Paul Seabright évoque dans Le Monde une révolution technologique dans l’enseignement supérieur : la prolifération d’initiatives d’enseignements à distance interactifs et ludiques. La plus récente en date est celle de Tyler Cowen et Alex Tabarrok, qui ont lancé la Marginal Revolution University. La MRU proposera divers cours d’économie à partir d’un format consistant en de courtes vidéo librement accessibles. C’est loin d’être une initiative isolée. J’ai moi-même suivi il y a quelques mois un cours de Scott Page sur le « model thinking« . Le cours de Page est l’un des nombreux pouvant être suivis via Coursera.
Seabright conclut son article en affirmant qu’il est « temps que la profession enseignante entreprenne une réflexion approfondie sur ce que la présence physique de l’enseignant apporte d’essentiel à un vrai apprentissage« . La tonalité générale de l’article laisse entendre que finalement, peut-être, on pourrait se passer de l’enseignant dans le cadre de l’apprentissage universitaire, ou à tout le moins faire d’importantes économies d’échelle. Notez au passage que si cela est vrai, et que vous combinez cette idée avec la croyance de plus en plus forte qu’il vaut mieux une recherche dont les moyens sont concentrés sur quelques unités et individus, 90% des enseignants-chercheurs feraient bien de commencer à réfléchir à leur reconversion. Enfin, bref, passons…
Tout en étant à titre personnel plutôt favorable à ce genre d’initiatives, je reste très sceptique sur la substituabilité de l’enseignement à distance et de l’enseignement « classique ». Ou, pour dire les choses plus clairement, je suis persuadé que la présence physique d’un enseignant apporte quelque chose. On peut déjà noter que l’enseignement universitaire à distance n’est pas quelque chose de nouveau. A ma connaissance, cela fait par exemple déjà pas mal de temps que les facs de médecine, qui ne savent plus où mettre leurs étudiants, utilisent ce type de dispositif : un enseignant donne son cours dans un amphi, ce cours est filmé et est retransmit en direct dans un ou plusieurs autres amphis où s’entassent les étudiants qui n’ont pas eu la chance de pouvoir rentrer dans celui où le prof est physiquement présent. Il m’a toujours semblé que les étudiants concernés n’appréciaient guère l’expérience. Il est vrai que les choses sont différentes en ce qui concerne les initiatives dont parle Seabright. On peut en effet suivre les cours chez soi et, surtout, quand on le souhaite, au moment où on est le mieux disposé intellectuellement. Mais c’est peut être précisément là qu’est le problème : dans un format d’enseignement standard, l’heure du cours est fixée ce qui incite les étudiants à venir ; s’ils ratent le cours, ils ne pourront plus le rattraper. Dans le nouveau format, on suit le cours quand on le souhaite. C’est très bien, mais quid de la procrastination et des autres biais comportementaux dont l’économie comportementale ne cesse de documenter l’existence ?
Je ne sais pas quelle est l’efficience pédagogique de ce type d’enseignement à distance en tant que tel, mais je suis à peu près certain que, du côté de la demande, il a pour inconvénient de ne pas créer une contrainte suffisante pour motiver les étudiants à le suivre de manière assidue. Il serait intéressant de ce point de vue d’avoir des données précises sur le nombre d’inscrits, le nombre de personnes ayant suivi les cours dans leur totalité, et les taux de réussite aux examens. Certes, on pourra toujours rétorquer que c’est un problème de responsabilité individuelle et que cela ne regarde que les étudiants. Mais il en va de même pour l’enseignement que pour n’importe quelle autre activité « économique » : les biais comportementaux peuvent remettre en cause l’efficience d’un dispositif institutionnel ou technologique. Bref, innovation technologique dans l’enseignement c’est sûr, révolution, c’est beaucoup trop tôt pour le dire.
Je m’interroge sur le caractère substituable ou complémentaire de la présence physique d’un enseignant et de l’existence de ces vidéos de stars. Je pense que les deux sont très complémentaires. Ce que peut faire l’enseignant physique et que ne peut pas faire la star, c’est : 1- demander des comptes (telle leçon doit être apprise pour tel jour) 2- donner des explications personnalisées (dans une vidéo de star, on n’est pas obligé de tout comprendre du premier coup) 3- évaluer. L’enseignement ne peut pas se passer de ces trois éléments.
Par ailleurs, ce débat semble s’appuyer sur le postulat que l’enseignement supérieur n’est qu’une histoire d’acquisition de connaissances. C’est aussi, quoi qu’on en pense, une histoire de mise en situation, d’acquisition de comportements, etc. Pour ces choses, les vidéos ne peuvent pas grand chose.
En ce qui me concerne, lorsque le système de l’enseignement à distance se sera bien développé, je n’aurai aucun complexe à utiliser ce genre d’outils, comme complément de cours, sans me sentir dévalorisé.
Totalement d’accord avec vous : on est dans la complémentarité, pas la substituabilité.
Il y a bien longtemps, quand j’étais patron de la formation à IBM Europe, nous avions introduit l’auto-éducation dans les programmes. Le principe de base était que tout ce qu’on peut apprendre en étant assis dans un amphi, on peut aussi bien (et probablement mieux) l’apprendre en lisant des textes, en regardant des videos ou un écran d’ordinateur. Ce principe est toujours valable,
La question de la motivation, qui est en effet cruciale, ne se posait pas dans ce cas d’espèce puisqu’il s’agissait de connaissances et de compétences indispensables à l’élève (normalement un professionnel en exercice) dans le cadre de son travail.Nous utilisions peu l’ordinateur, car le microordinateur n’existait pas encore et l’élève devait avoir accès à travers un terminal à un grand ordinateur sur lequel était installé le matériel pédagogique. Cette contrainte n’existe plus de nos jours.
Un cours-type se composait de :
1. une courte intro en salle, principalement pour présenter le principe de la formation, très nouveau pour l’époque. Cette étape préalable ne serait probablement plus nécessaire.
2. une séquence de lectures imposées, en grande majorité de textes spécialement conçus à des fins pédagogiques, entrecoupée de sessions sur ordinateur destinées à fournir des compléments ou corrections aux textes écrits (la matière était très dynamique), à proposer des exercices et des contrôles d’acquisition des connaissances, qui étaient centralisés et transmis au responsable du cours. De nos jours, tout ça serait sur ordinateur.
3 une conclusion en salle, destinée à la discussion, aux compléments et aux échanges d’expériences.
Deux enseignements entre autres:
1. le succès de l’opération repose sur une juste utilisation des supports pédagogiques au sein d’un ensemble structuré, spécifiquement conçu pour ce contexte pédagogique. Des bouquins standard et des vidéos d’amphis traditionnels ne conviennent absolument pas, ou alors à doses homéopathiques.
2. le métier d’enseignant devient plus difficile et plus valorisant. N’importe qui peut ânonner un cours devant un amphi passif. Tout le monde ne peut pas développer un matériel pédagogique efficace pour e-learning, ni faire face en salle à des élèves bien formés qui arrivent avec des questions pointues non couvertes dans le cours.
Il me semble que ces deux conclusions sont toujours valables et expliquent l’extrême lenteur de l’adoption de ces techniques. Dans une entreprise (bien gérée…), quand on a décidé, on fait. Dans les milieux de l’éducation, ça a l’air d’être autre chose…
Mince alors, la procrastination est un biais ? 😉
http://www.franceculture.fr/emission-le-journal-de-la-philosophie-la-procrastination-2012-09-18
Il y a un autre point que vous n’abordez pas mais qui me semble important. Les cours magistraux ont un autre but, plus ou moins avoué, que la simple transmission du savoir: ‘entraîner’ à la prise de note et à la concentration sur l’exercice pendant parfois plusieurs heures. En gros, la capacité de travail.
Le développement de l’enseignement à distance devrait pousser à s’interroger sur ce point, qui est une pierre angulaire de certaines filières (prépas, médecine, droit…).
L’exécution sur ordinateur d’un exercice (qui peut être un vrai problème demandant plusieurs heures de travail) peut s’accompagner d’un suivi automatisé, précis et à la limite indiscret de l’activité de l’élève, ne serait-ce que le temps qu’il passe dans chaque partie et ses interruptions éventuelles, les sources qu’il consulte et même (avec un logiciel bien conçu pour ça) son mode de raisonnement. Le potentiel de l’ordinateur est encore très peu exploité, et je ne serais pas étonné que les prépas soient justement un champ d’application particulièrement approprié..
En revanche, il y aura toujours des domaines où l’auto-éducation (à distance ou non) sera toujours insuffisante, ne serait-ce que tout ce qui concerne l’interaction entre humains (présentation orale, argumentation, etc…). Et nous savons tous que le charisme (ou l’absence de…) des profs est un facteur déterminant de la motivation des élèves.