Daron Acemoglu et James Robinson, à propos des différences entre la recherche en économie et les blogs d’économie :
Another aspect is the divide between what the academic research in economics does — or is supposed to do — and the general commentary on economics in newspapers or in the blogosphere. When one writes a blog, a newspaper column or a general commentary on economic and policy matters, this often distills well-understood and broadly-accepted notions in economics and draws its implications for a particular topic. In original academic research (especially theoretical research), the point is not so much to apply already accepted notions in a slightly different context or draw their implications for recent policy debates, but to draw new parallels between apparently disparate topics or propositions, and potentially ask new questions in a way that changes some part of an academic debate. For this reason, simplified models that lead to “counterintuitive” (read unexpected) conclusions are particularly valuable; they sometimes make both the writer and the reader think about the problem in a total of different manner (of course the qualifier “sometimes” is important here; sometimes they just fall flat on their face). And because in this type of research the objective is not to construct a model that is faithful to reality but to develop ideas in the most transparent and simplest fashion; realism is not what we often strive for (this contrasts with other types of exercises, where one builds a model for quantitative exercise in which case capturing certain salient aspects of the problem at hand becomes particularly important). Though this is the bread and butter of academic economics, it is often missed by non-economists.
En ce jour de remise du Prix-Nobel-d’économie-qui-n’en-est pas-vraiment-un, il est intéressant de noter que Daron Acemoglu a une probabilité qui tend vers p = 1 de recevoir ce prix dans les 20 prochaines années (c’est une probabilité subjective, cela va de soi, mais c’est un prior largement partagé au sein de la communauté des économistes, et même au-delà).
OK d’accord, mais :
1. l’économie est la seule discipline « scientifique » où le chercheur se soucie aussi peu du rapport au réel
2. c’est l’excuse rêvée pour entretenir des « recherches » en vase clos, autistes au plein sens du mot
3. il n’est pas interdit de penser qu’une recherche qui produit des résultats où les hypothèses et/ou les conclusions sont conformes à la réalité observable est de loin préférable, surtout si on prétend s’en servir pour guider les politiques économiques
Elvin, en l’occurrence, dans l’article incriminé, Acemoglu fait en substance ce que vous faites dans votre introduction à l’économie, lorsque vous parlez de Pierre et Paul qui se baladent avec des brouettes de saucisses et de choux : vous n’affirmez pas que les gens achètent effectivement des choux en rencontrant par hasard des gens qui en transportent en brouette, au moment où le même hasard les pousse à trimbaler des saucisses ! Ce qui vous intéresse, à travers cet exemple, c’est de montrer le caractère mutuellement avantageux de l’échange. Vous attaquer sur le réalisme de la scène que vous décrivez manquerait totalement l’essence de ce que vous cherchez à démontrer.
Pour Acemoglu, c’est la même chose : il souligne qu’il peut exister un phénomène de passager clandestin en matière de recherche. Si un pays est efficace en termes d’innovation, au prix d’une société inégalitaire, les autres pays peuvent bénéficier des innovations de ce pays tout en étant plus égalitaires. Par contre, si tous les pays optent pour le modèle égalitaire, moins efficace en termes de recherche, ça peut poser un problème pour la croissance mondiale.
C’est un argument intéressant d’un point de vue intellectuel. Pour le présenter, il suppose une structure binaire dans la redistribution : soit un pays est totalement égalitaire via une fiscalité confiscatoire, soit il ne redistribue rien. Il se fait attaquer sur le réalisme de cette hypothèse, et répond très pertinemment que ces attaques passent à côté du message, comme le feraient d’hypothétiques attaques contre vos brouettes de saucisses et de choux.
Je n’ai pas l’impression que nous sommes en désaccord. Je ne répondais d’ailleurs pas à l’article d’Acemoglu lui-même, mais seulement à l’extrait que Cyril a encadré.
J’entends bien, mais ce que je veux dire, c’est que j’imagine facilement quelqu’un vous adresser les trois critiques que vous faites dans votre commentaires au sujet des saucisses et des choux. Et je suis persuadé que, confronté à ces critiques, vous répondriez, mutatis mutandis, la même chose qu’Acemoglu dans l’extrait encadré par Cyril. Je fais l’essai, en me mettant volontairement en mode « mauvaise foi » :
« 1- les saucisses et les choux ne sont pas échangés par des monopoles bilatéraux, mais s’achètent dans des grandes surfaces qui imposent leur prix, ce qui rend votre exemple irréaliste. J’en déduis que vous vous souciez peu du réel.
2- Étant donné que les gens normaux comprennent bien que votre exemple est irréaliste, j’imagine que votre activité intellectuelle consiste à deviser à l’infini sur vos brouettes de choux et de saucisses avec les rares personnes qui prennent cet exemple au sérieux. Cela confine à l’autisme.
3- Puisque vous prétendez que votre histoire de choux et de saucisses vous autorisent à guider les politiques publiques (dans le cas d’espèce en demandant au gouvernement de ne pas intervenir dans les échanges économiques), ne devriez-vous pas vous baser sur des hypothèses plus réalistes ? »
Vous comprenez bien que je ne suis pas, moi, réellement en train de vous adresser ces critiques (je pourrais vous en adresser d’autres, mais je ne le ferai pas ici 😉 )
Mais je voudrais savoir ce que vous répondriez à quelqu’un qui vous ferait ces critiques. Je pense que, en substance, vous diriez que votre propos n’est pas de faire un commentaire ponctuel sur le marché des choux tel qu’il existe vraiment, mais plutôt de fournir un cadre simplifié, au prix d’un certain irréalisme, qui permet de discuter de façon précise d’une question particulière et contre-intuitive, en l’occurrence le fait que, dans un système d’échange, chacun reçoit plus qu’il ne donne.
Et, d’un point de vue méthodologique, vous auriez raison.
Ça devient passionnant ! Cet échange me force à approfondir ma propre réflexion à un point que je n’aurais peut-être pas fait sans ça, donc d’abord merci à Antoine Belgodere de me provoquer et à Cyril de nous héberger.
Je vais donc donner mes réponses, tout en comprenant bien que ces objections ne sont pas vraiment les vôtres et que vous ne les avancez qu’à titre rhétorique « for the sake of argument ». Et je n’ai pas l’impression que mes réponses vont être celles d’Acemoglu dans l’extrait que cite Cyril.
Mais comme ça sera trop long pour tenir dans l’espace accordé aux commentaires, je renvoie le lecteur intéressé à mon propre blog:
http://gdrean.blogspot.fr/.
Ha… pour être honnête, j’espérais que le fait que cette discussion soit hébergée par Cyril vous conduirait à produire une réponse courte, je ne m’attendais pas à un changement de champs de bataille…
Bon, ben je vais vous lire !