Echange volontaire et avantage mutuel

Un échange volontaire est-il toujours mutuellement avantageux ? Oui, d’après la vulgate libérale (voire libertarienne). L’analyse économique ne semble pas dire autre chose : la boîte d’Edgeworth, le théorème de Coase ou encore le premier théorème de l’économie du bien-être sont autant de théories ou de modèles qui indiquent que, si certaines conditions sont vérifiées, un ensemble d’échanges volontaires doit conduire à un résultat Pareto-optimal. Cependant, Noah Smith  affirme que l’analyse économique ne montre pas que l’échange volontaire est toujours avantageux pour tous les participants :

Basic Econ 101 does not imply that voluntary contracts are mutually beneficial to the people who enter into them.

The misconception springs from some solid intuition. In general, people who are free to do what they want, do do what they want. Maybe sometimes they don’t realize what they want, or are subject to compulsions like addiction, but in general, free people only make deals that they want to make.

BUT, it doesn’t follow that contracts are mutually beneficial. The reason is that there is uncertainty in the world.

Prenons un exemple suggéré par Smith. Supposons qu’il ne soit pas obligatoire de contracter une assurance automobile. Malgré tout, considérant la probabilité que je sois impliqué dans un accident, je décide malgré tout de m’assurer et donc de payer régulièrement une certaine somme à mon assureur. Supposons que le jour où je décide de me séparer de ma voiture, je n’ai été impliqué dans aucun accident. Pendant plusieurs années, j’ai donc payé une prime d’assurance sans percevoir en retour le moindre versement de mon assureur. D’après Smith, ex post, on ne peut pas considérer que l’échange entre mon assureur et moi a été mutuellement avantageux puisque le risque ne s’étant pas réalisé, j’aurais préféré ne pas contracter d’assurance si j’avais eu une connaissance complète du futur au moment où j’ai pris l’assurance.

Il me semble que ce raisonnement est discutable, selon les termes de l’analyse économique. Il y a bien sûr la possibilité que le fait d’être assuré soit source de satisfaction, indépendamment de la réalisation du risque, par exemple parce que les individus sont averses au risque, mais je ne la discuterai car elle est spécifique à l’exemple de  l’assurance*. L’erreur dans le raisonnement de Smith est de confondre préférences fondamentales et préférences finales (la distinction est faite par Daniel Hausman). Les préférences fondamentales correspondent au pré-ordre de préférences dont la théorie économique considère que tout agent est doté, pré-ordre ayant de préférence certaines caractéristiques (complétude, transitivité). Les préférences finales sont révélées par les choix des individus tels que l’on peut les observer. Même si l’on a souvent tendance à confondre les deux, il est important de bien les distinguer notamment en raison de l’incertitude qui fait que le résultat d’un choix n’est pas toujours connu d’avance.

La différence entre les préférences fondamentales et les préférences finales est que ces dernières sont déterminées après que l’agent ait pris en compte tous les facteurs pertinents dans le cadre de sa décision, y compris ses croyances sur la réalisation des différents états du monde. Par exemple, imaginons quatre alternatives pures a, b, c, d avec l’ordre de préférence suivant : a > b > c > d. Je vous propose de choisir entre deux loteries A = [a, p ; d, 1-p] et B = [b, q ; c, 1-q] avec p et q des probabilités objectivement déterminées. Votre choix entre A et B dépendra non seulement de l’intensité avec laquelle vous préférez a et d à b et c mais aussi des valeurs de p et q. Dans cette approche « conséquentialiste », vos préférences finales telles que révélées par votre choix sont la conséquence de 1) vos préférences fondamentales sur les alternatives pures et 2) de vos croyances sur les états du monde (qui ici sont objectivement déterminées).

De ce point de vue, tout échange volontaire doit être mutuellement avantageux si l’on raisonne en termes de préférences finales, car votre choix de participer à l’échange ne fait que refléter la prise en compte de l’ensemble des facteurs qui, de votre point de vue, étaient pertinents au moment de prendre votre décision. L’erreur de Smith est de ne prendre en compte, ex post, que les préférences fondamentales. Pour reprendre l’exemple de l’assurance, notez respectivement par et y respectivement l’état du monde où vous avez un accident et celui où vous n’en avez pas et par 1 et 2 l’état du monde où vous êtes assuré et celui où vous ne l’êtes pas. Cela donne 4 états du monde (ou résultats) sur lesquels vous pouvez former vos préférences fondamentales, dont on peut penser qu’elles correspondent à l’ordre suivant : y2 > y1 > x1 > x2. Si vous vous êtes assurés mais que vous n’avez pas d’accident, effectivement rétrospectivement vous auriez préféré ne pas vous assurer (y2 > y1). Mais un choix reflète vos préférences finales, lesquelles prennent en compte le fait que vous ne pouvez pas (totalement) choisir d’avoir un accident ou non et que vous ne pouvez donc que former des croyances sur la probabilité de la réalisation de cet évènement. Vos préférences finales ne portent donc que sur l’alternative [1 ; 2]. Prétendre que l’échange n’a pas été avantageux parce que le risque ne s’est pas réalisé est donc de ce point de vue fallacieux puisque l’échange (et donc le choix) dépend précisément de cette possibilité. L’échange satisfait vos préférences finales, et du point de vue de l’analyse économique, c’est tout ce qui importe.

Notez cependant que, sur un plan éthique, le raisonnement développé ci-dessus n’est pas un argument pour le libertarianisme. Par exemple, la présence d’asymétrie d’information peut mener l’une des parties à l’échange à former de fausses probabilités sur la réalisation des états du monde. Entendez par là que la partie ayant l’avantage informationnel peut manipuler l’information pour conduire l’autre à prendre une décision qu’il ne prendrait pas s’il était pleinement informé sur les caractéristiques objectives du problème de décision. Ensuite, les préférences fondamentales elles-mêmes peuvent faire l’objet de manipulation (c’est l’un des arguments de Thaler et Sunstein dans le cadre de leur paternalisme libéral). Un argument peut ainsi être développé pour distinguer satisfaction des préférences et bien-être. Même si un échange volontaire satisfait toujours les préférences (finales) de l’agent, on peut contester que cela soit toujours dans son intérêt ultime. Enfin, se pose la question de la détermination du point de départ de la négociation dans le cadre d’un échange. Outre le fait qu’un échange soit mutuellement avantageux ne signifie pas pas qu’il socialement bénéfique (problème classique des externalités), il peut surtout concrétiser (et renforcer) une situation inéquitable.

* Un exemple symétrique est le cas du joueur de loto qui tire une satisfaction du simple plaisir de jouer.

10 Commentaires

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10 réponses à “Echange volontaire et avantage mutuel

  1. Je pense que l’on pourrait retirer complètement l’échange et l’asymétrie d’information de ce problème, et ne conserver que l’incertitude dans une action individuelle. Cela suffit pour que la question posée ici soit pertinente. Si Robinson agit en choisissant de faire A plutôt que B, anticipant un profit incertain dans le futur, on dira qu’il préfère A à B.

    Ex post, dans quels cas peut-on considérer que Robinson a réalisé le profit qu’il anticipait ex ante ? (cette question n’est pas si simple car elle implique de comparer ce qui s’est passé avec ce qui se serait passé s’il avait fait un autre choix, et on ne peut pas en être certain…)

    Pour la différence entre préférences fondamentales et finales, je ne suis pas sûr de la comprendre. Peut-on préciser en prenant comme exemple le choix suivant pour Robinson : construire un abri pour protéger son potager contre la grêle, un risque très improbable dans une île du Pacifique, mais dont les conséquences seraient dévastatrices ?

  2. elvin

    Tout ça est bien joli, mais ce que dit la « vulgate libérale », ou plus précisément la tradition économique autrichienne, c’est que tout échange librement consenti est satisfaisant pour les parties au moment où il se produit, dans les circonstances où elles se trouvent et avec l’information dont elles disposent à ce moment.
    Ca ne fait référence ni à l’optimum de Pareto, ni à la transitivité ni à la complétude du système de préférences. C’est de la simple logique : si l’un des deux n’était pas satisfait, il refuserait l’échange, qui ne se ferait donc pas. Autrement dit, le simple fait qu’un échange se réalise librement prouve que les deux parties le considèrent comme avantageux.
    Ca n’exclut pas du tout qu’elles le regrettent plus tard, voire dans la minute qui suit. Parce qu’en effet, comme dit Noah Smith et comme les « autrichiens » ne cessent de le répéter, il y a de l’incertitude dans le monde. Et j’ajouterais que l’information y est toujours limitée, et la rationalité incertaine, et les situations concrètes essentiellement imprévisibles.
    La vraie question opérationnelle, et non théorique, est qui peut juger de l’intérêt des individus à leur place, et leur imposer des décisions différentes de celles qu’ils prennent tous seuls.
    Supposons qu’un tiers, économiste ou moraliste, pense avoir une meilleure idée des « préférences finales » des échangistes ; il peut tenter de les éclairer avant qu’ils arrêtent leur décision. Mais au moment où ils la prendront, il reste vrai qu’ils penseront que c’est la meilleure possible, quels que soient les changements qu’ils ont apporté (ou non) à leurs intentions initiales par suite de l’intervention de ce tiers. Mais la doctrine libérale dit que personne n’a le droit de les contraindre à procéder à un autre échange qu’ils considéreraient, au moment de le réaliser, comme moins avantageux pour eux.
    Une fois de plus, la position libérale (du moins autrichienne) n’est pas de nature utilitariste (est recommandée toute action qui, selon la théorie, produit un certain résultat considéré comme souhaitable, par exemple ici l’optimum de Pareto), mais de nature éthique (est interdite toute action qui contrevient aux droits naturels des individus). Que l’analyse économique reposant sur le paradigme néoclassique ne montre pas que l’échange volontaire est toujours avantageux pour tous les participants est sans rapport.

    • C.H.

      Que vous le vouliez ou non, il y a des libéraux/libertariens qui sont conséquentialistes. Ils ne vous appartient pas de dire qui sont les « vrais » libéraux/libertariens. Rothbard et les jusnaturalistes ne sont qu’un des multiples courants d’un mouvement de pensée complexe. Même si ça vous pique les yeux, vous devez admettre qu’il y a des auteurs libéraux/libertariens qui voient dans la théorie standard un moyen d’appuyer leurs convictions idéologiques. Ils ont peut être tort mais c’est une autre histoire.

      • elvin

        Tout à fait d’accord avec vous, Cyril. Notez que je précise bien que je présente la position autrichienne et non la position libérale en général, et qu’à aucun moment je ne dis que c’est la seule vérité vraie.
        A part ça, j’ai jeté un coup d’oeil sur le livre de Hausman. A vue de nez, il me paraît très intéressant car il aborde pas mal de questions tout à fait fondamentales, en les abordant sous ce que je crois être le bon angle et en donnant un bon résumé des positions en présence. Quand je l’aura lu plus attentivement, ça m’amènera peut-être à des commentaires plus … réfléchis.
        Sur ce, bonne année !!!

    • Regis Servant

      Je rejoins la position de C. H., selon laquelle il y a des libéraux/libertariens qui sont conséquentialistes.
      Exemple d’un économiste libéral que j’ai pas mal étudié, James Buchanan, lorsqu’il écrit que « when one person is seen to transfer goods voluntarily to another while the second person is seen to reciprocate with a return transfer, there is relatively little ambiguity in classifying the results as efficient and the process as efficiency-increasing, terms that necessarily carry with them evaluative meaning » (dans « The use and abuse of contract » (1977)). En fait, cette phrase est fausse, comme le montre l’article de C. H., et comme Buchanan ensuite le précisera au sujet de ce genre d’affirmations : « It need not be scientifically sophisticated. It must, however, be basic understanding accompanied by a faith, or normative belief, in the competence of individuals to make their own choices based on their own valuation of the alternatives they confront » (dans « The soul of classical liberalism » (2000)).

      En fait, si la proposition selon laquelle tout échange volontaire augmente l’efficacité/le bien-être était nécessairement vraie, cette proposition serait irréfutable et, partant, elle ne serait pas scientifique 🙂 (je pense que vous ne serez pas en désaccord avec cela, étant donné le contenu de votre réponse tel que je l’ai compris).

      Comme vous l’avez précisé, il existe bien sûr des regrets potentiels de la part d’auteurs d’échanges, puisque les échanges ne satisfont pas seulement des goûts entièrement subjectifs, ils sont nourris de prédictions factuelles quant à la capacité qu’auront ces échanges de satisfaire ces goûts subjectifs. Et ces prédictions factuelles peuvent se révéler inexactes ex post.

      Je ne connais pas le livre de Hausman. Par contre, l’existence d’échanges réalisés et pourtant désavantageux peut d’après moi s’analyser par la simple et connue distinction entre jugement de valeur et jugement de fait. Si nos préférences ne contenaient qu’une partie « jugement de valeur » (métaphysique), alors tout acte accompli pour satisfaire ces préférences serait efficace/augmenterait le bien-être. Mais comme nos préférences contiennent une partie « jugement de fait » (physique), un acte accompli pour satisfaire nos préférences peut se révéler irrationnel, c’est-à-dire infirmé par la réalité physique.

      Voir à ce sujet Buchanan et Vanberg, « Interests and theories in constitutional choice » (1989).

      Cordialement,
      Regis Servant.

      • elvin

        1. Bien sûr, il existe plusieurs variétés de libéraux, mais certains ont des positions plus solides que les autres..
        2.L’important pour une proposition, c’est d’être vraie, et tant pis si elle n’est pas « scientifique » au sens où vous l’entendez. Par exemple, 2 plus 2 font 4 n’est pas réfutable. Toujours la question des propositions synthétiques a priori. Voir Kant.
        3. Il me semble tout à fait évident que:
        -au moment d’un échange, les échangistes pensent que cet échange leur est bénéfique
        – il leur arrive de changer d’avis par la suite
        – il existe des tiers qui ont un avis différent
        Et alors ?

  3. Du coup j’ai commencé à parcourir le livre de Hausman. Il définit les préférences finales ainsi :

    « Restricting preferences to what I call “final preferences” – preferences among the immediate objects of choice – would cripple economics. This limitation means that economists cannot make use of premises concerning the preferences of agents for things they cannot choose, such as lower inflation or a higher salary from their boss, to explain or predict economic behavior. »

    Autrement dit, ce que Hausman appelle « préférences finales » ce sont celles qui servent à expliquer des choix concrets, des actions réelles, par opposition à d’autres sortes de préférences qui ne se traduisent pas par un choix / comportement observable (comme par exemple : « Je préfèrerais que toutes les femmes soient belles et que tous les hommes sauf moi mesurent moins d’1m70 » – Woody Allen).

    Quant aux préférences fondamentales, je ne les trouve pas. Hausman défend surtout l’idée de préférences comme « total subjective comparative evaluations ». Cela correspond pour lui à une activité mentale qui précède le choix (au sens comportement). Je la vois comme une délibération intérieure qui consiste à peser tous facteurs pertinents des différentes alternatives disponibles. Un de ses messages est que l’on ne peut pas déduire les préférences (telles qu’il l’entend) directement à partir des choix (comportement observable) des gens sans faire d’hypothèses sur leurs croyances. Il insiste plusieurs fois sur le thème « les préférences ne peuvent pas être définies en termes de choix », contra la théorie des préférences révélées de Samuelson. Le problème est que les croyances entrent aussi en jeu pour transformer les préférences de l’individu en actes concrets.

    Ça se défend, et ça n’est absolument pas un problème pour l’approche de Mises. Mises écrit :

    « there is no room left in the field of economics for a scale of needs different from the scale of values as reflected in man’s actual behavior. »

    Et Rothbard :

    « Human actors value means strictly in accordance with their valuation of the ends that they believe (souligner believe) the means can serve. »

    Les croyances et les préférences (beliefs and desires, ou means and ends) déterminent donc conjointement le comportement de l’individu. Si bien souvent les croyances ne sont pas mentionnées c’est sans doute parce que l’on suppose que l’individu a des croyances correctes, évidentes. Cela n’empêche pas de considérer les cas où un individu a des croyances comme : « Je crois que ces pilules d’oscillococcinum vont guérir ma grippe », veulent guérir leur rhume et, par conséquent, prennent les pilules. La plupart du temps, les ressources sont matérielles plutôt que cognitives et elles sont parfaitement connues.

    Pour tout dire, les quelques pages de Hausman que je viens de lire sont bien confuses. Il multiplie les concepts sans toujours bien les distinguer. Dans les premiers paragraphes j’en ai noté une dizaine tous plus ou moins proches de la notion de préférence :
    Desire
    Enjoyment
    Favor
    Preference
    Whim
    Taste
    Evaluation
    Self-interest
    Welfare
    Choice
    Judgement

    • C.H.

      Les préférences comme « total subjective comparative evaluations » se sont précisément les préférences finales, lesquelles portent sur les possibilités de choix. Les préférences fondamentales correspondent aux « distal preferences » dont Hausman parle en particulier dans les chapitres 4 et 5 (cf. plus particulièrement pp. 37-45). Ce sont les préférences portant sur tous les états du monde envisageables. La différence entre « final preferences » et « distal preferences », c’est que les premières ne portent pas sur les états du monde dont la réalisation est hors du contrôle de l’agent ; en revanche, elles intègrent effectivement d’autres éléments, tels que les croyances sur la réalisation des états du monde.

    • Vu, je n’en suis pas encore là.

  4. Gu Si Fang

    Dans le prolongement de cet échange, voici un papier intéressant :
    Marian Eabrasu: A Praxeological Assessment of Subjective Value

    Cliquer pour accéder à qjae14_2_4.pdf

    Je lui ai transmis l’article de Hausman pour lui soumettre l’objection sur la subjectivité des croyances.

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