Parmi ses nombreuses contributions à la théorie économique, Paul Samuelson est à l’origine du développement des modèles à génération imbriqués qui sont aujourd’hui largement utilisés en macroéconomie et en économie de l’environnement. Plutôt que de postuler un monde où les mêmes agents vivent éternellement, un modèle à génération imbriquée comporte au minimum deux générations d’agents qui vivent au minimum deux périodes. Le fait qu’un agent vive plusieurs périodes l’amène à faire des choix d’allocation intertemporels des ressources à sa disposition et, éventuellement, à réaliser des transactions avec des agents d’une autre génération que la sienne. Un certain nombre de travaux utilisent des versions sophistiqués de ces modèles pour étudier les politiques de lutte contre le réchauffement climatique. Je vais me contenter ici d’utiliser l’une des versions basiques proposées initialement par Samuelson pour montrer comment on peut assimiler l’environnement à un actif qui est l’objet d’une forme de bulle spéculative. Ceux qui sont intéressés par les modèles à génération imbriqués de manière générale peuvent aller lire ce très clair et passionnant article de Philippe Weil dans le Journal of Economic Perspective.
Prenons donc l’un des modèles génériques décrit par Samuelson. Dans ce modèle, nous avons deux générations, les « jeunes » J et les « vieux » V. Chaque agent naît à une période t et vie deux périodes t et t+1 durant lesquelles il est jeune puis vieux. On suppose que l’économie comporte un seul et unique bien qui ne peut être ni produit, ni stocké. Dans le modèle de Samuelson, ce bien est du chocolat mais dans une application plus environnementale on peut considérer qu’il s’agit d’une ressource naturelle qui peut être indirectement consommée. Chaque agent reçoit, une dotation e1 et e2 de ce bien, respectivement lorsqu’il est jeune et lorsqu’il est vieux. On suppose que tous les agents ont les mêmes préférences et surtout qu’ils sont infiniment patients : ils préfèrent consommer l’intégralité de leur dotation totale e1 + e2 lorsqu’ils sont vieux. On suppose enfin qu’aucun échange intergénérationnel n’est possible ; un agent J peut uniquement échanger avec un autre J et un V avec un autre V.
Ce modèle générique produit un résultat intéressant : à l’équilibre concurrentiel, chaque agent reste en autarcie et la situation est sous-optimale au sens de Pareto alors même qu’il n’y aucune distorsion. La raison tient à la nature des préférences inter-temporelles des agents : formellement, si l’on suppose que la fonction d’utilité d’un agent est u(c1) + v(c2) avec ci la quantité de chocolat consommée en période i, le ratio des utilités marginales u’(e1)/v’(e2) au point des dotations initiales tend vers 0. Or, à l’équilibre, le taux d’intérêt 1 + r auquel un J renonce à consommer une unité de chocolat pour obtenir 1 + r unités lorsqu’il sera V doit être égal au ratio des utilités marginales. Autrement dit, u’(e1)/v’(e2) = 1 + r = 0, ce qui implique que r = -1. Autrement dit, aucun agent n’est prêt à réduire sa consommation future pour augmenter sa consommation présente. La situation est clairement sous-optimale car une taxe forfaitaire transférant l’intégralité des dotations des agents J vers les agents V augmenteraient l’utilité de ces derniers tout en laissant inchangée l’utilité des premiers. Au lieu de ça, le chocolat détenu par les J est perdu.*
A côté de cette redistribution autoritaire, Samuelson envisage une solution Pareto-améliorante décentralisée : les V peuvent émettre un actif, que l’on appellera « monnaie » qu’ils vendent aux V en échange de leur chocolat. Les J, lorsqu’ils deviendront vieux, pourront alors utiliser leur monnaie pour, à leur tour, acheter la dotation des nouveaux J, etc. Dans une certaine acceptation de la notion, la monnaie samuelsonnienne peut être considérée comme une bulle dans la mesure où sa valeur d’échange s’écarte de sa valeur fondamentale (la valeur actualisée de la somme des revenus futurs qu’elle engendre) qui en l’occurrence est nulle (voir ce billet pour une discussion de cette notion de bulle). Ce mécanisme permet d’atteindre un équilibre Pareto-optimal puisque l’intégralité du chocolat est consommé par les V, sans réduire le bien-être des J. Son bon fonctionnement requiert toutefois la satisfaction de certaines conditions. Ainsi, supposons que d’une génération à l’autre, la population croît à un taux n. Si les J achètent de la monnaie samuelsonnienne pour une valeur équivalente à mt de chocolat, ils possèderont (lorsqu’ils seront vieux) alors une quantité (1 + r)mt de monnaie à vendre aux J à la période suivante (la monnaie doit s’apprécier au taux d’intérêt, autrement il n’y a aucun intérêt à la détenir). A l’équilibre, l’offre de monnaie doit être égal à la demande monnaie, i.e. (1 + r)mt = (1 + n)mt+1. Notamment, si r > n, le prix de la monnaie s’accroît indéfiniment (mt+1 > mt) jusqu’au point où la dotation initiale des J est insuffisante pour qu’ils puissent acheter la quantité offerte par les V. L’équilibre (1 + r)mt = (1 + n)mt+1 est atteint lorsque r = n, ce qui implique de fixer e1= m*. Dans ce cas, les jeunes consacrent toutes leurs ressources à l’achat de monnaie et l’utilisent pour consommer lorsqu’ils sont vieux.
Ce simple modèle peut servir à réaliser une analogie avec la manière dont les économies modernes « exploitent » les ressources environnementales. On peut ainsi considérer que les V dans le modèle précédent sont la génération qui prend actuellement les décisions économiques et politiques. Les J sont les enfants ou, cela revient au même, la future génération à naître. En tout état de cause, on retrouve la même structure de préférences que dans le cas précédent : les agents préfèrent consommer l’intégralité des ressources lorsqu’ils sont « vieux », autrement dit à l’âge adulte. Il est intéressant ici d’interpréter la monnaie samuelsonnienne comme un actif environnemental que les V vendent aux J contre l’autorisation tacite de ces derniers pour exploiter les ressources sur terre. Ces actifs environnementaux seront ensuite revendus par les J lorsqu’ils seront adultes pour, à leur tour, exploiter les ressources de la planète. Il faut ici introduire deux changement par rapport au modèle générique de Samuelson : le taux n doit s’interpréter non pas comme un taux de croissance démographique mais plutôt comme un taux de croissance des capacités productives. Plus exactement, la dotation initiale des jeunes croît à un taux de (1 + n)e1 à chaque période. Dans un modèle un peu plus complexe, il faudrait que n soit fonction de la manière dont les V décident d’utiliser leurs ressources (consommer ou investir) de manière analogue à ce que l’on trouve dans le modèle de Solow. Je met de côté cette difficulté et je fais l’hypothèse que n est décroissant dans le temps. Cette hypothèse se justifie indifféremment par les rendements décroissants ou par le fait que la dégradation de l’environnement réduit le potentiel de croissance future. Concernant le taux r, on peut l’interpréter comme la rentabilité exigée par les jeunes des actifs environnementaux au moment où ils les achètent. L’idée est simple : un J accepte que l’environnement dans lequel il vivra plus tard se dégrade, mais à la seule condition qu’il puisse bénéficier dans le futur d’un meilleur niveau de vie. Si l’on considère que la dégradation de l’environnement s’accélère, il est raisonnable de faire l’hypothèse que r s’accroît dans le temps, et de plus en plus fortement qui plus est.
Ces hypothèses conduisent à des résultats évidents : tant que n > r, les ressources de l’économie s’accroissent à un rythme supérieur à celui de la dégradation de l’environnement. Par conséquent, la valeur réelle de la dotation initiale des J augmente, i.e. d(e1/mt)/dt > 0. Lorsque n = r, nous avons une « règle d’or » : la croissance économique est tout juste suffisante pour compenser la détérioration de l’environnement. Cependant, une fois que r > n, la valeur réelle des dotations initiales diminuent, jusqu’à un point où le « contrat social environnemental » ne sera plus soutenable dans le sens où les jeunes ne voudront plus acheter les actifs environnementaux des vieux.
Interpréter ainsi, nos économies modernes reposent sur une « bulle environnementale » : la croissance dépend d’un actif dont la valeur d’échange s’écarte de sa valeur fondamentale. Qui plus est, cet écart est insoutenable. Evidemment, mon interprétation du modèle de Samuelson est quelque peu particulière. Dans mon modèle, les « jeunes » ne prennent en réalité aucune décision, et surtout pas d’acheter les actifs environnementaux offerts par les « vieux ». En ce sens, le contrat social environnemental, comme tout contrat social, est fictif. Comme je l’ai noté plus haut, il faudrait par ailleurs endogénéiser les déterminants de la croissance. Mais le modèle a le mérite de souligner l’une des difficultés associées à la question de la justice intergénérationnelle que l’on retrouve notamment très bien chez Rawls : comment concevoir des règles de justice quand la plupart des parties intéressées ne sont pas en mesure de défendre leur intérêt ? La monnaie samuelsonnienne, et tout contrat social de manière plus générale, est fondée sur une logique de réciprocité qui est avantageuse pour toutes les parties. Cependant, dans le cas des problèmes environnementaux, le mécanisme de réciprocité ne semble pas soutenable : si les générations futures étaient présentes, elles n’auraient pas intérêt à accepter l’arrangement sur la base duquel nous vivons. C’est exactement ce qu’il se passe lorsqu’une bulle spéculative éclate : une proportion suffisamment importante d’agents perçoivent le caractère non soutenable de la situation et révisent en conséquence leurs anticipations et leurs choix. Mais dans le cas environnemental, la bulle n’éclatera pas (ou pas tout de suite) parce que la grande majorité des agents ne peut pas prendre de décision.
Note
* Comme le note Philippe Weil dans l’article mentionné plus haut, il est intéressant de noter que la sous-optimalité ne résulte pas de l’impossibilité de réaliser des échanges intergénérationnels mais du fait que les générations se renouvellent perpétuellement. C’est cette perpétuité qui rend le premier théorème de l’économie du bien-être inopérant.