Peut-on avoir des raisons d’agir contradictoires et être « rationnel » ?

Est-il incohérent/irrationnel/irraisonnable de défendre simultanément des points de vue partiellement incompatibles ou de faire des choix aux effets partiellement contradictoires ? Par exemple, un individu « rationnel » peut-il simultanément militer pour la suppression de l’agrégation du supérieur en économie et passer par ailleurs cette même agrégation ? Ou, dans un registre proche, est-il « irrationnel » de condamner le système de publication et d’évaluation des travaux académiques, tout en participant en même temps à ce système en soumettant ses propres productions scientifiques à des revues ou en acceptant de rapporter les travaux de ses pairs pour le compte de ses mêmes revues ?

Ces deux exemples font partis d’une classe de phénomènes dont toute théorie de la raison pratique devrait pouvoir rendre compte : des comportements reflétant des raisons d’agir partiellement (voire totalement) conflictuelles. De manière générique, ces comportements peuvent se formaliser de la manière suivante :

a)      Dans une situation S, l’individu i entreprend une action x sur la base d’une raison r

b)      Dans une situation S’, l’individu i entreprend une action y sur la base d’une raison v

c)      S et S’ sont différentes mais peuvent être associés à un même problème théorique, pratique ou éthique

d)     Les conséquences de y dans la situation S’ sont indésirables relativement à la raison r qui motive l’action x dans la situation S.

Une manière simple d’évacuer le problème consiste tout simplement à considérer que ce type de comportements est intrinsèquement irrationnel ou incohérent. C’est la conclusion à laquelle arrivera la théorie de la décision standard sur la base de certains axiomes. Notamment, si x et y sont simultanément disponibles, le fait de choisir x dans une certaine situation et y dans une autre semble contredire l’axiome faible des préférences révélées selon lequel x est préféré à y, alors y ne doit jamais être strictement préféré à x. Il est possible de contourner cette difficulté en indexant chaque fonction de choix à une situation spécifique. Par exemple, l’axiome est préservé si je préfère x à y dans la situation S et y à x dans la situation S’ à partir du moment où l’on considère que x et y dans la situation S ne sont pas les mêmes alternatives que x et y dans la situation S’.

Cette solution est néanmoins problématique si l’on s’intéresse non aux choix eux-mêmes mais à leurs conséquences. Si S et S’ relèvent d’un même problème pratique ou théorique (condition c ci-dessus), et que x et y ont des conséquences contradictoires relativement à ce problème, il n’est pas évident que l’on puisse décrire les choix de l’individu par une seule et même fonction de conséquence (une fonction d’utilité). Plus exactement, c’est faisable sur un plan purement formel, mais c’est douteux en termes de pertinence théorique et empirique. Si par exemple, une certaine raison r m’amène à accepter de rapporter pour telle revue, avec pour conséquence de contribuer à la reproduction du système de publication académique, et qu’une certaine raison v m’amène par ailleurs à refuser de soumettre mes travaux à certaines revues, avec pour conséquence « d’entraver » la reproduction du système, il n’est pas sûr que décrire ces deux comportements par une seule et unique fonction d’utilité soit très intéressant. Un théoricien de la décision dira qu’il y a toujours un moyen de reformuler les choix observés pour les rendre formalisables, ce qui est vrai. Mais on peut douter de l’intérêt de procéder ainsi.

Il y a peut être d’autres modélisations plus pertinentes de ce type de comportements. Toutes ont en commun de donner plus de « structure » au cadre théorique et axiomatique utilisé pour décrire et expliquer ces comportements. Ce manque de parcimonie peut conduire à les rejeter, ce qui serait toutefois regrettable. Une première solution consiste à supposer que différents choix faits par le même individu n’ont pas la même « unité d’agence ». L’idée est de distinguer des préférences individuelles et des préférences collectives. Certains choix peuvent refléter mes propres préférences (ce qui ne présuppose aucune forme d’égoïsme) tandis que d’autres peuvent être fait « au nom » d’un groupe ou d’une collectivité. Un agent aurait ainsi deux (ou plus) pré-ordres de préférences pas nécessairement commensurables (ce qui implique qu’il faudrait décrire son comportement par deux fonctions d’utilité). La distinction préférences subjectives/éthiques proposée par John Harsanyi rentre dans cette catégorie. Idem pour l’idée de « team-reasoning » développée récemment en économie.

Une autre approche, proposée par Amartya Sen, repose sur l’idée de « meta-rankings ». Soit un ensemble d’actions A disponibles. Traditionnellement, on considère que l’on peut associer à un agent rationnel un pré-ordre X ordonnant l’ensemble des actions contenues dans A et ayant certaines propriété (transitivité, complétude, etc.). Une manière simple de rendre compte de la pluralité des raisons d’agir est d’associer au même agent un méta-ordre Y ordonnant les différents rankings X possibles. Une manière d’interpréter Y consiste à le concevoir comme un classement des pré-ordres de préférence en fonction de leur moralité. Suivant les problèmes de décision spécifiques (matérielles ou normatives), des contraintes peuvent faire que les pré-ordres classés en premiers dans Y ne soient pas toujours disponibles. Clairement, deux pré-ordres X et X’ pouvant conduire à des choix contradictoires, cela peut expliquer qu’un même individu fasse des choix en apparence contradictoire. Une approche différente mais similaire consiste à associer à chaque raison d’agir r un pré-ordre de préférences spécifiques. Suivant que mon comportement soit essentiellement motivé par le plaisir hédonique ou par des considérations éthiques, je n’ordonnerai pas nécessairement les mêmes alternatives de la même manière.

Une possibilité particulièrement intéressante serait de considérer que le méta-ordre Y peut être incomplet dans le sens où il est impossible pour un agent d’ordonner certains pré-ordre de préférences (notez qu’incomplétude ne veut pas dire indifférence). Cette possibilité, envisagée par Sen notamment, conduit à souligner l’importance pour les économistes de s’interroger sur la manière dont les préférences agents se forment, notamment au travers des délibérations publiques. Admettre que Y puisse être incomplet et augmenté par la discussion et le débat public, c’est admettre la possibilité que les individus puissent modifier leur comportement suivant les circonstances, et notamment suivant les dimensions saillantes qui se dégagent d’un problème de décision. Un même problème de décision peut-être perçu (au sens de to frame) de différentes manières et cette perception peut être modifiée par le débat public. Selon Sen, la maximisation n’épuise pas la rationalité : la rationalité ne s’arrête pas au fait qu’un comportement puisse être décrit comme une maximisation d’une fonction objectif, mais que les agents soient capables de réflexivité, c’est-à-dire de délibérer et de justifier les critères qui président à leurs décisions. Faire des choix en fonction de raisons d’agir conflictuelles n’est de ce point pas « irrationnel » ou « incohérent » dès lors que cela relève d’un compromis que l’individu peut potentiellement rationaliser. Le point clé est qu’il peut être pertinent de donner plus de « structure » aux modèles de décision afin de rendre compte de la manière dont des individus dotés de capacité de raisonnement articulent de multiples raisons d’agir. Cela souligne aussi la nécessité de dissocier choix et préférences, et peut-être d’enrichir le concept de rationalité des économistes.

13 Commentaires

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13 réponses à “Peut-on avoir des raisons d’agir contradictoires et être « rationnel » ?

  1. Titan

    – Harsanyi défend une forme de rationalité procédurale. La rationalité procédurale définit une procédure rationnelle de choix, et ne pose pas la question de la rationalité du choix lui-même.
    – Sen défend une forme de rationalité substantielle. La rationalité substantielle définit un choix rationnel, et ne pose pas la question de la rationalité de la procédure qui y conduit.
    Dans un modèle d’information limitée (H.Simon, prix Nobel 1978), conclure un « choix rationnel » est presque impossible, car même les conséquences de choix d’une action sont connues de façon imparfaite. D’où une rationalité procédurale pouvant être mise en doute.
    Ainsi, seule la structure du « modèle de décisions » peut être dans un sens aigu « rationnelle ». En reposant sur un accord contractuel ou conventionnel elle fonde une éthique collective de la responsabilité (notion de droits et d’obligations). Alors que la croyance en une éthique individuelle ou à la fiabilité de procédures, peuvent être mis en doute, en situation de crise.
    De ce fait, agréger les décisions des agents selon les modèles libéraux est illusoire (déni du principe d’autorité), utopique (le processus de décision est supérieur à la somme des décisions) E.Morin, et improductive (toutes les décisions ne sont pas rationnelles).
    Utiliser des modèles de traitement de type Lindboln ou March, pour éviter les biais cognitifs ou la théorie de Surcodage (Sfez) me semble un leurre.

  2. jefrey

    Merci pour ce billet très intéressant. J’ai peut-etre mal compris mais ce n’est pas justement l’hypothèse de réflexivité qui ne tient plus. Si R exprime la relation « aussi bien que » et « a » un choix quelconque, pour qu’un agent soit rationnel au sens de la science économique, alors aRa doit etre vrai. Ce que je comprends dans votre exposé c’est que cette relation n’est pas forcément vrai en fonction de la situation ou autres contraintes. Il n’y a donc plus réflexivité. Pourriez-vous m’éclairer ?

    • C.H.

      Effectivement, cela conduit à une contradiction de l’axiome de réflexivité. Comme toujours cependant, on peut sauvegarder l’axiome en stipulant que l’identité du choix a est indexé au « menu » précis dans lequel ce choix est disponible. Par exemple, imaginons que a soit disponible dans deux menus M1 = {a, b, c} et M2 = {a, b}, on peut indexer a en écrivant a/M1 et a/M2, ce qui nous donne deux choix distincts. L’axiome de réflexivité est préservé. Cette manipulation formelle n’a toutefois pas beaucoup d’intérêt étant donné que les axiomes de la théorie de la décision sont censés être valables pour des choix « inter-menus ».

  3. Titan

    Il y a réflexivité; l’indexation de « a » dans M1 et M2. Mais elle ne peut pas constituer un axiome de décision. Si celà vous permet de comprendre la science économique sans effectuer de décisions, tant mieux..

  4. Titan

    C.H dit
     » M1 = {a, b, c} et M2 = {a, b}… L’axiome de réflexivité est préservé. Cette manipulation formelle n’a toutefois pas beaucoup d’intérêt étant donné que les axiomes de la théorie de la décision sont censés être valables pour des choix « inter-menus ». J’ai écrit par déduction simple, et donc à la portée de tous, même pour Elvin:  » Ce n’est donc pas un axiome de décision ».

    J’ai pensé sans l’avoir précisé: une science économique se basant sur des axiomes qui n’ont pas beaucoup d’intérêt (comme le dit C.H) car ils ne permettent pas de prendre des décisions ( non-valables pour des choix « intermenus » comme le dit C.H) présente vraiment peu d’intérêt..
    Peut-être suis-je le seul à comprendre C.H, j’espère qu’il ne désespère pas en ce moment..

  5. jefrey

    @elvin

    Ok, bon bein je vais faire comme vous alors 🙂

  6. Titan

    Je lis des billets très sentimentaux, mais la réalité ne nous trompe pas. D’ailleurs il n’existe aucun billet sur l’évangile économique Autrichien. Si un jour cela vient, je porterai attention au « discours » anecdotique et absurde de mon confrère Elvin

  7. Gu Si Fang

    Si elle est définie trop largement, l’idée de « contradiction » s’applique à 100% de nos actions. Par exemple : j’achète un livre 10€ ; je voudrais garder mes 10€ ; je voudrais aussi avoir le livre ; les deux sont « contradictoires »…

    Une notion qui s’applique à 100% des cas n’a aucun intérêt analytique. C’est comme discuter des propriétés particulières des triangles qui, en plus d’avoir trois sommets, ont « aussi » trois côtés.

    Sen ou d’autres ont-ils proposé une définition des choix « contradictoires » ou conflictuels » qui soit exclusive, c’est-à-dire qui ne s’applique qu’à une partie des choix des agents ?

    • Titan

      Vous définissez une contradiction qui serait attachée aux agents. Dans ce cas effectivement, toutes les décisions prises sont contradictoires.
      Mais si la contradiction porte sur les « raisons d’agir », c’est-à-dire sur l’hypothèse d’un choix rationnel, alors cela peut tout a fait être cohérent. Car notre environnement est incertain, mais les agents ne sont pas moins rationnels.
      Sen définit cette contradiction par la complexité selon lui d’agréger les préférences des différents agents. Selon son modèle, toute décision est « agrégée ».
      Donc Sen ne parle pas vraiment d’une relation exclusive entre agents, ni du choix d’un agent, mais de la collectivité et de l’idéal de justice
      Ce qui pose un problème aux niveaux supra-individuel, et supra-rationnel, ou supra-réel.

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