Cynisme du consommateur et « personnalités multiples »

Hier, un de nos nouveaux collègues professeur de gestion et spécialiste du comportement du consommateur nous présentait ses travaux. Parmi ces derniers, figuraient une réflexion théorique sur le cynisme et la résistance du consommateur au marketing. L’intervenant nous a ainsi présenté une typologie des différentes formes de cynisme mobilisées par le consommateur, certaines d’entre elles s’inscrivant dans un rejet par le consommateur des pratiques de consommation de la société marchande. L’économiste que je suis ne pouvais alors s’empêcher de se demander si on ne pouvait modéliser le cynisme comme un moyen d’engagement (« commitment device ») permettant au consommateur de contraindre son comportement de consommation futur. En voici une ébauche.

Par cynisme, j’entends un discours et plus généralement une attitude manifestant un regard critique vis-à-vis des intentions d’autrui, en l’occurrence ici les entreprises vendant des produits sur le marché. Soit un consommateur i constitué de deux personnalités multiples (« multiple selves ») : une personnalité court-termiste c qui raisonne de manière impulsive et hédoniste et une personnalité long-termiste l qui raisonne de manière posée, critique voire éthique. On suppose que les choix du consommateur dépendent d’un arbitrage entre deux types de consommations : consommer des biens marchands standards BM ou consommer des biens « éthiques » (socialement et écologiquement responsables). On suppose (je ne prétends pas que cela est toujours vérifié en pratique) que le rapport qualité/prix des seconds est inférieur à celui des premiers. Le comportement du consommateur est déterminé par la fonction d’utilité suivante :

Ui = Ui (BM, BE ; α)

avec BM et BE la quantité de biens marchands et éthiques consommés. Le paramètre α détermine l’importance relative que le consommateur attache à chaque type de bien dans sa pratique de consommation. Il n’est pas nécessaire de préciser la forme de la fonction d’utilité au-delà du fait qu’elle est strictement croissante dans ses deux arguments et que α n’est pas un objet de préférence (la variation d’utilité qui accompagne une variation de α ne doit pas s’interpréter comme un changement de satisfaction ou de bien-être) mais une cause des préférences.

On distingue les préférences de la personnalité court-termiste du consommateur de celles de sa personnalité long-termiste. Nous avons donc

Uic = Ui (BM, BE ; αc)

Uil = Ui (BM, BE ; αl)

avec αc ≠ αl. On peut alors supposer qu’un consommateur raisonnant de manière posée et critique va avoir des préférences qui vont l’amener à consommer relativement plus de biens éthiques que lorsqu’il raisonne de manière impulsive. Graphiquement, on peut ainsi obtenir

Cynisme

La variation du paramètre α implique que les deux personnalités n’ont pas les mêmes préférences, ce qui graphiquement se traduit par le fait que le taux marginal de substitution (la pente des courbes d’indifférence) change lorsque le consommateur endosse une autre personnalité. On a ainsi un phénomène d’inversion des préférences (ou en tout cas de modification) qui n’est pas lié au simple passage du temps comme dans le cas de l’escompte hyperbolique mais au fait que ce n’est pas la même personnalité qui prend les décisions. Le consommateur de long terme n’en est d’ailleurs pas vraiment un, car il se contente de planifier la consommation mais ce n’est jamais lui qui effectue l’acte de consommation. C’est à ce point qu’intervient le cynisme. Le principe consiste dans le fait que la personnalité de long terme du consommateur peut anticiper ce changement de préférences. Développer un discours et une attitude cynique peut être un moyen de prévenir ce changement, et ce ceci de deux manières : le cynisme peut tout d’abord s’interpréter comme une « philosophie personnelle » ou tout simplement une règle de conduite qui introduit une contrainte supplémentaire pesant sur le choix du consommateur. Dans le graphique ci-dessus, la contrainte est uniquement budgétaire mais le cynisme peut générer une contrainte psychologique augmentant artificiellement le « prix » des biens marchands, et entrainer ainsi un effet de substitution entre les biens marchands et les biens éthiques.

L’autre mécanisme consiste dans le fait que le discours cynique de la personnalité long-termiste sera souvent public. Si le consommateur (plus exactement, sa personnalité court-termiste) attache une certaine importance à sa crédibilité et à sa réputation, le fait qu’il affiche par ailleurs un cynisme à l’égard des pratiques de consommation marchande peut l’inciter à restreindre sa consommation de biens marchands. Notez que de ce point de vue, il est probablement optimal du point de vue du consommateur dans son ensemble que la personnalité long-termiste exagère son niveau de cynisme, autrement dit qu’elle affiche un niveau de cynisme supérieur à ce qu’elle pense réellement (cela dépend de la manière dont on pondère le poids des préférences des deux personnalités). Cela est d’autant plus vrai que le cynisme n’est généralement guère couteux.

3 Commentaires

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3 réponses à “Cynisme du consommateur et « personnalités multiples »

  1. Un peu hors sujet, mais peut être pas tant que ça : Il me semble qu’on peut aussi appliquer la théorie des multiples selves au « travail le dimanche ». Mon « moi consommateur » est pour, mon « moi travailleur » est contre.

  2. Cher Monsieur,
    La démonstration est intéressante ms son postulat de départ est mal interprété. Quand en 1957 Domenach de la revue Esprit propose le terme « société de consommation » le consommateur existe au moins depuis le XVIIIe siècle (Chessel, 2011) et le marketing aussi avec par exemple la fabrique de céramique Wedgwood (Blazsyck). Donc plutôt que parler de cynisme de consommateur, otage présumé d’une société de consommation, je préfère l’idée d’une société au sein de laquelle le monde marchand ne représente qu’une faible partie de nos dépenses, les dépenses contraintes et de santé lui étant bien supérieures. Dès lors plutôt que parler de cynisme du consommateur je préfère insister sur la réduction paradoxale de son champ d’expression : l’économie du prélèvement (l’aliénation des individus face à une hausse de dépenses contraintes) s’impose sur l’économie du libre-choix c’est à dire du cynisme du consommateur.
    Bien à vous et au plaisir de vous lire,
    Th

  3. Jef

    Après homo oeconomicus, voici homo oeconomicus schizophrène (avec les multiples selves). Vous n’avez vraiment pas froid aux yeux les économistes…Quelle est la suite, homo oeconomicus schizophrène bipolaire (parce que selon qu’on déprime ou pas, notre consommation va forcément changer). Jusqu’au jour où vous comprendrez que le comportement humain ne peut de manière crédible (et scientifique) être l’objet de vos axiomes sur lesquels bâtir toute votre théorie. Elle est belle la science économique 🙂

    Bon j’avoue c’est un fake (je suis doctorant en économie). Billet très intéressant, merci d’ajouter ce point de vue à mon bagage théorique.

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