Le monde ne s’est pas arrêté pendant l’interruption de ce blog, moi non plus. Voici donc un peu d’auto-promo sur des choses que j’ai pu publier plus ou moins récemment :
* Un papier dans le Journal of Institutional Economics (dispo ici)
* Un papier dans OEconomia sur Veblen et le darwinisme (article dispo sur demande)
* Un papier à paraître dans Philosophy of the Social Sciences (bouh ! une revue de philosophie…) sur le statut des modèles en économie (version pré-publication ici)
* Une recension de l’ouvrage de Gilles Saint-Paul, The Tyranny of Utility, publiée sur La Vie des Idées, et repris dans un numéro de mai de Problèmes économiques
* et une série de working papers : sur Searle et l’intentionnalité collective en économie, sur les concepts de préférences collectives et de « commitment » en théorie des jeux, sur la modélisation des mécanismes sociaux dans les agent-based models…
Les commentaires et suggestions d’amélioration sont les bienvenus of course.
Merci pour l’info sur le livre de Saint-Paul, cette note me donne envie de le lire. Pour faire le lien avec une autre lecture, ça me fait penser à The intentional stance, où Daniel Dennett défend le principe de base de l’individualisme méthodologique :
1) Considérer que les gens ont des buts qu’ils cherchent à atteindre, et se demander quels peuvent être ces buts (étant donné leur situation)
2) Se demander ce qu’ils doivent croire / savoir (étant donné leur situation)
3) Utiliser ce modèle pour prédire leur comportement, en supposant qu’ils agissent rationnellement, c’est-à-dire utilisent ce qu’ils savent pour obtenir ce qu’ils veulent
Ce que Daniel Dennett ne mentionne pas, c’est :
4) Ne pas oublier qu’ils font des erreurs, soit parce qu’ils ont parfois des croyances fausses qui les conduisent à utiliser des moyens inefficaces (ignorance, rationalité limitée) ; soit parce qu’ils changent parfois de but, ce qui rend caduque les tentatives d’atteindre le but précédent (incohérence temporelle)
Il nous manque une typologie des erreurs pour réconcilier les économistes et les psychologues. Sinon, le désaccord avec l’économie comportementale porte essentiellement sur ce qu’il convient de qualifier d’ « erreurs ». C’est un problème de définition, pas nécessairement un désaccord sur les faits, et encore moins une différence de jugement.
« The situation seems here to be that before we can explain why people commit mistakes, we must first explain why they should ever be right. »
(Hayek, Economics and knowledge, 1936)
Bien d’accord avec Dennett et avec ton point 4, mais je ne pense pas que ce sont « les principes de l’individualisme méthodologique »
« L’individualisme méthodologique est la doctrine tout à fait inattaquable selon laquelle nous devons réduire tous les phénomènes collectifs aux actions, interactions, buts, espoirs et pensées des individus et aux traditions créées et préservées par les individus » (Karl Popper, Misère de l’historicisme).
L’IM au sens strict ne comporte aucune hypothèse ni théorie relative au comportement des individus eux-mêmes.
@GSF et Elvin :
Je parle de Dennett et de l’intentional stance dans mon billet « Group agency et rationalité ». Je ne suis pas sûr que Dennett ait en point de mire la notion d’individualisme méthodologique (et tout le débat qu’il peut y avoir derrière) lorsqu’il parle du point de vue intentionnel. Je rappelle que selon cette approche, a peu près n’importe quoi peut être un agent : un être humain, un animal, une machine, une organisation, une bactérie, etc. Dennett a développé cette approche dans le cadre des débats sur l’intentionnalité et la conscience au sein de la philosophie de l’esprit. Ce que Dennett veut montrer c’est que les notions de la folk psychology (désires, croyances, buts, etc.) sont des qualificatifs que nous, observateurs, attribuons aux agents pour expliquer et prédire leur comportement. Surtout, et c’est là où la thèse de Dennett est controversée, c’est que d’après lui il n’y a rien de plus dans l’intentionnalité et la conscience que cette possibilité d’attribuer des états intentionnels à un agent. Dans l’optique de Dennett, un programme d’échec est un agent intentionnel (pléonasme) tout autant que vous et moi. C’est une variante du « functional computationalism » qui domine aujourd’hui les sciences cognitives et la philosophie de l’esprit et qui dit qu’en gros, l’esprit n’est rien de plus qu’une suite de 0 et de 1. Pour une critique, on peut se référer à l’expérience de pensée de la chambre chinoise de Searle.
Sur le fait que les agents font des erreurs, c’est discuté par Dennett (cf mon billet). L’argument de Dennett (à la louche) c’est que cela ne contredit pas le fait que les agents sont rationnels, dans la mesure où les erreurs peuvent s’expliquer en partie comme une adaptation évolutive et non comme une anomalie.
Là (sans surprise…) je me range derrière Mises pour qui « rationnel » ne veut dire rien de plus que « qui utilise la faculté humaine appelée raison ».
» It is a fact that human reason is not infallible and that man very often errs in selecting and applying means. An action unsuited to the end sought falls short of expectation. It is contrary to purpose, but it is rational, i.e., the outcome of a reasonable – although faulty – deliberation and an attempt – although an ineffectual attempt – to attain a definite goal. » [Human Action, I,4]
Oui, et ce n’est donc pas la définition de Dennett, ce qui veut dire qu’il ne faut pas aller trop vite en rapprochant ce que raconte Dennett avec les débats traditionnels en sciences sociales. Pour une application des idées de Dennett en philosophie de l’esprit à la science économique, l’ouvrage de référence est celui de Don Ross, « Economic Theory and Cognitive Science ». Ross y défend l’idée que l’individu n’est pas un agent au sens de Dennett et que donc l’individualisme méthodologique traditionnellement conçu (par Mises par exemple) est faux…
Effectivement, j’ai fait un raccourci entre « point de vue intentionnel » et « individualisme méthodologique ». Le PVI de Dennett s’applique aux individus, mais aussi aux grille-pains et pourquoi pas aux sociétés. Cela ne veut pas dire que cette méthode soit indispensable, ni qu’elle soit efficace pour étudier un grille-pain ou une société : c’est une autre question…
Sur le thème de l’erreur, je pense qu’un petit travail de définition et de nomenclature serait utile et pour l’instant je n’en ai pas trouvé.
Vous avez quand même une quasi-nomenclature (qui n’est pas systématisée certes) avec les travaux de l’économie comportementale : framing effect, endowment effect, regret et inversion des préférences, biais de confirmation (dissonance cognitive), erreurs dans l’appréhension des probabilités, etc. Le problème, c’est que certaines catégories sont des erreurs au sens strict du terme (le calcul des probabilités par exemple), d’autres renvoies à des phénomènes d’incohérence (inversion des préférences) mais en soit l’incohérence n’est pas une « erreur », d’autres encore ne sont pas du tout des erreurs mais juste des caractéristiques concernant la manière dont les individus conceptualisent un problème de décision (endowment effect, framing effect). On a souvent tendance de manière abusive à ranger tout ça sous le terme « d’irrationalité », ce qui contribue à obscurcir les choses plutôt qu’ à les clarifier…
@C.H.
Les œuvres de Don Ross ont l’air difficiles à trouver rapidement. Mais vous pouvez peut-être déjà m’ôter d’un doute.
En disant que « l’individu n’est pas un agent au sens de Dennett », qu’entend-il par « individu »? Si c’est le modèle de l’individu qu’utilise la théorie économique « mainstream », c’est assez évident, et pas besoin de lire Don Ross pour ça. Si c’est vous et moi (et lui), c’est plus problématique et je serais en effet curieux de comprendre.
De toute façon, je ne vois pas en quoi ça tendrait à montrer que « l’individualisme méthodologique est faux », du moins tel que défini par Schumpeter, Mises et Popper.
L’individu, c’est vous et moi, tout être constitué de chair et de sang. Ce n’est pas un « modèle » ni même un concept théorique. En revanche, quand on parle « d’agent », il s’agit bien d’un concept théorique. En disant que l’individu n’est pas un agent, Ross veut dire que l’on ne peut considérer que les individus ont les caractéristiques qui permettent de les identifier comme des agents dans le sens de la théorie économique et de Dennett. En revanche, toujours selon Ross, les insectes sont des agents. Pour comprendre pourquoi il considère que l’individualisme méthodologique est faux, il faut voir que Ross (qui publie aussi beaucoup en psychologie) est un grand défenseurs des modèles « multiple selves ».
Vous pouvez trouver de nombreux article de Ross ici :
http://uct.academia.edu/DonRoss/Papers
A lire aussi, cette critique des thèses de Ross (et notamment sa critique de l’individualisme méthodologique) par Maurice Lagueux :
Cliquer pour accéder à 1-1-art-2.pdf
OK Merci.
J’ai particulièrement apprécié cet article de Ross (un peu longuet quand même):
http://uct.academia.edu/DonRoss/Papers/176131/Economic_theory_anti-economics_and_political_ideology
Par ailleurs, si j’ai bien compris l’article de Lagueux, la critique de l’IM par Ross part du constat que l’individu « de chair et de sang » n’a pas des préférences stables et donc n’est pas conforme au modèle de l’agent économique (orthodoxe). Moi j’en conclus que ce modèle n’est pas une représentation adéquate de l’individu, mais je ne résumerais pas ça en disant « l’individu n’est pas un agent ».
autrement dit, c’est une critique du modèle (orthodoxe) de l’agent, à laquelle échappe d’ailleurs le modèle « autrichien », mais aucunement une critique de l’IM, qui reste tout aussi valable si on admet que le comportement de l’individu s’explique à son tour par la coexistence en lui de « multiple selves »
A la relecture, la thèse de Ross « l’individu n’est pas un agent » n’est pas si paradoxale que ça.
Il définit son champ de réflexion comme « la pratique dominante des économistes contemporains », et c’est ça sa définition de l’économie. Il se place ainsi dans une tradition récente qui définit l’économie par ses méthodes, alors que la tradition majoritaire (Say, Mill, Marshall, Robbins, etc…) définit l’économie par ses objectifs. Les deux sont légitimes, mais comme il s’agit de deux choses a priori différentes il vaudrait mieux utiliser deux mots différents. Sinon, on s’expose à l’erreur logique qui consiste à attribuer à l’une les propriétés de l’autre sous prétexte qu’on utilise le même mot pour les désigner.
Un philosophe des sciences qui (comme Ross) adopte la première définition va se demander à quels objectifs ces méthodes peuvent s’appliquer, alors que s’il adopte la deuxième définition, il va se demander quelles méthodes peuvent permettre d’atteindre ces objectifs.
En disant « l’individu n’est pas un agent », Ross dit que le concept d’agent, tel qu’il est utilisé dans la pratique dominante des économistes contemporains, ne convient pas pour représenter l’être humain individuel. C’est très exactement ce que répètent les « autrichiens » (donc moi) depuis Menger (moi depuis un peu moins longtemps quand même…).
Ross en déduit que « l’économie », définie comme un certain ensemble d’outils conceptuels et méthodologiques, doit redéfinir ses objectifs et son domaine d’application (en l’élargissant). En partant de l’autre définition de l’économie comme l’étude de certains phénomènes présents dans les sociétés humaines, les « autrichiens » en concluent que l’outillage conceptuel et méthodologique utilisé dans la pratique dominante des économistes contemporains est inapproprié. Deux conclusions tout à fait cohérentes.
Encore une question de définition, comme beaucoup de controverses ! Merci Wittgenstein (« Les problèmes les plus profonds ne sont en somme nullement des problèmes »)