C.H.
Rational Ritual est un petit ouvrage (99 pages sans la bibliographie et les annexes) paru en 2001 qui, dans un style extrêmement accessible et débarrassé de concepts techniques et de formalisation, aborde un sujet au cœur des sciences sociales : comment les individus parviennent-ils à se coordonner ? La thèse de Michael Chwe (professeur de sciences politiques à l’Université de Californie) est que dans bien des cas, les individus parviennent à se coordonner sans forcément communiquer parce qu’ils parviennent à former une connaissance commune (common knowledge) de leurs intentions. Cet ouvrage offre une collection de petits exemples illustrant les mécanismes rendant cette connaissance commune possible. L’idée sous-jacente est que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la connaissance commune n’est pas quelque chose d’exceptionnel mais est au contraire atteinte de manière très fréquente. Chwe insiste notamment sur l’importance des cérémonies et des rituels publics : lorsque je participe à une cérémonie, je sais que ce que j’ai vu ou entendu a également été vu ou étendu par les autres participants. Plus important encore, je sais qu’ils savent que j’ai vu ou entendu la même chose qu’eux. Et je sais qu’ils savent cela, etc.
Un problème de coordination désigne une interaction où chaque individu ne préfère entreprendre une action qu’à la condition que les autres fassent de même : conduire du côté gauche ou droit de la route, certains choix vestimentaires, l’utilisation de certaines technologies générant des externalités de réseau ou encore le fait de participer (ou non) à une émeute sont des exemples de problèmes de coordination. Dans un court premier chapitre, l’auteur explique de manière générale comment la connaissance commune peut permettre de résoudre un problème de coordination. A contrario, l’absence de connaissance commune va souvent rendre la coordination impossible : je peux penser que vous allez avoir tendance à conduire à droite, mais si je ne pense pas que vous pensez que je vais conduire à droite, cela rend difficile ma décision. Comme je l’ai indiqué plus haut, Chwe insiste énormément sur l’importance des cérémonies et des rituels publics. Un rituel comporte deux aspects d’égale importance : un contenu et une dimension publique. Le contenu concerne le message du rituel (par exemple, dans le cas d’un rituel religieux, l’association d’une pratique avec un commandement divin) ; la dimension publique signifie que le rituel rend ce message connaissance commune au sein des participants : non seulement, tout le monde a entendu le message, mais tout le monde sait que tout le monde l’a entendu, tout le monde sait que tout le monde sait que tout le monde l’a entendu, etc. En associant de la sorte manifestations publiques et connaissance commune, l’ouvrage poursuit trois objectifs : démontrer l’utilité du concept de common knowledge en termes d’explication à la coordination, montrer comment les rituels et les cérémonies sont des générateurs de connaissance commune et, sur un plan plus général, remettre en cause la dichotomie implicite et parfois explicite en sciences sociales entre rationalité et culture.
Le second chapitre forme le cœur de l’ouvrage puisque c’est à cet endroit que Chwe présente de très nombreux exemples de rituels générant une connaissance commune. Il commence par faire remarquer que l’autorité, le pouvoir et l’obéissance sont souvent maintenues au sein d’une société par le biais de pratiques culturelles impliquant des rituels et des cérémonies. Ainsi que l’écrit Michael Polanyi, « si dans un groupe d’individus chacun pense que les autres vont obéir aux ordres d’une personne se présentant comme leur supérieur, alors tous obéiront aux ordres de cette personne comme si elle était leur supérieur. (…) Tous sont forcés d’obéir en raison de la simple possibilité que les autres continuent d’obéir ». De ce point de vue, un rituel sert notamment à rendre connaissance commune l’identité du souverain. « L’intérêt » des exécutions publiques se comprend également aisément de ce point de vue : en exécutant publiquement ceux qui ont contesté l’ordre établi, on rend connaissance commune les conséquences d’une désobéissance, obtenant ainsi un pouvoir dissuasif certain.
Le contact visuel est l’un des moyens privilégiés pour former la connaissance commune : lorsque je croise le regard de quelqu’un d’autre, je sais qu’il a vu ce que je vois, je sais qu’il sait qu’il a vu ce que je vois, etc. Il n’est donc pas très surprenant que de nombreux rituels, ainsi que l’ont montré les anthropologues, se déroulaient autour de cercles. Chwe cite l’exemple des kivas, des structures en forme de cercle bâties à même le sol est que l’on trouvait fréquemment au sud-ouest des Etats-Unis. Certaines de ces structures étaient si grandes qu’elles pouvaient permettre le rassemblement d’un village entier. Chwe cite également des recherches qui ont montré que durant la révolution française, les festivals étaient toujours organisés dans des sortes d’amphithéâtres de forme circulaire. L’auteur relève que dans ces exemples et les autres qu’il donne, la structure circulaire a une double fonction : une fonction informationnelle, mais également une fonction symbolique. Cette dernière a souvent été l’objet principal de l’attention des anthropologues et des historiens, qui ont eu tendance en revanche à négliger la première.
Un autre exemple particulièrement intéressant est celui des biens positionnels et du rôle de certaines manifestations publiques pour la mise en place de messages publicitaires les concernant. Un bien positionnel est un bien dont l’utilité générée par sa consommation est fonction du nombre et de l’identité des personnes le consommant. Certains biens positionnels servent ainsi, à l’instar de la « consommation ostentatoire » de Veblen, à marquer son appartenance à une catégorie sociale. A côté des biens positionnels, il y a aussi certains biens dont la consommation relève d’un problème de coordination pour des raisons technologiques. C’est le cas lorsqu’un bien génère des « externalités de réseau » : plus le nombre d’utilisateurs est grand, plus le bien est utile (on peut penser à l’utilité d’un fax ou d’un Macintosh). Dans les deux cas, la publicité peut servir à résoudre le problème de coordination en générant une connaissance commune. La publicité tend à indiquer à chacun d’entre nous que les autres savent que ce bien existe, qu’ils savent que je sais que ce bien existe, etc. Les campagnes publicitaires ne servent alors pas seulement à informer, mais à coordonner. Cela est particulièrement vrai pour les spots publicitaires qui sont diffusés à la télévision à des tarifs mirobolant. L’exemple le plus parlant est celui du Superbowl (la finale du championnat US de foot américain) qui rassemble chaque année plus de 100 millions de téléspectateurs aux Etats-Unis. La « grand-messe » du Superbowl est de ce point de vue un véritable rituel moderne. Un point intéressant est que la thèse selon laquelle la publicité est un moyen de permettre la coordination notamment par le biais de grande manifestation de type Superbowl est qu’elle permet de dériver une proposition directement testable : si l’hypothèse est vraie, alors normalement les spots publicitaires à l’occasion du Superbowl doivent majoritairement concerner des biens positionnels et des biens soumis à des externalités de réseau. L’auteur a répertorié les types de produits ayant bénéficié de plusieurs spots publicitaires à l’occasion du Superbowl entre 1989 et 2000. La prépondérance des biens « sociaux » (positionnels) est évidente puisque parmi produits de tête on trouve les voitures, les soft drinks, les films, les vêtements et les chaussures. L’auteur présente par ailleurs une étude statistique qui démontre sans ambigüité que pour des audiences équivalentes, les dépenses publicitaires sont bien plus importantes pour les biens positionnels aux Etats-Unis. Le chapitre comporte également deux autres sections intéressantes : une discussion du Panoptique de Bentham et de la thèse sur la « force des liens faibles » de Granovetter. Concernant cette dernière, Chwe indique que les liens forts (mes relations ont des relations qui sont également mes relations), bien qu’ils permettent une diffusion moins rapide de l’information que les liens faibles, ont l’avantage de rendre plus aisée la formation de la connaissance commune. La coordination au sein de réseaux reliés par des liens forts est donc plus facile que pour des réseaux où les liens faibles prédominent.
Le troisième et dernier chapitre prend un peu de hauteur et aborde plusieurs questions plutôt théoriques : la connaissance commune n’est-elle pas un idéal impossible à atteindre ? N’y-a-t-il pas d’autres approches pour expliquer la coordination ? Quel est le rôle de la signification, de l’histoire ou de l’identité collective dans la formation de la connaissance commune ? Ce sont des questions essentielles mais plutôt que de résumer le chapitre, je vais plutôt donner quelques éléments de réflexion qui recoupent les questions abordées par Chwe.
Même si Chwe n’aborde pas ce point explicitement, et même s’il évite soigneusement d’aborder les aspects techniques (à l’exception de l’annexe qui approfondit de manière non formalisée le concept de common knowledge en s’appuyant sur le cadre théorique développé par Robert Aumann), son ouvrage est une application qui relève du champ relativement récent de la théorie des jeux épistémique. Comme son l’indique, cette dernière se caractérise par le fait qu’elle rend explicite les caractéristiques en termes d’information et de connaissance de chaque joueur. Un jeu épistémique consiste en fait en quatre éléments. Les trois premiers étant commun à tous jeux : un ensemble de joueurs, un ensemble de stratégies et une fonction associant aux divers résultats possibles des gains. Le quatrième élément qui caractérise un jeu épistémique est que l’on va en plus spécifier une « partition de l’information » pour chaque joueur. Pour cela, on écrit W l’ensemble des états du monde possibles et w l’état du monde qui se réalise effectivement. La partition de l’information d’un joueur nous indique, pour un état du monde w donné, quels sont les états du monde w’, w’’, … que le joueur croit possible. Imaginons par exemple que l’on vous propose au choix deux enveloppes et que l’on vous donne l’information suivante : si vous choisissez l’enveloppe blanche, vous gagnez à coup sûr 10 euros, si vous choisissez l’enveloppe rouge, vous gagnez une somme supérieure à 10 euros mais à la seule condition que votre partenaire ait fait le même choix (les connaisseurs auront reconnu la chasse au cerf). Avant votre choix, on vous indique que l’organisateur va tirer au hasard parmi trois cartes, chacune comportant une paire d’instructions (une pour vous, une pour votre partenaire) : sur la première, on vous indique à tous les deux de choisir l’enveloppe rouge, sur les deux autres on indique à l’un d’entre vous de tirer l’enveloppe blanche et à l’autre l’enveloppe rouge. Vous ne connaissez que l’instruction vous concernant (mais pas celle donnée à votre partenaire) et vous n’êtes pas obligé de la suivre. Dans cet exemple, nous avons donc trois états du monde possibles qui correspondent à la carte tirée par l’organisateur : w1 = l’enveloppe rouge est indiquée aux deux joueurs; w2 = l’enveloppe rouge est indiquée au joueur A (vous) et la blanche au joueur B ; w3 = l’enveloppe blanche est indiquée au joueur A et la rouge au joueur B. De votre point de vue, bien qu’il y ait trois états du monde possibles, vous ne pouvez pas distinguer w1 de w2. Votre partition de l’information est composée de deux « cellules » dont l’une d’entre elle renferme deux mondes possibles.
L’intérêt de cette formalisation est qu’elle permet d’expliciter l’hypothèse de connaissance commune. Ainsi, un état du monde est connaissance commune parmi les joueurs lorsque cet état appartient à la partition de l’information qui est commune à tous les joueurs : tous les joueurs savent quel est l’état du monde effectif, tous les joueurs savent que tous les joueurs savent, etc. Dans notre exemple ci-dessus, aucun état du monde n’est connaissance commune, ce qui pose un problème de coordination (que faites-vous si l’on vous recommande de choisir l’enveloppe rouge ?). Même si c’est Robert Aumann qui est le premier à avoir proposé une formalisation du concept de connaissance commune, selon moi c’est bien David Lewis qui est le fondateur de la théorie des jeux épistémiques. Lewis avait compris qu’il fallait aborder la connaissance commune comme un évènement qui peut, ou pas, être généré. Une des objections souvent émise à l’encontre de ce concept est justement qu’il serait irréalisable en pratique. On peut trouver dans la littérature de nombreux exemples de « paradoxe du common knowledge » (ex : le paradoxe du devoir surprise) ou des exemples censés démontrer son impossibilité (le jeu de l’email de Rubinstein par exemple). En fait, ainsi que le note Chwe, la connaissance commune (au moins au sens de Lewis) n’implique pas que les individus sont effectivement en mesure de mener un raisonnement récursif infini de type « je sais qu’il sait que je sais… ». D’une part, on peut réinterpréter la connaissance (« knowledge ») en croyance (« belief »), ce qui sur un plan épistémique est plus réaliste. Surtout, chez Lewis la connaissance commune est une implication logique qui est déduite d’un ensemble de postulats : il s’agit juste d’indiquer que dans certaines situations la connaissance commune est en principe possible, pas qu’elle est effectivement générée.
L’ouvrage de Chwe démontre que le concept de common knowledge et plus généralement la théorie des jeux épistémiques sont très utiles pour comprendre de nombreux phénomènes qui impliquent des problèmes de coordination. Il y a quelques mois je mettais livré ici à un exercice de genre en appliquant ces outils aux révolutions dans le Proche-Orient. On peut également penser aux violences urbaines qui se développent actuellement en Angleterre. On peut voir une émeute comme un problème de coordination : plus les participants à une émeute sont nombreux, plus il est « intéressant » d’y participer dans la mesure où les risques d’être arrêté diminuent. Une émeute n’est possible que si un nombre suffisant d’individus parviennent à se coordonner simultanément. Ce qui se passe en Angleterre est une nouvelle illustration que les phénomènes d’émeutes s’accompagnent souvent de processus de contagion : les émeutes ont commencé à Londres mais deux jours plus tard c’étaient quatre ou cinq autres villes qui étaient touchaient. A moins de postuler que les jeunes de ces villes se sont subitement transformés en voyous-casseurs, il est difficile d’expliquer cette contagion autrement que par une coordination permise par une connaissance commune : en relayant les émeutes, les médias (et particulièrement la télévision) ont fait en sorte qu’un nombre suffisant d’individus savaient (et savaient que les autres savaient, etc.) ce qui se passait à Londres. Les journaux télévisés, et la télévision en général correspondent bien à un rituel au sens de Chwe.
Pour finir cette trop longue note, j’indiquerai que si le livre de Chwe est en tout point excellent, il y a un aspect qu’il n’approfondit pas assez à mon goût : l’importance de l’interprétation et du sens que les individus donnent à ce qu’ils observent. Chwe a bien conscience de l’importance de cet aspect : à plusieurs reprises il souligne que la manière dont chacun comprend une situation dépend d’un ensemble partagé de symboles, bref d’une culture commune. La connaissance commune ne vient pas seulement du fait qu’un rituel soit public, il faut en plus que le contenu de ce rituel soit interprété de la manière par tous. Dans certains cas, cela ne pose pas de problème particulier ; dans d’autres, c’est au contraire fondamental. Cette « compréhension commune » est facilitée par le fait de partager une histoire, un patrimoine ou une identité. Le rapprochement des concepts de rationalité et de culture ne sera total que lorsque les sciences sociales, et en particulier les économistes, se seront intéressés à cette question de plus près.