peut adopter cette approche sans prendre la moindre position sur la « nature humaine ». Ce qui ne veut pas dire que cette approche est neutre quand aux types de résultats auxquels elle mène (bien entendu). L’idée selon laquelle « les individus répondent aux incitations » n’est alors rien de plus qu’une tautologie et pas une proposition empiriquement falsifiable. Elle est vraie par définition car l’économiste appellera « incitation » tout ce qui peut expliquer le comportement de l’agent.
Pourquoi cette confusion alors ? En fait, les gens comme Levitt et Dubner que Parienty cite ont une grande responsabilité. Les ouvrages semi-académiques/semi-grand public qu’ils ont contribué à populariser ne s’embarassent évidemment pas du genre de subtilité que je viens d’évoquer. Comme Levitt et Dubner ne prennent aucune précaution, « les individus répondent aux incitations » prend vite la forme d’un slogan mi-politique mi-philosophique, surtout que ces auteurs emploient (à mauvais escient) une rhétorique free-market. Dans le cas de Levitt, tout cela est peut être du à un manque de rigueur, même si l’on ne peut complètement exclure le manque d’honnêteté intelletuelle, voire de sophistication méthodologique.