Dans son ouvrage Economics: Mathematical Politics or Science of Diminishing Returns?, le philosophe des sciences Alex Rosenberg défend l’idée que les scientifiques, y compris les économistes, doivent nécessairement prendre des positions philosophiques sur l’objectif de leur discipline et sur les règles méthodologiques qu’elle doit mettre en œuvre pour les atteindre. Le raisonnement de Rosenberg est le suivant : toute règle méthodologique, spécifique ou générique, prend la forme d’un impératif hypothétique du type,
Afin d’atteindre l’objectif scientifique x, il faut utiliser la règle méthodologique R.
Une règle méthodologique peut être commune à l’ensemble des disciplines scientifiques (ex : même cause, mêmes effets) ou spécifique à l’une d’entre elle (ex : en économie, tout modèle macroéconomique doit avoir des microfondements). Dans tous les cas, elle repose implicitement ou explicitement sur une théorie t qui consiste en un ensemble d’hypothèses sur les mécanismes régissant le monde naturel ou social, hypothèses qui expliquent pourquoi la règle R est efficace (ou au contraire ne peut être efficace). On peut alors écrire l’impératif hypothétique R(t ; x) :
Etant donné l’objectif scientifique x et sur la base de notre théorie t sur les mécanismes régissant le monde naturel/social, nous devons suivre la règle R.
Il est possible que t soit faux et que malgré tout la règle R(t ; x) fonctionne, ce qui implique dans ce qu’il y a une autre théorie t’ qui permet d’expliquer pourquoi R permet d’atteindre x en dépit du fait que t soit faux. En revanche, le fait que t soit vraie n’est pas en soi une explication à son utilisation par les scientifiques. Cette dernière est à chercher dans d’autres mécanismes régissant le fonctionnement de la discipline scientifique.
Rosenberg met en avant l’asymétrie entre la règle R et la théorie t : le succès ou l’échec de la règle R s’explique toujours d’une manière ou d’une autre par la théorie t (ou une autre théorie t’). Mais la réciproque n’est pas vraie : le caractère vrai ou faux de t n’est pas déterminé par le succès ou l’échec de R. Il en découle que les théories t ont un caractère prescriptif relatif aux règles R lorsqu’elles sont mises en relations avec les objectifs x qui doivent être poursuivis. Si je considère que l’objectif de la science est x et que la théorie t est vraie, alors la conjonction de ces deux éléments me permet, parmi l’ensemble R des règles méthodologiques possibles, de séparer les règles valides et non-valides, voire même de les hiérarchiser.
Il découle de ce cadre d’analyse plusieurs points intéressants. Un premier élément significatif pour le philosophe des sciences est qu’il est possible de procéder à une « triangulation » à partir de laquelle on peut déterminer l’un des éléments du profil < R, x, t > lorsque l’identité des deux autres est connue. Cette approche permet ainsi de distinguer plusieurs démarches types en philosophie des sciences. Ainsi, la démarche « positiviste » va typiquement considérer que x et t sont donnés, ce qui contribue à déterminer les « bonnes » règles méthodologiques R que les scientifiques doivent mettre en œuvre. A l’opposé, une démarche naturaliste va plutôt consister à partir du fait que R et t sont déterminés (par les scientifiques eux-mêmes), ce qui permet d’inférer les objectifs x qu’ils poursuivent. Une dernière possibilité est d’inférer les théories t considérées comme vraies à partir de la connaissance de R et x. Cette dernière approche, sur la base d’un jugement sur le statut épistémique des théories t, permet au philosophe de développer un jugement normatif sur les règles méthodologiques adoptées par les scientifiques dans une discipline donnée. C’est précisément l’approche qu’adopte Rosenberg dans son ouvrage.
En effet, tout en rejetant le positivisme, Rosenberg développe une critique de que l’on peut appeler le naturalisme en philosophie des sciences (Rosenberg n’utilise pas ce terme) et qu’il associe en particulier à la thèse de McCloskey sur la place de la rhétorique en économie. Le naturalisme que critique Rosenberg considère que la science est indépendante de toute considération philosophique et, dans sa version extrême, que la science n’existe pas comme mode de production de connaissances avec un statut privilégié (c’est le fameux anarchisme épistémologique de Feyerabend que McCloskey reprend plus ou moins à son compte). Dans cette optique, la philosophie des sciences n’existe pas vraiment, il ne reste que l’histoire et la sociologie des sciences : on ne peut que décrire les pratiques des scientifiques (les règles R) et les théories sous-jacentes qu’ils mobilisent, et sur cette base en déduire les objectifs qu’ils poursuivent. Le point de vue philosophique n’intervient jamais dans ce processus.
Rosenberg rejette (avec raison) ce naturalisme nihiliste en montrant qu’il est intrinsèquement basé sur une contradiction. La raison tient au fait qu’au niveau de généralité le plus élevé, les théories t contiennent nécessairement des propositions métaphysiques sur la nature du monde naturel ou social. Il en découle que, même dans un cadre naturaliste om l’on considère que t et R sont donnés, les objectifs x poursuivis par les scientifiques sont eux-mêmes imprégnés de considérations philosophiques. Autrement dit, les scientifiques ne peuvent pas faire l’économie d’une prise de position philosophique sur la nature du monde et sur les objectifs qu’ils doivent poursuivre au travers de leur activité. C’est sur base que Rosenberg considère qu’il est légitime pour les philosophes des sciences de se prononcer sur ce que devrait être x ainsi que sur le statut épistémique des théories t, ce qui implique qu’ils peuvent alors porter un jugement sur les règles R qui sont valides ou non-valides. Le tour de force de Rosenberg est de retrouver l’une des conclusions du positivisme (il existe des règles méthodologiques valides dans le cadre de la pratique scientifique) tout en évitant ses principaux écueils.
Cette conception de la philosophie des sciences sert de point de départ à Rosenberg pour critiquer sévèrement la science économique dans son ouvrage. Au niveau d’abstraction le plus élevé, l’objectif x de toute discipline scientifique est la production de connaissance et Rosenberg soutient que l’accroissement de l’efficacité prédictive doit être l’un des objectifs majeurs de toute discipline scientifique dans ce cadre. Or, d’après lui, la science économique n’a pas mis en œuvre les bonnes règles méthodologiques pour atteindre cet objectif, en partie parce que les économistes s’appuient sur des théories concernant le monde social qui sont erronées (l’hypothèse de rationalité par exemple). Rosenberg arrive à la conclusion que la meilleure défense de la science économique est d’interpréter cette dernière comme branche des mathématiques.
Comme je l’indique plus haut, la critique du naturalisme « nihiliste » est totalement justifiée. En même temps cependant, la reformulation du positivisme qui sert de fondement au diagnostic sévère que Rosenberg porte sur la science économique est elle-même discutable, notamment parce qu’elle ignore qu’il existe des versions plus raisonnables du naturalisme en philosophie des sciences. Il est exact que le philosophe des sciences naturaliste va généralement s’appuyer sur deux présupposés :
1) L’activité scientifique peut consister dans la poursuite de multiples objectifs (prédiction, contrôle, compréhension, etc.) dont la légitimité dépend du point de vue des scientifiques eux-mêmes
2) Les règles méthodologiques mobilisées par les scientifiques, et les théories sur lesquelles elles reposent, sont des faits qu’il s’agit de clarifier, de décrire et d’expliquer.
A ces deux présupposés « ontologiques », s’ajoute un postulat méthodologique :
3) Afin de rendre compte des règles, théories et objectifs adoptés par les scientifiques dans une discipline donnée, il est nécessaire d’utiliser les théories et outils méthodologiques développés dans les sciences.
Ce postulat méthodologique implique ainsi que le philosophe des sciences peut/doit utiliser la sociologie, l’économie ou autres (la théorie de l’évolution par exemple) pour rendre compte des pratiques scientifiques. Il est important de noter que ce naturalisme, ainsi formulé, n’implique pas la séparation science/philosophie que Rosenberg rejette. Une discipline scientifique peut en effet se caractériser comme une communauté épistémique qui s’organise autour d’un ensemble de normes et de conventions qui définissent à la fois les objectifs poursuivis, les règles méthodologiques suivies et les théories mobilisées. De ce point de vue, les pratiques des scientifiques ne sont jamais complètement arbitraires car elles sont partiellement déterminées par des contraintes naturelles, techniques et sociales. En langage de théorie des jeux, on peut dire que les normes scientifiques doivent être des équilibres dans le sens où elles doivent reposer sur des comportement que les scientifiques peuvent et ont intérêt à adopter durablement. Mais la sélection de l’équilibre effectif parmi la multitude possible va dépendre de contingences historiques et philosophiques que le philosophe des sciences peut s’appliquer à révéler (ex : le point de vue – tacite – des économistes sur la nature de la causalité peut expliquer certaines normes relatives à la manière de tester empiriquement les propositions théoriques).
Une chose est certaine en revanche : le philosophe naturaliste sera naturellement moins enclin à porter des jugements normatifs sur les pratiques des scientifiques. Et s’il le fait, ce sera la plupart du temps sur la base d’arguments scientifiques et non philosophiques. Pour ne citer brièvement qu’un exemple, on peut considérer que l’une des conditions au développement et à l’évolution de la science comme institution a été sa capacité à accroitre l’aptitude des hommes à contrôler et à manipuler leur environnement, et non seulement à le « prédire ». Sans cette aptitude, nos sociétés se seraient moins développées et les moyens alloués aux développements scientifiques plus réduits. Si, sur la base de cet argument « évolutionnaire », on considère que le contrôle et la manipulation est un objectif scientifique légitime, alors on doit considérer qu’au moins certaines branches de la science économique (le mechanism design notamment) sont un véritable succès.
Réduite au résumé, la thèse de Rosenberg (« les scientifiques, y compris les économistes, doivent nécessairement prendre des positions philosophiques sur l’objectif de leur discipline et sur les règles méthodologiques qu’elle doit mettre en œuvre pour les atteindre ») serait une lapalissade, même si la plupart des économistes en sont inconscients ou se contentent de prendre les positions qui leur ont été inculquées par leurs maîtres, ou celles de la pensée dominante, sans se donner la peine de les critiquer ou même simplement de les comprendre.
La discussion qui suit, telle que résumée par Cyril, est plus intéressante. Mais le mot de « théorie » est ici très ambigu. Une discipline scientifique est définie d’abord par un domaine ou un sujet, généralement une partie du monde naturel et social observable : délimiter ou caractériser cette partie comporte une part de « théorie », d’une part sur le monde naturel ou social en général, d’autre part sur la partie qu’on cherche à caractériser en particulier. Si bien qu’avant même de parler de t, de x et de R au sens de Rosenberg, la démarche scientifique part nécessairement d’un ensemble d’énoncés issus soit des autres sciences, soit de l’observation de la « partie du monde » choisie comme objet de la discipline. Et puisque nos moyens d’observation sont limités et imparfaits, nos observations peuvent être fausses, donc tout résultat d’observation s’exprime en fait par un énoncé théorique. C’est ce que j’appellerai une « théorie zéro » de la discipline.
La vraie démarche scientifique consiste à établir d’abord cette théorie zéro (de quoi on va parler, et en faisant quelles hypothèses extérieures à ce domaine) puis en déduire les x possibles (étant donné la nature du sujet, quels objectifs la discipline peut-elle légitimement se fixer?) et enfin les R (étant donné la nature du sujet, par quels moyens peut-on atteindre ces objectifs ?)
C’était en gros la démarche des économistes jusqu’à la fin du XIXe siècle, pour qui l’économie, en tant que science humaine, n’est pas susceptible de prévisions exactes. Donc ses objectifs ne peuvent être que du registre de la compréhension, pas de la prédiction ni a fortiori du contrôle, et ses méthodes ne peuvent pas être mathématiques. Thèses exposés par exemple par Say , Cairnes et JS Mill, puis développées par Mises à partir du constat « en économie, il n’existe pas de constantes, dont tout acte de mesure est impossible » et réexposées en détail par Hayek.
Alors que depuis le début du XXe siècle, l’attitude qui définit l’économie mainstream est « comme dans toutes les autres sciences, l’objectif est le contrôle de l’environnement et la méthode est les mathématiques ». R et x étant ainsi posés, reste à construire t pour que ça marche. Mais pour ça, il faut inventer un t tellement éloigné de va réalité observable que Rosenberg en conclut (voir résumé sur le site d’Amazon en anglais) :
« for these to make any sense at all in the face of the continued empirical disconfirmation of these tenets and the seeming uselessness for any political purpose of modelling on this basis, the only real way to understand neoclassical economics as a science is then to see it as a peculiar branch of applied mathematics. This branch then concerns itself, analogous to Euclidean geometry, with applications of mathematical deduction of a series of axioms about individual choice within the boundaries of an extremely restricted space (the Sonnenschein-Mantel-Debreu conditions). »
Là-dessus nous sommes bien d’accord. Moins quand il légitime cette démarche en affichant un optimisme irraisonné : « one can never know what mathematical abstractions may turn out to be useful in the future for other sciences». Excuse courante et bien facile. Pour les autres sciences et dans un avenir plus ou moins lointain, je ne sais pas, mais pour l’économie, aujourd’hui, c’est quand même non jusqu’à nouvel ordre.
Le problème, c’est que les constructions mathématiques dont parle la soi-disant « économie » sont désignées par des mots empruntés au vocabulaire de la vraie économie : agent, bien, marché, firme, etc. Ça permet hélas de manipuler l’environnement, grâce à l’ignorance généralisée en économie, notamment des politiques, de leurs conseillers et des citoyens, Comme si les joueurs d’échecs ouvraient des centres équestres, des hôpitaux psychiatriques ou des cabinets d’architectes en faisant valoir qu’ils maîtrisent les cavaliers, les fous et le tours. Nous avons tous les jours la preuve que ça ne permet pas de le « contrôler » de façon efficace, c’est-à-dire telle que les résultats seraient conformes aux objectifs.