La modélisation en économie et en biologie

C.H.

Un numéro spécial de la revue Biology and Philosopy consacré à la pratique de la modélisation en économie et en biologie va paraître en septembre. J’ai pu déjà consulter un certain nombre d’articles très intéressants : un article de T. Grüne-Yanoff sur l’utilisation de la théorie des jeux évolutionnaire en économie (j’en avais parlé ici), un article sur l’économie évolutionnaire ou encore un article de J. Martens qui interroge les fondements méthodologiques et heuristiques de la démarche en biologie évolutionnaire consistant à appréhender les organismes comme des agents maximisant « intentionnellement » leur valeur sélective en « choisissant » leurs traits phénotypiques. L’auteur oppose ce type d’explication individualiste à l’explication en termes d’approche multi-niveaux qui est souvent mobilisée pour étudier l’évolution de la coopération.

A noter également le très intéressant article de Robert Sugden qui poursuit sa réflexion sur les modèles comme « mondes crébibles ». Sugden va même un peu plus loin que dans ses articles précédents en défendant l’idée qu’en économie comme en biologie, il n’est pas rare que les chercheurs produisent des « explications en attente d’observations » : en clair, les modèles modélisent des phénomènes fictifs dont on a pas encore trouvé d’équivalent empirique, mais dont on a des raisons de penser qu’ils existent. Sugden prend deux exemples. Le premier est  l’article de Schelling sur les modèles de ségrégation résidentielles paru en 1971 (article qui n’est pas exactement identique au chapitre portant sur le même thème dans l’ouvrage Micromotives and Macrobehavior paru en 1978). Dans cet article, le point de départ de Schelling n’est pas le modèle en deux dimensions représentant un damier où les agents choisissent leur localisation mais un modèle unidimensionnel prenant la forme d’une ligne. Le modèle est très peu réaliste mais débouche sur des patterns intéressant au moins sur le plan formel… sans que Schelling n’indique à quel phénomène réel ils pourraient renvoyer. De même, l’article contient une variante du modèle en deux dimensions où les préférences des membres des deux populations diffèrent. Il émerge alors une ségrégation résidentielle avec une plus forte densité de population pour la population la moins « tolérante ». Le seul lien entre ce résultat et un quelconque phénomène réel est suggéré par Schelling au détour d’une fin de paragraphe, dans une phrase entre parenthèsesse terminant par un point d’exclamation. C’est ce que Sugden appelle une explication en termes d’observation.

Le second exemple est l’article de J. Maynard Smith et G. Parker, « The Logic of Asymetric Contest », paru en 1976. Ici, l’explication en attente d’une observation porte sur les stratégies évolutionnairement stables « paradoxales », c’est à dire les situations où le conflit entre deux animaux (pour la possession d’une ressource par exemple) est résolu « conventionnellement » en faveur du plus faible ou de celui pour qui la « victoire » est la moins intéressante. Dans le modèle de Maynard Smith et Parker, un tel équilibre existe et indique donc qu’une telle situation est théoriquement possible. Mais à l’époque où l’article est écrit, aucun exemple empirique n’était connu (depuis, on en a trouvé quelques uns, notamment chez certaines espèces d’araignées).

Au-delà de la thèse de Sugden, l’article de Maynard Smith et Parker est vraiment intéressant car il en dit long sur les pratiques de modélisation des biologistes. Les critiques de la science économique qui dénonce les « hypothèses irréalistes » ou les « fables » racontées par les modèles des économistes seraient bien avisés de consulter cet article, qui est quand même le point de départ de toute la littérature sur la stabilité évolutionnaire et plus largement qui a lancé l’utilisation de la théorie des jeux en biologie. On peut difficilement faire plus irréaliste que le modèle de conflit des auteurs : reproduction asexuée, symmétrie des « joueurs » au niveau des gains et des aptitudes au combat, interactions exclusivement dyadiques, comportement entièrement déterminé par le génotype, comportement génétiquement indépendant du rôle occupé par l’organisme (possesseur de la ressource ou challenger), etc. A vrai dire, même les modèles microéconomiques que l’on trouve dans les manuels d’économie paraissent plus réalistes que le modèle de Maynard Smith et Parker. Et pourtant, à en juger par l’évolution de la discipline ces trente dernières années, leur modèle a été d’une fécondité que l’on ne peut surestimée. On peut faire à peu près la même analyse d’ailleurs pour ce qui concerne les modèles de génétique des populations, disciplines qui a été confronté à des critiques similaires que l’économie.

Bref, ces différents points renforcent la thèse que l’économie et la biologie partagent de nombreuses caractéristiques, au-delà des pratiques de modélisation. Il y a indéniablement un isomorphisme formel entre modèle biologiques et modèles économiques. Ce n’est pas nouveau : les deux disciplines ont fait depuis longtemps de l’optimisation sous contrainte leur outil privilégié. Cependant initialement, l’optimisation sous contrainte en économie était justifiée par la rationalité des agents alors qu’en biologie c’était la sélection naturelle qui servait de justification ontologique à cette hypothèse. Ironiquement, les choses se sont inversées aujourd’hui : comme le montre l’article de Martens, la biologie utilise l’analogie de l’agent rationnel tandis qu’en économie, une partie de la littérature en théorie des jeux réinterprète les résultats classiques en substituant aux hypothèses sur la rationalité des agents l’argument de l’existence d’une forme ou d’une autre de sélection ! A cet isomorphisme formel s’ajoute un isomorphisme substantif qui indique qu’évolution culturelle et évolution biologique partagent certainement quelques principes ou mécanismes premiers, ce qui rend la transposition d’un même modèle d’un domaine à un autre possible, au moins de prime abord.

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