C.H.
M’intéressant actuellement à toute la littérature autour de la question de la coévolution entre institutions et préférences, je suis tombé hier sur ce papier assez fascinant de Sam Bowles. L’article discute de la thèse dite du libéralisme parasite que l’on peut résumer simplement ainsi : nos économies modernes reposent essentiellement sur le marché pour définir l’allocation des ressources. Etant donnée la nature des relations marchandes (impersonnalité, non durabilité des relations), leur développement nécessite la présence d’un certain nombre de normes et de valeurs favorisant la confiance, l’honnêteté, la loyauté etc. Ces normes et valeurs trouveraient leur origine dans les sociétés traditionnelles dans lesquelles les relations économiques étaient essentiellement assises sur des rapports non marchands (famille, clan, tribu). Or, et c’est ici le cœur de la thèse du libéralisme parasite, le développement de l’économie de marché et des rapports marchands tendraient à affaiblir ces normes et valeurs précisément parce que le marché entraîne une dislocation des anciennes relations sociales. Autrement dit, l’économie de marché scierait plus ou moins la branche sur laquelle elle est assise ou, dit de manière plus technique, les institutions de l’économie de marché seraient « auto-affaiblissantes ».
Cette question du rapport entre marché et valeurs morales n’est pas nouvelle ; plusieurs économistes s’étaient prononcés dessus à l’occasion d’un débat l’année dernière. La crise financière a également réveillé ce type de raisonnement parmi ceux soulignant le rôle de la cupidité et de l’amoralité du système financier. Le papier de Bowles est intéressant car il propose un véritable traitement analytique de la question. En suivant la formalisation de Bowles, on peut se représenter la thèse du libéralisme parasite ainsi. On considère que chaque société repose sur un équilibre institutions/culture (ou préférences) qui se caractérise par un certain niveau v de vertus civiques (= valeurs morales) et par un certain niveau m d’étendu du marché (l’importance des mécanismes d’allocation marchande dans l’ensemble des mécanismes d’allocation utilisés). Le niveau de vertu v est fonction décroissante de l’étendue du marché au moment présent et de la place traditionnellement occupée par le marché dans l’histoire de la société, que Bowles t(m’). Autrement dit :
v= v(m ; t(m’)) avec
dv/dm < 0 et
dv/dt > 0
L’étendu du marché est elle-même fonction du niveau de vertu civique dans la société : m = m(v). Dans la mesure où le marché est un arrangement institutionnel a priori adapté pour permettre le développement de relations anonymes et impersonnelles, on peut considérer qu’il dispose d’un avantage comparatif par rapport aux autres mécanismes d’allocations en présence d’un faible niveau de vertus civiques. Donc dm/dv < 0 (l’étendu du marché est fonction décroissante du niveau de vertus civiques). On obtient alors deux courbes que l’on peut représenter ainsi dans un plan (la forme des fonctions est totalement arbitraire – voir le papier de Bowles pour un cas où la fonction v a une autre forme) :
Le point a représente un équilibre institutions/culture caractérisant une société donnée. La thèse du libéralisme parasite consiste à soutenir que les relations marchandes vont d’autant plus dégrader les vertus civiques qu’elles sont développées, ce que représente la droite en pointillés. La dégradation des vertus civiques font émerger un nouvelle équilibre se caractérisant par un recours de plus en plus étendu au marché. Ce nouvel équilibre est situé plus bas dans le plan, ce qui, pour un niveau donné d’importance du marché, implique une production économique plus faible, voire une désagrégation pure et simple de l’économie.
Le reste du papier de Bowles est consacré à montrer que de nombreux éléments empiriques et expérimentaux tendent à contredire la thèse du libéralisme parasite. Il invoque notamment plusieurs études de grandes échelles menées sur un grand nombre de communautés (et qui pour certaines d’entre elles ont déjà été évoqué sur ce blog) pour montrer qu’il n’y a pas d’éléments permettant de penser que le développement des relations marchandes dans une société donnée induirait une diminution du « capital social » au sens large. En fait, c’est exactement le contraire : dans certaines études, il y a notamment une corrélation positive entre le niveau de participation dans un jeu du bien public et le niveau de développement de l’état de droit, de la démocratie, de l’individualisme et de l’égalité sociale dans la société/communauté à laquelle appartiennent les sujets.
Il reste à expliquer cette corrélation positive. Sur ce plan, Bowles rejette tout autant la thèse du « doux commerce » que l’on retrouve notamment chez Smith et selon laquelle l’extension des relations marchandes induiraient un développement de la moralité en raison de l’importance de la réputation. Cette thèse sous-estime le fait que les relations marchandes sont essentiellement de nature impersonnelle et caractérisées par leur aspect éphémère et leur anonymat. Bowles suggère plutôt que les économies de marché se sont développées concomitamment avec des systèmes de protection sociale au sens large protégeant les citoyens d’aléas de tout type. Ces systèmes de protection ont alors diminuer l’importance des diverses formes de solidarité familiale et traditionnelle, facilitant alors l’émergence de normes et de valeurs universelles dépassant le cadre du clan ou de la famille. A cela s’ajoute que le développement du marché et l’enrichissement de la société ont rendu possible la mise en place de systèmes éducatifs favorisant la diffusion de normes universelles. Cela pourrait expliquer l’apparition ponctuelle dans les expériences du phénomène de crowding-in effect (par opposition au crowding-out effect) dans laquelle motivations monétaires et motivations morales sont complémentaires et non substituts. On peut alors modifier le modèle précédent pour obtenir un nouveau graphique :
Le niveau d’allocation marchande et de vertus civiques est ici fonction de l’état o avec o- pour une société traditionnelle et o+ pour une société libérale. Le passage à une société libérale induit évidemment une extension du mécanisme d’allocation marchande (la droite m se déplace vers la droite) mais aussi par une augmentation du niveau de vertus civiques (la droite v se déplace vers le haut). Le nouvel équilibre b ainsi obtenu se caractérise par un plus haut niveau de prospérité économique mais également, donc, par un niveau plus élevé de « capital social ». Il s’agit là d’un scénario plausible qui est en partie confirmé par les expériences contrôlées.
Néanmoins, Bowles prend le soin de préciser qu’il ne s’agit pas de défendre un laissez-faire absolu (ce qui eut été étonnant de la part de Bowles le marxiste…). Il évoque à ce titre la notion de « défaillance culturelle de marché » : en mettant en place des arrangements institutionnels destinés à améliorer l’efficacité des relations marchandes, les individus ne prennent pas en compte les effets (potentiellement négatif) de ces arrangements sur le plan culturel. Un « planificateur social » omniscient fixerait ainsi le niveau d’allocation marchande en prenant en compte les conséquences culturelles. L’idée est intéressante mais demanderait à être développé. On peut tout à fait concevoir que le développement des relations marchandes induit dans un premier temps le développement du capital social jusqu’à un point de retournement.
Par ailleurs, si l’on pense qu’il y a eu une coévolution entre Etat de droit et marché, la question se pose de savoir si le développement du capital social (la fonction v) n’est pas davantage le fait des institutions encadrant le marché que des relations marchandes elles-mêmes, ce que suggère Bowles. Dans ce cas, on voit ressurgir une variante de la thèse de l’encastrement à la Polanyi consistant à dire que le développement de l’économie de marché a précisément été permis parce qu’il s’est formé autour des institutions et des normes culturelles la régulant, et que c’est seulement à partir du moment où s’opère un « désencastrement » que la thèse du libéralisme parasite deviendrait valable. En fait, le développement de l’économie de marché nécessite probablement l’existence préalable de certaines croyances culturelles (cf. Greif) permettant le développement de relations impersonnelles (ce qui est le contraire de la thèse du doux commerce). Le développement de ces relations impersonnelles nécessite à son tour la mise en place d’arrangements institutionnels faisant que les individus ont intérêt à respecter les contrats. Ces arrangements peuvent être d’ordre privé (de type système de la responsabilité communautaire ou la Lex Mercatoria) ou public (arrangements émanant de l’Etat). C’est le feedback de ces arrangements sur les croyances et les normes qui constitue la phase critique et qui nécessiterait d’être étudié plus en profondeur. Vaste programme de recherche en perspective…