Décès de Kim Jong-Il et hystérie collective : un cas d’ignorance pluraliste ?

C.H.

Pour beaucoup d’entre nous, les images montrant des scènes d’hystérie collective en Corée du Nord suite au décès de Kim Jong-Il ont quelque chose d’étrange, voire d’incompréhensible.

Quand on sait dans quelle misère vit la population nord-coréenne par la faute d’un Etat totalitaire mené par une poignée de fous-furieux, on peut se demander pourquoi les nord-coréens pleurent la perte de leur leader. Il y a bien sûr plusieurs explications envisageables. On peut faire l’hypothèse que les images de la télévision nord-coréenne sont un pur montage ; on peut penser que l’hystérie collective est le produit d’un endoctrinement de masse qui fait que les gens sont sincèrement malheureux ; on peut enfin conjecturer que la surveillance de la population est à un niveau tel que les gens préfèrent feindre d’être tristes, plutôt que de prendre le risque d’être arrêtés. Cette dernière explication aurait plutôt ma préférence, mais j’ai un doute sur le fait que la tristesse affichée des nord-coréens soit d’abord motivée par la peur de représailles.

Je me demande si la tristesse générale des nord-coréens n’est pas plutôt le résultat d’une forme d’ignorance pluraliste. L’ignorance pluraliste est une forme particulière de cascade informationnelle où l’absence d’information ne porte pas (comme dans une cascade informationnelle classique) sur les conséquences liées aux différents choix à disposition mais sur les préférences des membres d’une population. Prenons un exemple : vous êtes un jeune étudiant dans une soirée étudiante et, donc, bien alcoolisée. Vous avez le choix entre boire des boissons alcoolisées (A) et des boissons non-alcoolisées (B). Supposons qu’intrinsèquement vous préfériez B mais qu’en même temps vous êtes soucieux de vous conformer à ce que vous pensez être les goûts (et donc les préférences) du groupe auquel vous appartenez. Vous regardez autour de vous et vous constatez qu’une très large majorité de la population consomme des produits A. En bon économiste élevé depuis tout jeune au grain du principe des préférences révélées, vous inférez logiquement que si tout le monde consomme des produits A, c’est qu’au sein de la population A est préféré à B. Vous êtes donc persuadé que vos préférences intrinsèques sont différentes de celle de la population et, parce que vous souhaitez vous conformer aux préférences de la population, vous décidez de consommer des boissons alcoolisés, « révélant » ainsi votre préférence pour les produits A.

Il n’est pas très difficile de voir qu’un tel mécanisme peut facilement conduire à une situation où, dans une population, quasiment tout le monde agit de manière à se conformer à ce qui est perçu comme la norme dominante, alors même que cette norme ne correspond pas aux préférences des membres de la population. L’ignorance pluraliste est basée sur le fait que les individus font une interprétation erronée des comportements observés, en inférant que ces comportements reflètent les préférences intrinsèques de ceux qui les adoptent, alors qu’en fait ils sont uniquement motivés par une préférence pour la conformité*. La conséquence notable est que ce mécanisme peut permettre à une norme impopulaire (i.e. contraire aux préférences des membres de la population) de survivre. L’exemple que j’ai pris n’est pas fortuit, puisque quelques études suggèrent que les pratiques de consommation d’alcool au sein des populations étudiantes sont au moins partiellement le résultat d’un mécanisme d’ignorance pluraliste.

Le mécanisme de l’ignorance pluraliste a d’autant plus de chances d’apparaitre quand certaines conditions sont remplies : les membres de la population doivent d’une manière ou d’une autre s’engager dans une comparaison sociale et accorder une certaine importance à la conformité sociale ; les comportements des individus doivent être, sinon totalement public, au moins facilement observables par une fraction de la population ; la communication entre les membres de la population doit être réduite afin d’éviter qu’ils révèlent leurs préférences réelles. Nul doute que ce sont des conditions qui sont largement réunies dans le cas de la Corée du Nord. Il est ainsi tout à fait possible qu’en privé les nord-coréens détestent leur régime et soient heureux de la disparition de Kim Jong-Il, mais que chacun d’entre eux pense sincèrement être le seul à avoir cette opinion et que par conséquent il est parfaitement rationnel pour tous d’apparaitre attristé en public.

On peut conjecturer que la plupart des régimes totalitaires fondent leur stabilité (relative) sur ce type de mécanisme. Il faut notamment bien voir la différence avec un cas plus standard d’équilibre « sous-optimal » où tout le monde se conforme à une norme tout en sachant que tout le monde préfèrerait adopter une autre norme. Ce dernier pose un problème classique de coordination et d’action collective : il faut qu’une fraction suffisante de la population agisse simultanément afin de modifier la norme. C’est un problème de coordination difficile mais pas insurmontable. Dans le cas de l’ignorance pluraliste, les choses sont un peu plus compliquées car les préférences des agents ne sont pas connaissance commune. Par conséquent, chaque individu ne se représente pas la situation comme un « jeu » de coordination et donc l’idée même d’amorcer une action collective pour changer la norme n’a pas de sens. Encore une fois, cela permet de comprendre pourquoi la maitrise de l’information est cruciale dans un régime totalitaire : en bloquant l’information, on supprime les conditions épistémiques nécessaires à la mise en place d’un véritable raisonnement collectif où les membres d’un groupe s’accordent (tacitement ou explicitement) sur le problème qu’ils ont à résoudre. A partir du moment où les préférences réelles des agents deviennent connaissance commune, ce n’est généralement plus qu’une question de temps avant que les choses ne basculent…

*Ma distinction entre « préférences intrinsèques » et préférence pour la conformité n’est pas très rigoureuse puisque techniquement, elles figurent toutes dans la fonction d’utilité de l’individu. Par conséquent, il n’est pas vrai de dire que l’individu agit contrairement à ses préférences, mais seulement à une partie d’entre elles.

1 commentaire

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Une réponse à “Décès de Kim Jong-Il et hystérie collective : un cas d’ignorance pluraliste ?

  1. adrien

    Il est sûr que les phénomènes historiques peuvent être la source d’interprétations multiples et peuvent servir bien des théories.
    J’aime bien celle des phénomènes sociaux avec l’émergence d’institutions liées aux croyances individuelles.

    Toutefois, histoire d’embêter un peu, je souligne qu’une tristesse sincère comme cause de l’hystérie collective vous est d’emblée exclue, ou du moins balayée par la rationalité qui pousserait à peu ressentir ou exprimer de gratitude pour un chef qui vous a mal traité. La chose étant que la culture ou la structure sociale, celle de tribu par exemple, peut considérablement influencer les « fondements préférentiels » de toute une nation, et que la loi des grands nombre n’y pourrait rien changer. Ce qui est certain, c’est qu’on puisse trouver cela étrange ici.
    (Personnellement, je suis enclin à choisir pour la pression et/ou le montage médiatique du pouvoir politique.)

    Je trouve que c’est un vrai obstacle épistémologique que de choisir des hypothèses sur l’agent de base pour faire émerger un phénomène collectif observé ou expérimental, dans des modèles aussi complexes soient ils (même purement numériques).

    Ensuite, pour parler lecture de vacances, soulignons qu’est sorti il y a peu de temps « L’empire de la valeur » d’André Orléan, et qui travaille beaucoup sur l’émergence des institutions. L’exemple de la monnaie (qui lui est cher) ou celui du choix d’une langue sont illustrés de manière vulgaire et enrichissante. Je lui trouve un air rafraichissant pour ceux qui veulent lire de l’économie autour d’un feu de bois!

    Bonnes fêtes!

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