C.H.
Note : Billet un peu long et donc divisé en deux parties avec la suite dès demain.
L’économie, au même titre que la physique et la biologie, est une science dont le mode d’explication repose largement sur le recours à la modélisation. Pour reprendre la terminologie de Peter Godfrey-Smith, l’économie est une « model-based science ». Toutefois, par comparaison avec la physique et à un degré moindre avec la biologie, le sens commun suggère que l’économie est une science qui a connu moins de « succès » (voire pour certains qu’elle a fait plus de dégâts qu’autre chose, mais c’est une autre histoire) dans le sens où elle a produit peu de résultats à la fois considérés comme fiables par l’ensemble de la communauté des économistes et qui ont résisté à l’épreuve de la confrontation avec la réalité. Ce jugement est discutable mais, pour les besoins de ce billet, on l’acceptera provisoirement. La question que l’on peut se poser est alors la suivante : pourquoi l’économie est-elle moins performante que la physique alors même qu’elle recourt à la même démarche scientifique, en particulier en utilisant la modélisation comme moyen de représentation de son objet d’étude ?
Il y a certainement plusieurs réponses envisageables à cette question. Je met de côté la thèse selon laquelle les économistes sont en échec parce qu’ils cherchent à modéliser des choses qui sont intrinsèquement non modélisables (le comportement des individus) dans la mesure où elle est fondée sur une incompréhension totale de ce qu’est un modèle et de ce en quoi consiste la modélisation (cela dit, les personnes qui sont a priori enclines à adopter cette thèse ont intérêt à lire l’ensemble du billet qui précisément cherche à clarifier le sens de la modélisation en économie). A mon sens, une explication convaincante doit nécessairement repartir de la base, à savoir préciser en quoi consiste un modèle pour ensuite montrer pourquoi les problèmes économiques s’accordent mal avec cette « ontologie » des modèles. La philosophe des sciences Nancy Cartwright a développé un certain nombre de réflexions qui s’inscrivent dans une démarche similaire. Je m’appuie ici sur un de ses articles les plus récents mais elle a présenté ses réflexions dans de très nombreux articles et ouvrages. En prenant pour exemple essentiellement des modèles issus de la physique et de l’économie, Cartwright défend la thèse que les modèles sont des outils d’isolation de facteurs causaux qui agissent dans le monde réel. Les modèles sont en fait des expériences de pensée analogues à des expériences « matérielles » en laboratoire : il s’agit de neutraliser tous les facteurs susceptibles d’avoir une influence causale sauf un, afin de pouvoir « mesurer » le rôle causal du facteur qui a été isolé dans l’occurrence d’un phénomène que l’on veut expliquer.
Tout le raisonnement de Cartwright est fondé sur le concept de capacité : une capacité peut s’assimiler à une propension qu’à un système à produire un certain résultat lorsqu’un certain nombre de caractéristiques requises sont présentes. Par exemple, la gravité est une capacité à attirer des objets ayant une masse donnée. Une capacité ne se manifeste pas toujours dans les phénomènes tels qu’ils sont observés dans la mesure où dans le monde réel plusieurs capacités peuvent opérer simultanément (et en sens contraire). Cela justifie le recours à la modélisation : les modèles visent à isoler les capacités. Le fonctionnement d’un modèle est donc analogue à celui d’une expérience contrôlée en laboratoire. Dans cette dernière, une fois tous les facteurs sauf un neutralisés, ce qui va faire « agir » la capacité c’est la Nature ou plus exactement les lois de la nature (la gravité par exemple). Dans un modèle, la capacité qui est isolée est mise en action non sur la base de lois naturelles mais à partir d’un ou de plusieurs principes scientifiques, que l’on appelle parfois des « lois », tels qu’ils sont formellement exprimés dans la théorie correspondante. En économie, un exemple de principe est celui de la maximisation d’utilité sous contrainte et/ou en fonction des choix des autres individus. Les modèles sont ainsi, dans les termes de Cartwright, des « machines nomologiques » : ils génèrent des résultats en isolant des capacités et en mettant en action ces capacités par le biais de « lois ».
Cette conception des modèles amène Cartwright à penser que les expériences de pensée en économie produisent des résultats beaucoup moins fiables qu’en physique. Il y a selon elle deux grands éléments qui contribuent à cela. Le premier est celui de la « sur-contrainte » (overconstraint) structurelle que les modèles en économie font peser sur les capacités qu’ils isolent. Ce problème est directement lié au fait que les modèles sont des machines nomologiques. Contrairement à la physique qui dispose d’un large panel de principes scientifiques largement confirmés sur le plan empirique, la théorie économique ne propose pas ou peu de principes assimilables à des lois empiriques. En physique, la structure d’un modèle est secondaire : on peut largement changer cette structure sans modifier le résultat du modèle parce que l’on dispose de principes solides qui suffisent à produire le résultat. En économie, parce que les principes théoriques sont plus fragiles, la structure des modèle est décisive pour produire le résultat. Cartwright prend deux exemples pour illustrer ce point : le modèle de Pissarides qui lie le chômage à la perte de compétences durant une période précédente de chômage et le modèle de ségrégation résidentielle de Schelling. Concernant ce dernier, la capacité que le modèle est censé isoler est le degré de préférence des agents pour la mixité raciale. Cependant, il a été établie que les éléments structurels du modèle (par exemple, la forme du plan sur lequel les agents évoluent) sont susceptibles de changer les résultats à préférences constantes. Autrement dit, le fonctionnement d’une capacité dépend de la structure du modèle, ce qui signifie que le modèle échoue à isoler la capacité. Sur ce plan, on peut même aller plus loin : un modèle isole un facteur causal soit en faisant abstraction d’un certain nombre d’éléments (ils ne sont pas inclus dans le modèle – par exemple les préférences altruistes des agents), soit en idéalisant certains éléments. Concrètement, l’idéalisation consiste à donner une valeur extrême à un paramètre. Dans les modèles économiques, on s’aperçoit souvent que le facteur qui est isolé est en fait lui-même idéalisé (voir cet article de Grüne-Yanoff). Par exemple, le principe standard de rationalité sur lequel repose 99% des modèles économiques suppose que les agents ont un ensemble complet de préférences. Il est bien évident qu’il s’agit là d’une idéalisation.
Cartwright met en avant un second élément qui rend les modèles économiques moins « performants » : la nature des capacités n’est pas la même en économie qu’en physique. Cela génère une difficulté lorsque plusieurs causes agissent simultanément. En physique, chaque cause va pouvoir être associée à une loi et la combinaison des causes peut être faite au travers d’une loi de composition, à partir de laquelle on va pouvoir prédire la manifestation des capacités. L’économie ne dispose pas d’une telle loi de composition (ou plus exactement, elle est de nature différente). Dans les phénomènes économiques, les capacités sont interdépendantes dans le sens où elles ne s’additionnent pas. L’isolation d’une capacité devient alors beaucoup plus délicate et surtout, peut déboucher sur des résultats trompeurs.
La thèse de Cartwright est assez intéressante et mène à des implications surprenantes, comme le fait par exemple qu’en économie (contrairement à la physique), les modèles devraient essentiellement servir à comprendre comment la structure affecte les résultats, notamment au travers de ce que l’on appelle l’exploration conceptuelle. Il faut toutefois indiquer que la conception des modèles comme outils d’isolation est loin d’être universellement acceptée. Notamment, une conception philosophique des modèles qui conduit à remettre en cause la manière dont une science particulière (ici l’économie) utilise la modélisation doit immédiatement être regardée avec suspicion*. La seule fonction réellement légitime de la philosophie des sciences est d’observer la pratique effective des scientifiques pour ensuite en proposer une rationalisation. L’approche de Cartwright tend à indiquer que la manière dont les économistes utilisent la modélisation est inadaptée à leur objet d’étude. Cela peut conduire à deux conclusions exclusives : 1) les économistes se trompent ; 2) Cartwright se trompe.
Les auteurs qui défendent une conception alternative des modèles penchent probablement pour la seconde solution. J’ai déjà parlé sur ce blog de la conception des modèles comme monde crédible de Sugden. Une autre approche, qui s’inscrit dans une perspective similaire, est proposée par le philosophe Mauricio Suàrez. Il développe notamment dans cet article ce qu’il nomme la « conception inférentielle » de la représentation scientifique : le but des modèles n’est pas d’isoler des facteurs causaux mais de permettre au modélisateur, étant donnés ses objectifs précis et étant données ses compétences (cette précision est très importante), de procéder à une inférence concernant les caractéristiques du système étudié. L’avantage de cette approche est qu’elle permet de rationaliser la manière dont les économistes conçoivent et utilisent leurs modèles.
To be continued…
* A moins que l’on considère que la philosophie des sciences ait une fonction normative. C’était le point de vue dominant dans le cadre du positivisme logique dont le projet philosophique était de déterminer ce qu’est une « bonne » théorie scientifique. L’approche de Cartwright est moins prétentieuse puisqu’elle conduit (sans le vouloir) à prendre une science (la physique) comme benchmark pour évaluer d’autres sciences.
Première partie très alléchante. J’attends impatiemment la suite pour préciser la critique autrichienne à partir de cette excellente analyse.