La théorie des préférences révélées : redondante et inutile ?

Sur son blog, l’économiste Lars Syll revient sur la place de la théorie des préférences révélées (TPR), développée par Paul Samuelson dans les années 1930 et 1940, au sein de l’analyse économique contemporaine. Syll développe trois critiques qui sont supposées être complémentaires :

1) La TPR aboutit ultimement à une simple reformulation, logiquement équivalente, de la théorie de l’utilité ordinale, alors que l’objectif initial de Samuelson (comme il l’indique explicitement dans son article de 1938) était de débarrasser la théorie du consommateur du concept d’utilité et autres concepts « psychologisants ».

2) Les axiomes de la TPR sont régulièrement violés sur le plan expérimental.

3) La TPR (comme la théorie de l’utilité ordinale) est infalsifiable et est donc empiriquement non-informative.
On peut noter qu’il est difficile de voir comment on peut réconcilier les points 2 et 3 dans la mesure où la violation des axiomes de la TPR (tel que l’axiome faible des préférences révélées) implique forcement que cette dernière soit testable. Si on ignore ce « détail », il me semble que ces trois éléments de critique sont discutables, voir fragiles.

Sur un plan purement historique, l’interprétation selon laquelle le programme de recherche amorcé par Samuelson ait finalement « seulement » abouti à établir l’équivalence logique entre la TPR et la théorie de l’utilité ordinale est constitutif de l’échec de ce programme est fausse. Ainsi, il n’est pas du tout évident que Samuelson, en particulier dans son article de 1938, ait cherché à établir autre chose que cette équivalence logique. C’est en tout cas le point de vue de Wade Hands dans un important article sur l’histoire de la TPR ainsi que celui de Don Ross dans son récent ouvrage. Le premier distingue la TPR « traditionnelle » de Samuelson et la TPR « empirique » développée notamment à la suite d’un article d’Afriat. De manière similaire, Ross oppose la TPR « mathématique » à la TPR « empirique ». La TPR traditionnelle ou mathématique est associée à l’article de 1938 de Samuelson et est interprétée comme un projet purement formel visant à démontrer formuler mathématiquement la théorie de l’utilité ordinale indépendamment de tout concept « mental » ou « psychologique ». De ce point de vue là, le terme même de « préférences révélées » utilisé par Samuelson est impropre, car dans le cadre mathématique de la TPR, les préférences ne sont rien d’autre que des patterns de comportements. Quoiqu’il en soit, dans son article de 1938, Samuelson part de l’hypothèse que les fonctions de demande sont connues et définies pour l’ensemble des agents et des biens ce qui, clairement, n’a pas de sens sur un plan empirique. Ce n’est que bien plus tard qu’Afriat propose une méthode pour utiliser la TPR dans un cadre de données incomplètes concernant les choix des consommateurs. Le principe étant alors de définir des axiomes pour inférer les courbes de demande de ces données incomplètes. Pour le coup, il s’agit bien d’un objectif empirique.

Si l’on admet cette interprétation de l’histoire de la TPR, ce programme de recherche est-il vraiment redondant et inutile ? Si la redondance semble exclue, la question de l’utilité est complexe car il faudrait déjà pouvoir s’entendre sur un critère – et je n’en proposerai pas ici. On peut néanmoins relever un premier élément : la TPR, explicitement ou implicitement, est mobilisée par de nombreux économistes pour étudier la formation de la demande sur les marchés. Selon Hands, il existe même aujourd’hui un programme de recherche dit de la TPR « contemporaine » visant à faire de la TPR le cadre théorique constitutif de la science économique, ou au moins de la théorie du choix en économie. L’exemple le plus significatif est le manifeste de Gul et Pesendorfer, « The Case for Mindless Economics ». Dans une perspective plus philosophique, l’interprétation de l’analyse économique proposée par Don Ross sur la base de la philosophie de l’esprit de Dennett met la TPR au centre de la méthodologie constitutive d’une grande partie de la science économique. Ross parle d’ailleurs d’approche « néo-samuelsonnienne », ni comportementaliste (l’économie est distincte de la psychologie et n’étudie pas les mêmes objets ni n’utilise les mêmes méthodes) ni behavioriste (l’économie prend en compte le fait que les fonctions psychologiques latentes ainsi que des éléments externes tels que les normes peuvent influencer les choix).

Ces éléments ne prouvent pas que la TPR est utile ou pertinente dans l’absolu, mais seulement qu’au moins une partie des économistes continuent de l’utiliser et de lui accorder une certaine valeur. Qu’en est-il du caractère falsifiable ou non (et éventuellement falsifié) de la TPR ? L’idée selon laquelle la TPR a été falsifiée remonte notamment à plusieurs articles d’Amartya Sen dans les années 1970. Sen y montre très simplement comment l’axiome faible des préférences révélées, ou mêmes de conditions de cohérence des choix encore plus faibles, semble violées dès lors que l’on intègre des éléments externes à l’acte de choix lui-même, tel que des normes sociales. Cependant, il me semble que la critique de Sen est souvent mal interprétée : Sen ne prétend pas que la TPR est « fausse » ou « réfutée », mais qu’elle est inconciliable avec l’amalgame entre choix et bien-être personnel. Comme Sen l’indique clairement dans un de ses articles, dans le cadre de la TPR, on peut associer la relation binaire de préférence soit à une fonction de choix, soit à une mesure du bien-être personnel, mais pas aux deux à la fois. Si les préférences sont définies par les choix (comme c’est le cas dans la TPR), alors il faut abandonner l’idée que la TPR ait quoique ce soit à dire concernant le bien-être.

Sen montre par ailleurs très bien la flexibilité analytique de la TPR dès lors que l’on déconnecte le concept de préférence de celui de bien-être. Sen, et à sa suite d’autres auteurs (voir cet article par exemple), ont établit de manière très claire qu’il est toujours possible de définir une fonction de choix de telle sorte que n’importe quel pattern comportemental peut être rendu « cohérent » au sens de l’axiome faible ou de tout autre critère. Effectivement, comme l’indique Syll, cela rend la TPR infalsifiable en pratique : pour tout cas où un pattern comportemental semble violer un axiome donné, on ne peut pas savoir si cette violation est authentique (le comportement est réellement incohérent au sens de l’axiome) ou si elle résulte d’une mauvaise spécification de la fonction de choix ou du problème de décision (l’économiste a oublié que prendre une pomme quand c’est la dernière dans le panier ce n’est pas la même qu’en prendre une lorsqu’il en reste plusieurs). Une lecture naïvement poppérienne (j’insiste sur le naïvement) de la manière dont fonctionne la science nous amène à conclure que la TPR est inutile, ou en tout cas a-scientifique. Mais est-ce réellement le cas ?

On peut répondre à cette question en faisant l’analogie avec la théorie darwinienne de l’évolution. Sous une certaine acception, cette dernière semble reposer sur un principe circulaire qui l’a rend invulnérable à la réfutation empirique : l’évolution de la proportion de gènes dans une population est déterminée par le degré d’adaptation relatif qu’un gène procure à son porteur par rapport aux autres dans un environnement donné. Stricto sensu, cette proposition ne peut pas être réfutée parce que la notion de « degré d’adaptation » (ou de « valeur sélective » – fitness) n’est pas mesurable indépendamment de l’observation empirique des résultats de la sélection naturelle : l’entité est sélectionnée parce qu’elle est adaptée, mais elle est adaptée parce qu’elle est sélectionnée. La RPT souffre d’un « problème » similaire : la cohérence (« rationalité ») du comportement ne peut pas être testée indépendamment du contexte dans lequel prend place ce comportement.

Il est évident que cela ne rend pas la théorie de la sélection naturelle « inutile ». La raison essentielle est que cette dernière fournit un cadre théorique et conceptuel au sein duquel les chercheurs peuvent développer des stratégies et des méthodes de recherche pour résoudre des problèmes théoriques et empiriques plus spécifiques tels que « pourquoi certaines maladies génétiques persistent dans certaines populations ? ». Pour cela, la théorie de la sélection naturelle doit être complétée par des hypothèses auxiliaires. Il en va de même pour la TPR : elle fournit aux économistes un cadre à partir duquel il est possible de développer des stratégies de recherche pour répondre à des questions plus précises que « les agents sont-ils rationnels ». L’erreur est ainsi souvent de voir la TPR comme une « théorie de la rationalité », ce qu’elle ne saurait être en l’absence d’hypothèses plus spécifiques sur le contenu des préférences (ou sur l’influence des normes sur le comportement). C’est précisément le cœur de la critique de Sen : la TPR n’est pas une théorie de la rationalité et ne peut pas prétendre l’être, or la science économique a besoin d’une théorie de la rationalité. Si la TPR est conçue dans une perspective impérialiste à la Gul et Pesendorfer, alors effectivement elle est à jeter ; si elle est conçue comme un outil pour répondre à des problèmes théoriques et empiriques bien identifiés et adaptés, elle est probablement utile.

1 commentaire

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Une réponse à “La théorie des préférences révélées : redondante et inutile ?

  1. Nice post! Re Amartya Sen I think his point about « l’économiste a oublié que prendre une pomme quand c’est la dernière dans le panier ce n’est pas la même qu’en prendre une lorsqu’il en reste plusieurs » is basically about the emptiness of insisting — as neoclassical economics as a rule does — on contextfree internal consistency. His Econometrica article (May, 1993) « On Internal Consistency of Choice » drives home that point very well I think.

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