Greg Mankiw propose une réflexion sur le niveau des inégalités économiques, notamment aux Etats-Unis, dans un récent article qui doit paraître dans le Journal of Economic Perspective. L’article est à lire, ne serait-ce que parce qu’il propose une synthèse accessible sur une (la ?) problématique centrale dans les économies modernes. Je développe ci-dessous quelques commentaires critiques.
Mankiw interroge les causes de la montée des inégalités économiques au cours des 20 dernières années et évalue leur justification en termes de justice sociale. En clair, la question posée est la question rawlsienne : l’accroissement des inégalités correspond-t-il au développement d’inégalités « justes ». Mankiw rejette un ensemble d’explications à la montée des inégalités : il n’y a notamment pas d’éléments empiriques qui permettent d’affirmer de manière convaincante que la montée des inégalités soit liée à des imperfections de la concurrence ou à des mécanismes de rente, ni par une inégalité en termes d’opportunité. Il adhère plutôt à une explication « technologique » qui semble, effectivement, plutôt solide : les nouveaux moyens de communication et de diffusion de la connaissance ont permis un accroissement significatif de la taille de certains marchés et des profits qu’ils génèrent.
Si l’on accepte cette explication, est-ce que la montée des inégalités est un problème, à la fois sur le plan économique et en termes de justice sociale ? Il y a un argument utilitariste bien connu en faveur d’une redistribution visant à atténuer les inégalités : la décroissante de l’utilité marginale du revenu monétaire. En quelques mots, un euro supplémentaire est moins utile pour une personne déjà riche que pour une personne qui peine à boucler ses fins de moins. Un planificateur utilitariste maximisera la somme des utilités individuelles en appliquant une règle simple consistant à égaliser l’utilité marginale du revenu pour tous les membres de la population. Il s’ensuit donc qu’il devra prélever une partie des revenus des plus riches pour le verser aux plus pauvres, jusqu’à temps que cette égalité soit atteinte (note : si les agents ont des préférences hétérogènes, cela n’implique pas une parfaite égalité au sein de la société).
Il y a des problèmes évidents avec l’argument utilitariste, comme l’indique Mankiw. Notamment, le raisonnement en termes d’égalisation de l’utilité marginale du revenu sous-entend de faire des comparaisons interpersonnelles d’utilité. Sur le plan théorique, on peut tout à fait imaginer que de telles comparaisons soient acceptables (même si tous les économistes ne sont pas d’accord sur ce point) ; sur le plan pratique, estimer l’utilité marginale d’un euro ou d’un dollar supplémentaire pour un agent parait quasiment impossible. Plus fondamentale est l’objection qui consiste à pousser l’argument utilitariste jusqu’au bout pour montrer qu’il débouche sur des conclusions absurdes : par exemple, sur un plan strictement utilitariste, étant donné qu’il existe une corrélation statistiquement significative entre revenu et taille, il faudrait davantage taxer les personnes de grande taille. L’avantage de la taille, comme quelques autres variables du même type, est qu’elle est hors de contrôle des agents. Une taxe qui serait fonction de la taille n’engendrerait ainsi aucune distorsion au niveau des incitations.
Mankiw propose une approche philosophique alternative, que l’on pourrait qualifier de plus ou moins « méritocratique » : les inégalités sont justes dès lors qu’elles reflètent les contributions relatives de chaque agent à l’enrichissement de la collectivité. L’argument philosophique n’est pas nouveau et peut s’entendre. Je formulerai toutefois deux objections : 1) Mankiw n’apporte aucun élément empirique permettant d’affirmer que la montée des inégalités reflète un accroissement de l’écart dans les contributions relatives des agents, 2) le présupposé philosophique de son argument est fragile, même s’il est à première vue raisonnable.
Le premier point est plus ou moins problématique suivant que l’on croit ou non dans l’explication « technologique » de la montée des inégalités. Si effectivement cette explication est la bonne, alors effectivement l’accroissement des inégalités reflète un creusement de l’écart dans les contributions relatives des membres de la société, écart qui résulte de facteurs technologiques. Admettons que cette explication soit valable. La conclusion de Mankiw (les inégalités sont justes) n’est valable que si son présupposé philosophique tient la route. Un moyen de le remettre en cause serait d’invoquer l’expérience de pensée du voile d’ignorance, utilisée aussi bien par des utilitaristes (Harsanyi) que par des « égalitaristes » (Rawls). Des individus placés sous voile d’ignorance choisiraient-ils le présupposé de Mankiw ? Difficile de répondre mais de toute façon, Mankiw rejette l’expérience de pensée (avec un argument discutable) dans son texte.
Il y a toutefois une autre approche, développée par Rawls dans le chapitre 2 de A Theory of Justice, qui aboutit à la conclusion « égalitariste » du principe de différence sans passer par l’utilisation du voile d’ignorance. L’argument, en substance, est le suivant. Les inégalités de situation relèvent, de manière exhaustive, de trois facteurs : les talents hérités, les circonstances sociales et la chance. Ces trois facteurs sont arbitraires sur le plan moral et Rawls développe un argument visant à subsumer les deux premiers facteurs sous le troisième, la chance. Dans ce qu’il appelle le « système de liberté naturelle », la distribution de la richesse est justifiée par les talents naturels et les circonstances sociales. Dans le système « d’égalité libérale », seules les inégalités issues de la distribution inégale des talents naturels (et donc des dotations génétiques des uns et des autres) sont justifiées car les circonstances sociales sont considérées comme relevant du hasard et de la chance. Ce système débouche sur un principe d’égale opportunité. Cependant, d’après Rawls, il n’y a aucune raison de s’arrêter là : les dotations génétiques sont elles-mêmes le résultat du hasard et sont tout aussi arbitraires sur le plan moral. Elles ne peuvent servir à justifier les inégalités. C’est le système de « l’égalité démocratique » auquel est associé le principe d’égalité des résultats. Rawls invoque ensuite le principe de l’avantage mutuel pour déduire du principe d’égalité le principe de différence (i.e. les inégalités sont justes si elles profitent aux moins bien lotis).
Pour comprendre ce dernier point, on peut repartir de l’exemple donné par Mankiw au début de son article. Imaginons une société parfaitement égalitaire, jusqu’à ce qu’un entrepreneur propose un nouveau produit plébiscité par tous. Tous les agents acceptent de donner une somme de x euros à cet entrepreneur en échange du produit. La situation de tous s’est améliorée, même si c’est principalement l’entrepreneur qui en profite. Est-ce contraire au principe d’égalité des résultats ? La réponse est non, dans la mesure où les moins bien lotis (ou leurs représentants) n’ont pas de raison de s’opposer à ce changement. Après tout, ils bénéficient également de ce changement de situation. Il n’y a pas de raison morale de s’opposer à l’enrichissement de certains, dès lors que cet enrichissement ne se fait au détriment de personne. C’est en substance le principe de différence.
Le problème, d’un point de vue rawlsien, est qu’il n’est pas du tout évident que l’accroissement des inégalités se fasse aujourd’hui à l’avantage de tous. La technologie fait partie des « circonstances sociales » qui, d’après Rawls, sont moralement arbitraires. Elle n’échappe pas de ce point de vue à la contrainte définie par le principe de différence. De plus, il ne faut pas négliger le fait que l’accroissement des inégalités est également alimenté par les réformes institutionnelles (peut-être plus en Europe qu’aux Etats-Unis), par exemple sur le marché du travail, qui ont clairement contribué à détériorer la situation de toute une partie de la population. Pour dire les choses autrement, la montée des inégalités depuis 20 ans s’accompagne d’une détérioration de la situation économique d’une frange significative de la population. Y’a-t-il un lien de causalité entre l’augmentation exponentielle des revenus des 1% que Mankiw entend défendre et cette détérioration ? Cela est difficile à estimer, et encore plus à démontrer. D’un point de vue rawlsien, la question est pourtant essentielle : le passage de l’égalité démocratique à une société inégalitaire ne peut être juste s’il repose sur un mécanisme qui détériore la situation de la frange la moins bien lotie de la population.
Matt Yglesis’s quip was this: « Greg Mankiw’s musings on moral philosophy are a strong argument for rigid disciplinary boundaries. » (he, he)