On peut lire sur la blogosphère américaine plusieurs billets à propos du récent ouvrage de Kartik Athreya, Big Ideas in Macroeconomics. Athreya avait fait parler de lui il y a quelques années pour avoir commis un texte très critique envers les blogs économiques expliquant, pour simplifier (à peine), que la macroéconomie est une chose trop sérieuse et trop difficile pour que quelqu’un d’autre que les spécialistes du domaine puisse en parler. Son ouvrage s’inscrit d’une certaine manière dans la continuité de ce texte : Athreya a l’ambition d’expliquer au grand public (l’ouvrage vise explicitement les journalistes et les décideurs publics) la manière dont travaille les macroéconomistes, ce qu’ils cherchent à faire, ainsi que le bien fondé des hypothèses sur lesquelles ils s’appuient. Pour autant que je puisse en juger étant donné mon avancement dans l’ouvrage (il me reste deux chapitres à lire), le pari est plutôt réussi. Un point frappant est qu’il n’est quasiment pas question dans l’ouvrage des thèmes macroéconomiques traditionnels comme le chômage, l’inflation, la politique monétaire, la politique budgétaire, etc. Il y est davantage question du théorème d’Arrow-Debreu-McKenzie, d’anticipations rationnelles, d’agent représentatif, d’économie du bien-être et même de mechanism design. De ce point de vue, une des vertus de l’ouvrage est de bien montrer que la macroéconomie n’est aujourd’hui rien de plus que de la microéconomie, mais avec des hypothèses supplémentaires très (trop ?) fortes.
Dans son excellent compte-rendu de l’ouvrage, David Glasner souligne un certain nombre de points problématiques qui apparaissent dans les chapitres 4 et 5. Ces deux chapitres sont clairement ceux qui retiennent le plus l’attention car ils discutent et tentent de défendre les principales options méthodologiques et théoriques retenues par les macroéconomistes. J’avais parlé il y a quelques jours de la manière dont Athreya défend l’hypothèse d’agent représentatif. Comme le montre Glasner, le traitement de l’hypothèse d’anticipations rationnelles est tout aussi intéressant… et problématique. A propos de la manière dont Athreya défend cette hypothèse et consistant à affirmer que ne pas l’adopter donnerait trop de libertés au macroéconomiste dans sa modélisation, Glasner écrit :
“This defense of rational expectations plainly belies the methodological arrogance of modern macroeconomics. I am all in favor of solving a model for equilibrium expectations, but solving for equilibrium expectations is certainly not the same as insisting that the only interesting or relevant result of a model is the one generated by the assumption of full equilibrium under rational expectations. (Again see Thompson’s “Reformulation of Macroeconomic Theory” as well as the classic paper by Foley and Sidrauski, and this post by Rajiv Sethi on his blog.) It may be relevant and useful to look at a model and examine its properties in a state in which agents hold inconsistent expectations about future prices; the temporary equilibrium existing at a point in time does not correspond to a steady state. Why is such an equilibrium uninteresting and uninformative about what happens in a business cycle? But evidently modern macroeconomists such as Athreya consider it their duty to ban such models from polite discourse — certainly from the leading economics journals — lest the public be tainted by economists who might otherwise dare to abuse their models by making illicit assumptions about expectations formation and equilibrium concepts.”
Dans la même perspective, Glasner relève la manière dont Athreya rejette la possibilité que certains dysfonctionnements au niveau macroéconomique soient dus à des échecs de coordination entre les agents. Cela découle évidemment du cadre walrassien sur lequel repose la macroéconomie moderne (dans un marché walrassien, il ne peut pas y avoir de problème de coordination par définition). Les hypothèses d’agent représentatif (qui, de fait, ignore le problème des interactions entre les agents représentés) et d’anticipations rationnelles (qui impliquent que les croyances des agents doivent être consistantes, au moins en moyenne) rendent l’idée d’échec de coordination encore moins pertinente. A propos du chapitre 5 où Glasner aborde certaines extensions du cadre walrassien, Glasner écrit :
“I found the discussion in chapter 5 highly informative and useful, but it doesn’t seem to me that Athreya faces up to the limitations of the Radner model or to the implied disconnect between the Walraisan paradigm and macroeconomic analysis. A full Walrasian equilibrium exists in the Radner model only if all agents correctly anticipate future prices. If they don’t correctly anticipate future prices, then we are in the world of Hicksian temporary equilibrium. But in that world, the kind of coordination failures that Athreya so casually dismisses seem all too likely to occur. In a world of temporary equilibrium, there is no guarantee that intertemporal budget constraints will be effective, because those budget constraint reflect expected, not actual, future prices, and, in temporary equilibrium, expected prices are not the same for all transactors.
(…)
In a key passage in chapter 5, Athreya dismisses coordination-failure explanations, invidiously characterized as Keynesian, for inefficient declines in output and employment. While acknowledging that such fluctuations could, in theory, be caused by “self-fulfilling pessimism or fear,” Athreya invokes the benchmark Radner trading arrangement of the ADM model. “In the Radner economy, Athreya writes, “households and firms have correct expectations for the spot market prices one period hence.” The justification for that expectational assumption, which seems indistinguishable from the assumption of a full, rational-expectations equilibrium, is left unstated.”
Ici encore, la centralité de l’hypothèse d’anticipations rationnelles est évidente : les agents anticipent toujours le « bon » niveau des prix. Dans la mesure où le niveau des prix n’est pas déterminé de manière exogène mais dépend de l’offre et de la demande (anticipées) sur les différents marchés, cela ne peut signifier qu’une chose : chaque agent anticipe correctement le comportement (au niveau agrégé) des autres agents, et comme le comportement de chaque agent dépend de ces anticipations, cela signifie que chaque agent anticipe correctement (en moyenne) les anticipations des autres agents, et anticipe que les autres agents anticipent correctement le comportement des autres agents, etc. Que se passe-t-il si, par exemple, les préférences des agents changent ? Supposons par exemple que l’élasticité de substitution intertemporelle des ménages (le rapport entre variation de la consommation future et la variation du taux d’intérêt) change. Glasner résume ainsi la position d’Athreya :
“What Athreya is saying is that if we assume that there is a reduction in the time preference of households, causing them to defer present consumption in order to increase their future consumption, the shift in time preference should be reflected in a rise in asset prices, causing an increase in the production of durable assets, and leading to an increase in wages insofar as the increase in the stock of fixed capital implies an increase in the marginal product of labor. Thus, if all the consequences of increased thrift are foreseen at the moment that current demand for output falls, there would be a smooth transition from the previous steady state corresponding to a high rate of time preference to the new steady state corresponding to a low rate of time preference.”
Il s’agit ici typiquement de l’approche que l’on retrouve dans la nouvelle macroéconomie classique : l’économie est perpétuellement à l’équilibre, même durant la phase de transition entre deux états stables. Les agents actualisent rationnellement leurs anticipations en fonction de la nouvelle information disponible, i.e. ils ne sont jamais surpris. Et, surtout, on fait tacitement l’hypothèse que tout le monde sait que tout le monde sait, etc. que tout le monde va actualiser ses anticipations ainsi. Dans ce cas, et à moins de supposer qu’il existe des rendements croissants du côté de la production, il ne peut y avoir d’équilibres multiples et donc d’échecs de coordination.
Toute la question est de savoir si cette hypothèse de consensus des anticipations est crédible. Comme je l’avais expliqué dans un billet précédent, dans un cadre d’interactions stratégiques, une telle hypothèse revient à considérer que les agents parviennent toujours à se coordonner sur le même équilibre de Nash. On peut formuler les choses encore d’une autre manière : pour quelles raisons deux agents peuvent-ils faire des prédictions différentes sur, par exemple, le niveau d’un prix futur sur un marché donné ? Une première explication est parce qu’ils n’ont pas accès à la même information. Les modèles macroéconomiques néo-keynésiens prennent en compte cette possibilité en admettant la possibilité que certains marchés soient imparfaits. Supposons toutefois que l’information soit publique (i.e. tout le monde a accès à la même information et cela est connaissance commune). Une autre source de désaccord peut résider alors dans le fait que les agents n’ont pas les mêmes priors, c’est-à-dire que leurs croyances ex ante sont différentes. Pour prendre un exemple tout simple, si on demande à deux personnes de parier sur le résultat d’un match de foot en s’assurant qu’ils ont les mêmes informations pertinentes (forme des joueurs, résultats antérieurs), ces deux personnes peuvent néanmoins parier différemment parce qu’elles ne partagent pas les mêmes croyances sur la valeur de certaines variables « fondamentales ».
Dans un monde à information imparfaite où le vrai « état du monde » n’est pas nécessairement connu, on peut ainsi assimiler les anticipations rationnelles au fait que les agents ont des priors communs (plus une hypothèse de connaissance commune de la rationalité de chacun). Cette hypothèse est-elle raisonnable ? Avoir des priors communs sur certains faits « naturels » (par exemple, quelle est la probabilité qu’une personne chutant du 10ème étage décède ?) semble non problématique. Il en va clairement autrement pour les phénomènes sociaux. On peut penser que les agents vont avoir tendance à partager des priors communs sur le comportement des uns et des autres s’ils vivent dans le même environnement social et que celui-ci se caractérise par une relative stabilité. De la même manière, plus un évènement se produit fréquemment, plus il est probable que nous partagions les mêmes croyances à son propos. Mais qu’en est-il des évènements plus rares comme, par exemple, une brutale chute des prix d’actifs ? Faire l’hypothèse que les agents partagent les mêmes croyances ex ante dans cette situation sur la réaction de chacun paraît plutôt héroïque. Dans ces situations, il parait plus raisonnable de supposer qu’ils existent plusieurs « types » d’agents dont les croyances sont hétérogènes. Dans une telle configuration, il peut n’exister aucun équilibre où les croyances des agents sont consistantes ; la question est alors de savoir si l’on va converger vers un équilibre. Il faut alors faire une hypothèse explicite sur la manière dont les agents actualisent leurs croyances dans le temps et non pas de manière instantanée, éventuellement en fonction de leurs interactions les uns avec les autres. Inutile d’aller plus loin pour comprendre que les implications peuvent être radicalement différentes de celles qui découlent d’un cadre walrassien où les agents forment en permanence des anticipations rationnelles.
J’ai apprécié la façon dont Athreya explique la fondation microéconomique de la macro contemporaine, dont j’ai enfin (un peu) compris ce que cela signifiait. Cela dit, la transition pour des esprits formés à la macro keynésienne ne sera pas simple, alors bon courage aux journalistes et aux décideurs publics… 😉 Je leur conseille quand même de commencer par le dernier Harford avant d’attaquer Athreya.
Un point qu’aucun des deux auteurs n’explique suffisamment à mon goût c’est comment il est fait un usage empirique de ces modèles. Ils parlent surtout des modèles théoriques de rigidité des prix, asymétrie d’information, frictions sur le marché du travail etc. Mais ce qu’on entend par là ce sont des modèles concrets, avec des paramètres qui sont calibrés pour coller le mieux possible aux données d’observation afin de pouvoir extrapoler et faire des simulations, c’est bien ça ?
Sur les anticipations rationnelles, je crois qu’il faut juger cette hypothèse en la comparant à l’alternative. Que signifierait des anticipations non rationnelles ? Dans le modèle présenté par Athreya, cela voudrait dire que les préférences des agents (ou de l’agent représentatif) sont systématiquement fausses. En effet, puisque son comportement est décrit par une fonction, l’agent du modèle se comporte comme un robot. Sa modélisation microéconomique conduirait à supposer qu’il fait toujours la même erreur d’anticipation et qu’il est incapable d’apprendre. Il est également dans l’incapacité de créer de nouveaux contrats (ou institutions) afin d’atténuer les conséquences de ses erreurs, car les fonctions de production sont elles aussi préprogrammés dans le modèle. Autrement dit, cela revient à faire une pétition de principe : la conclusion est dans les hypothèses. Cependant, un intérêt reste de tester empiriquement les ordres de grandeur pour voir si les erreurs individuelles ont plutôt tendance à se compenser ou à se cumuler. Je crois qu’Akerlof a travaillé dans ce sens (Can small deviations from rationality make significant difference to economic equilibria).
Il me semble donc qu’il faut choisir entre Charybde et Scylla : les anticipations rationnelles ou une pétition de principe ou bien… abandonner toute tentative de modélisation mathématique des agents !
Pour ce qui est des agents représentatifs, est-ce que ce choix n’est pas également lié à la volonté de faire des modèles empiriquement testables, d’où la nécessité de regrouper les agents en « paquets » homogènes afin de limiter les calculs nécessaires ?
« Un point qu’aucun des deux auteurs n’explique suffisamment à mon goût c’est comment il est fait un usage empirique de ces modèles. Ils parlent surtout des modèles théoriques de rigidité des prix, asymétrie d’information, frictions sur le marché du travail etc. Mais ce qu’on entend par là ce sont des modèles concrets, avec des paramètres qui sont calibrés pour coller le mieux possible aux données d’observation afin de pouvoir extrapoler et faire des simulations, c’est bien ça ? »
Effectivement, l’aspect empirique et quantitatif du travail du macroéconomiste est assez peu développé dans l’ouvrag d’Athreya (je n’ai pas lu celui de Harford).
« Sur les anticipations rationnelles, je crois qu’il faut juger cette hypothèse en la comparant à l’alternative. Que signifierait des anticipations non rationnelles ? Dans le modèle présenté par Athreya, cela voudrait dire que les préférences des agents (ou de l’agent représentatif) sont systématiquement fausses. En effet, puisque son comportement est décrit par une fonction, l’agent du modèle se comporte comme un robot. Sa modélisation microéconomique conduirait à supposer qu’il fait toujours la même erreur d’anticipation et qu’il est incapable d’apprendre. Il est également dans l’incapacité de créer de nouveaux contrats (ou institutions) afin d’atténuer les conséquences de ses erreurs, car les fonctions de production sont elles aussi préprogrammés dans le modèle. Autrement dit, cela revient à faire une pétition de principe : la conclusion est dans les hypothèses. Cependant, un intérêt reste de tester empiriquement les ordres de grandeur pour voir si les erreurs individuelles ont plutôt tendance à se compenser ou à se cumuler. Je crois qu’Akerlof a travaillé dans ce sens ».
Effectivement, et c’est d’ailleurs l’argument qui est souvent utilisé par les macroéconomistes pour défendre les anticipations rationnelles. Mais notez que dire « les conclusions sont dans les hypothèses » s’applique également aux anticipations rationnelles, comme d’ailleurs à n’importe quelle hypothèse dans n’importe modèle analytique. Les anticipations rationnelles jouent le rôle d’une contrainte formelle dans un modèle macroéconomique et si on change la contrainte, on change le modèle. Les macroéconomistes tendent à défendre cette hypothèse sur un plan méthodologique (simplicité, éviter un aspect ad hoc) mais en vérité la question des anticipations est d’abord empirique et sur ce plan qu’il faut juger de sa pertinence.
On peut ajouter que l’argument du type « si les anticipations ne sont pas rationnelles alors les agents n’apprennent pas et se trompent systématiquement » est douteux. Tout d’abord, il n’y a pas vraiment d’apprentissage dans un cadre d’anticipations rationnelles : les agents peuvent se tromper parce que l’information à disposition ne leur a pas permis de faire la bonne prédiction mais ils n’apprennent jamais rien sur les fondamentaux de l’économie. C’est ce que reflète dans mon billet la comparaison avec l’hypothèse de common prior : dans un cadre bayésien avec les « bons » priors, les agents ne sont jamais surpris ; ils peuvent se tromper ou être en désaccord entre eux à cause de l’information mais fondamentalement ils n’apprennent jamais rien de nouveau.
Par ailleurs, je ne pense pas qu’il y ait un dilemme aussi radical que celui que vous suggérez. Il y a une littérature en macroéconomie sur l’apprentissage des agents menée notamment par Thomas Sargent (l’un des pères des anticipations rationnelles). En France, nous avons par exemple les travaux de Guesnerie. Il y a aussi en théorie des jeux de très nombreux travaux sur l’apprentissage des agents. Dans tous les cas, cela revient à abandonner l’hypothèse d’AR sans pour autant renoncer à toute forme de systématisation ou de théorisation.
Qu’on fonde un consensus sur les anticipations, ou une hypothèse globale sur l’actualisation de la croyance des agents dans le temps, on cree la un postulat macroéconomique. À moins de prouver que la convergence des agents est la raison même à ce consensus, on échappe alors à la pétition de principe.
En tout cas, ce modèle est différent du cadre Walrassien, et on peut se demander si toute les hypothèses seront retrouvées avec le modèle microéconomique.
L’objectif indique de ce livre est de faire une démonstration par le haut; utilisation de contraintes macro-économiques sur la coordination des agents. Or, comme vous le dites on peut retrouver ces résultats en bas, mais jusqu’à quel niveau peut on retrouver un agrégat, sans que la compétition entre agents ne reprenne le dessus? Ou peut-on faire de l’apprentissage rationnel, un jeu maîtrise et de parfaite coordination entre agents?
CH, vous êtes un des blogs très actifs dans le monde francophone. Quoi que l’anglais soit la langue de la science économique, au nom de la pédagogie que vous poursuivez, penses-vous pas qu’il sera utile que les texte soit complètement en français ou les 2?
Sinon, merci de mettre au parfum. Je connaissais pas l’auteur en question. J’ai regardé quelques uns de ses papiers. Intéressants.
J’ai déjà pensé à la possibilité d’écrire des billets en anglais. En tout état de cause, des contraintes de temps et d’énergie font qu’il est impossible d’écrire les mêmes billets dans les deux langues. Il n’est pas impossible qu’un jour je passe à l’anglais, mais ce sera alors tout ou rien !
J’ai laissé un petit commentaire du Harford sur Amazon pour ceux qui voudraient se faire une idée :
http://www.amazon.fr/Undercover-Economist-Strikes-Back-Economy-ebook/product-reviews/B00ABLJ6OE/
Pingback: Coordination, anticipations et macroécon...
Faire seulement de l’anglais,c’est perdre un bon lectorat….
Fang. Your Amazon comments on Harford are spot on. His books and journalistic material are always superficially interesting and nothing more! As to the macro and micro aspects of Athreya’s book, Kevin Hoover has been working on this for sometime and he is mostly critical. Also, I do not think that many Keynesians can’t understand Athreya; they simply disagree with his point of departure. However, Roger Farmer has been tilling that ground a bit (he he)