J’ai évoqué l’autre jour l’ouvrage de David Levine, Is Behavioral Economics Doomed?, qui développe une critique sans concession des travaux relevant de l’économie comportementale. Levine montre globalement que nombre de résultats de l’économie comportementale (framing effect, aversion pour les pertes,…) sont le produit du contexte particulier dans lequel sont placés les individus participant aux expériences. Soit les phénomènes en question disparaissent si les individus ont le temps d’apprendre, soit ils ne sont pas nécessairement économiquement significatifs. Surtout, dans la plupart des cas, il s’avère qu’il n’y a pas grand chose que la théorie standard (la théorie du choix rationnel) ne puisse expliquer et que finalement, les résultats expérimentaux tendent plutôt à confirmer la théorie économique.
Le propos de Levine est dans son ensemble très intéressant et, finalement, plutôt équilibré même si certains arguments sont parfois peu convaincants voire même à côté de la plaque (par exemple, j’avoue ne pas comprendre ce que Levine veut démontrer avec son étude expérimentale du comportement des électeurs). Il y a en particulier une idée générale qui revient de manière continue concernant la supposée « irrationalité » des comportements révélés par les économistes comportementaux. Les économistes comportementaux comme Kahneman évitent généralement de parler d’irrationalité, conscients des difficultés que présente le concept. Mais dans la mesure où ces mêmes économistes parlent ouvertement de « biais », cela implique qu’ils ont en tête un modèle de référence du comportement rationnel. Il se trouve – et cela a été maintes fois souligné – que ce modèle de référence est, ironiquement, la théorie de la décision standard et ses axiomes développés dans les années 1940 et 50 par von Neumann, Savage et d’autres.
Ce que montre Levine, c’est qu’à bien y regarder soit 1) les résultats de l’économie comportementale ne violent pas les prédictions de la théorie de la décision et de la théorie des jeux, soit 2) les éventuels déviations ne font l’objet d’aucune mesure quantitative pour déterminer leur « significativité économique ». Le premier point renvoie à différents aspects que je ne peux tous énumérer ici. Il y a notamment le fait, déjà évoqué plus haut, qu’il n’y a aucune raison de penser que les agents vont jouer un équilibre de Nash dès la première itération d’un jeu ; en revanche, si les agents ont la possibilité d’apprendre et notamment de réviser leurs croyances, alors on constate que la convergence vers un équilibre de Nash est fréquente. Ce point est controversé au sein de la littérature, mais une partie de la controverse provient d’une mauvaise interprétation de ce que raconte la théorie. Prenons par exemple le célèbre jeu de l’ultimatum. Un premier joueur dispose d’une somme S qu’il doit partager avec un second ; le premier joueur propose la partage de son choix, si le second accepte chacun reçoit selon le partage convenu, si le second refuse les deux joueurs ne gagnent rien. Il s’agit donc d’un jeu séquentiel et si les joueurs sont rationnels (i.e. ils maximisent leurs gains monétaires et uniquement cela) et que leur rationalité est connaissance commune, alors le premier joueur doit proposer au second la plus petite somme positive. Comme un petit peu est toujours plus que rien, le second acceptera et le premier joueur, sachant cela, gagnera l’essentiel de la somme. On sait très bien que lorsque ce jeu est joué en laboratoire, on observe des résultats très différents, y compris lorsque le jeu est répété, puisque l’on tend vers un partage 60/40 ou 50/50. On interprète souvent cela comme la preuve que les agents ont des préférences sociales (leur utilité dépend des gains de l’autre joueur). Cela dit, outre le fait qu’avoir des préférences sociales n’est pas irrationnel au sens de la théorie économique, on peut également interpréter ces résultats d’une autre manière. Il convient notamment de remarquer que la prédiction théorique concernant le partage inéquitable repose sur le concept d’équilibre parfait en sous-jeu, qui suppose que les agents soient capables de raisonner à rebours. Mais ce concept est fragile (c’est bien connu), notamment parce qu’il repose sur l’hypothèse forte de connaissance commune de la rationalité (et des préférences) qui est une hypothèse additionnelle à l’hypothèse moins forte de rationalité. Si on considère que le concept d’équilibre de Nash est plus fiable, alors il faut remarquer que n’importe quel partage est un équilibre de Nash ; ce que la théorie prédit alors, c’est que les agents, avec le temps, vont réussir à s’entendre, ce qui est effectivement le cas dans les expériences.
En effet, si les agents ne connaissent pas les préférences de leur partenaire, alors on peut voir le jeu de l’ultimatum comme un jeu à information imparfaite à la Harsanyi : la « Nature » choisit le type du second joueur (purement « rationnel » ou ayant une aversion pour l’inégalité, ce qui implique qu’il puisse rejeter une offre trop inégale), choix que le premier joueur n’observe pas. Le partage proposé par le premier joueur va alors dépendre de ses croyances concernant la distribution a priori des différents « types », ce qui peut l’amener à proposer un partage plus ou moins égalitaire. Maintenant, imaginons qu’en tant qu’offreur je rencontre aléatoirement plusieurs partenaires pour jouer ce jeu. Si je crois que la proportion de joueurs ayant une aversion pour l’inégalité est assez élevée, je vais avoir tendance à proposer un partage 50/50, même si je suis totalement égoïste. Comme cette offre sera toujours acceptée, mes croyances ne sont pas infirmées. Je peux éventuellement expérimenter en proposant un partage plus inégal. Mais mettons nous à la place d’un agent jouant le rôle du second joueur. Admettons que ce joueur est purement « rationnel ». Il peut tout à fait être justifié pour ce joueur de refuser un partage trop inégal s’il adopte le raisonnement que je viens d’évoquer : si les agents jouant en premier pensent qu’il est fort probable qu’une offre inégale soit rejetée, alors il est « rationnel » pour les agents jouant en second de rejeter les offres trop inégales car cela confirme les croyances des premiers, et augmente les gains des seconds. Le point est que n’importe quel partage est « rationnel » car correspondant à un équilibre de Nash, et que l’équilibre effectivement sélectionné dépend d’un processus d’apprentissage qui manifeste une forme de dépendance au sentier.
Bien entendu, cela n’invalide pas la possibilité que les agents aient vraiment des préférences sociales. Mais cela nous amène au deuxième aspect pertinent de la critique de Levine : l’économie comportementale ne propose que trop rarement des études quantitatives des « biais » comportementaux, de telle sorte qu’il est impossible de déterminer s’ils sont significatifs sur un plan économique. Cela est vrai pour les préférences sociales, mais on peut prendre un autre exemple donné par Levine, celui des théories du salaire d’efficience. Pour faire simple, ces théories sont de deux types. Dans leur version « rationnelle », ces théories indiquent que les employeurs offrent un salaire plus élevés que le salaire d’équilibre pour inciter leurs employés à fournir un effort plus élevé, et que ces derniers augmentent rationnellement leur effort en réponse à cette incitation. Dans leur version comportementale (celle d’Akerlof par exemple), les employés augmentent leur niveau d’effort dans le cadre d’une logique don/contre-don. Ces deux versions sont plausibles, ont certainement une pertinence empirique, mais on ne sait pas laquelle est économiquement la plus significative. Il est fort possible qu’aucune des deux ne le soit d’ailleurs.
Dans l’ensemble, les arguments de Levine sont largement convaincants : bien souvent, les résultats de l’économie comportementale ne contredisent pas l’hypothèse de rationalité et la théorie économique « standard », et lorsque c’est le cas, l’importance empirique du phénomène n’est pas avérée. Il y a peut-être malgré tout quelques exceptions comme par exemple concernant les choix inter-temporels et la manière dont les individus actualisent les gains futurs (ce qui renvoie par exemple au phénomène de la procrastination). On arrive ici dans le domaine du normatif avec notamment tous les débats concernant le « paternalisme libéral » : s’il est avéré que les individus font des choix qui s’écartent des canons de la rationalité, doit-on les corriger ? Sur cette question, Levine comme d’autres oppose à l’économie comportementale un argument très fort : les supposés biais comportementaux n’existent que parce que l’on prend comme référence les axiomes de la théorie de la décision et qu’on leur donne un statut normatif. Mais en quoi est-il rationnel, ou recommandable en termes de bien-être, d’actualiser ses gains futurs de manière exponentielle ? De fait, la psychologie évolutionniste et des économistes défendant le concept de « rationalité écologique » prétendent que l’actualisation hyperbolique, qui est manifestée en pratique par les individus, est une réponse adaptative « rationnelle » aux conditions environnementales dans lesquelles les humains ont évoluées. Cela n’empêche pas ces économistes de défendre parfois aussi des réformes paternalistes, non pour corriger des biais comportementaux, mais plutôt pour améliorer l’environnement des individus.
Quoiqu’il en soit, le versant normatif de l’économie expérimentale au sens large (approche comportementale et approche écologique) me semble de toute façon invalidé par une grave erreur logique : la violation de la « guillotine de Hume ». Quelque soit le concept de rationalité qui est retenu (celui de la théorie de la décision et ses axiomes, ou la définition « écologique »), il s’agit de dériver des propositions normatives de concepts purement positifs, ce qui est logiquement impossible. Sur ce plan, il serait préférable d’éviter toute référence au concept de rationalité. Pour dériver des propositions normatives, il faut utiliser des concepts normatifs, ce qui implique pour cela (en l’espèce en tout cas) d’avoir sous la main une philosophie morale pouvant justifier une politique paternaliste. Il est dommage de constater que cela tend à être ignoré au profit des controverses plus techniques qui, finalement, sont peut être secondaires.
Je me demande si l’économie comportementale ne relève pas en fait d’une psychologie économique. Dans ce cas, il est inutile de supposer l’encastrement de la rationalité des agents dans la rationalité du marché, puisque la psychologie économique ne retient que la rationalité de ses agents. J’avoue qu’une rationalité hors marché doit vous poser bien des interrogations, et je suis assez dubitatif sur une rationalité interne au marché. L’analyse de ses différentes rationalités; psychologiques et inter-échanges montrent peux de différences au final, dans le sens où le psychologique inclut l’échange, non?