Noël et la coévolution institutions/préférences

C.H.

En cette veille de Noël, il est difficile pour un économiste de ne pas penser à la fameuse « perte sèche de Noël » mise en avant dans un célèbre article de Joel Waldfogel. The Economist  nous rappelle simplement le principe : dans la mesure où l’agent qui fait un cadeau ne connait pas parfaitement les préférences de l’individu à qui il le fait, il est fort probable que les x euros dépensés dans le cadeau n’aient pas été utilisé de manière optimale. Autrement dit, si au lieu d’offrir un bien notre agent avait offert une somme d’argent de x euros, le destinataire du cadeau aurait pu en faire un meilleur usage. Mis bout à bout, ces cadeaux « sous-optimaux » engendrent une perte sèche que Walfdogel estime comprise en 10% et 30% de la valeur des cadeaux offerts. Le raisonnement est parfaitement sensé : Noël ne serait pas la première institution sous-optimale. On peut toutefois aller un tout petit peu plus loin que cette pure réflexion économique.

La question à se poser est la suivante : pourquoi les individus se font-ils réciproquement des cadeaux le 25 décembre de chaque année ? La réponse évidente est qu’il existe une institution qui indique qu’à cette date, chaque individu est censé faire des cadeaux aux membres de sa famille. En conséquence, cette institution créée chez chaque individu un ensemble de croyances et d’attentes auto-renforçantes : parce que c’est Noël, je m’attend à ce que les autres m’offrent des cadeaux, je m’attend à ce que les autres s’attendent que je leur offre des cadeaux, je m’attend à ce que les autres s’attendent que je m’attende à ce qu’ils m’offrent des cadeaux, etc. Bref, la convention derrière Noël est common knowledge. Une première explication à l’institution de Noël est donc tout simplement la dimension normative de la convention : ne pas la respecter c’est prendre le risque d’être mal perçu par les autres. Une seconde explication est que les individus tirent une satisfaction au fait de faire des cadeaux et d’en recevoir. C’est un point important car si la première explication va tout à fait dans le sens de la thèse de la perte sèche de Noël (Noël crée un ensemble de normes et d’obligations économiquement sous-optimales car entraînant une mauvaise allocation des ressources), la seconde souligne malgré tout que Noël peut permettre une augmentation de l’utilité des individus. Dans ce cas, parler de « perte-sèche » devient moins évident.

Le point clé est que l’utilité d’un individu n’est pas uniquement fonction d’un argument matériel ; autrement dit, la satisfaction d’un individu ne dépend pas uniquement de l’adéquation du cadeau avec ses préférences, elle comporte également une dimension psychologique liée au fait d’être soit altruiste envers autrui, soit de recevoir de la part des autres. Il faut bien comprendre la différence entre les deux explications : dans le premier cas (je fais des cadeaux pour éviter un « boycott social »), on se plie à la convention pour éviter une sanction sociale et pour maintenir sa « réputation » (laquelle permet éventuellement de garantir le fait de continuer à recevoir des cadeaux dans l’avenir), dans le second cas on respecte la convention car on tire une utilité intrinsèque au fait de faire et de recevoir des cadeaux, indépendamment du contenu de ceux-ci. Autrement-dit, la fonction d’utilité d’un individu i peut s’écrire ainsi :

Ui = αM(O) + (1-α)P(O) avec O un certain résultat (ex : le fait de recevoir ou de faire un cadeau), M(O) une sous-fonction d’utilité décrivant la satisfaction matérielle et P(O) une second sous-fonction d’utilité décrivant une satisfaction psychologique. Le paramètre α permet de déterminer l’importance que l’individu accorde à ces deux types de gains. La fonction M(O) ne pose aucun problème : il s’agit de l’utilité que l’on va tirer des cadeaux que l’on reçoit. Conformément à ce qu’indique Waldfogel dans son article, il est tout à fait probable que cette utilité soit plus faible si le cadeau que l’individu reçoit soit un bien plutôt que du cash, puisque dans ce second cas l’individu pourrait en faire un meilleur usage. La fonction P(O) est plus intéressante, car elle exprime des préférences de nature psychologique. Elle peut renvoyer à différentes choses. On peut par exemple l’écrire ainsi :

Pi(O) = gi(My) + fi(O) avec g(.) qui est une fonction qui détermine comment l’individu i valorise le fait d’offrir un cadeau qui confère une utilité matérielle à un individu y et f(.) qui détermine l’utilité que tire un individu du fait de recevoir un cadeau. Cette dernière fonction peut elle-même s’écrire de bien des manières. Notamment, le résultat O peut être psychologiquement évalué par l’individu i suivant une certaine attente e dépendant de l’identité de la personne y qui doit faire un cadeau : si je ne m’attend pas nécessairement qu’un cousin me fasse un cadeau, il en va différemment concernant ma femme. Si l’on veut introduire une dimension de réciprocité, on peut aussi utiliser la fonction de gentillesse de Rabin :

Pi(O) = fy(O). fi(O)

Les fonctions fi(0) et fy(0) peuvent prendre une valeur entre -1 et 1. Pour faire simple, elles expriment l’utilité liée au fait de satisfaire aux attentes de l’autre. Lorsqu’elles sont positives, cela veut dire que chacun s’attend à ce que l’autre sera « gentil » (kind) à son égard ; plus précisément, si fi(O) > 0, cela signifie que i pense être gentil envers y (par exemple, parce qu’il lui offre un cadeau) et si fy(O) > 0 alors i pense que y est gentil envers lui (par exemple, parce qu’il pense qu’il va lui offrir un cadeau). L’élément intéressant de cette fonction d’utilité est qu’elle ne peut être positive que si les deux arguments sont du même signe : autrement dit, si autrui est bienveillant envers moi, je dois être bienveillant, la réciproque étant vraie.

Peu importe la fonction d’utilité choisie, le point important est de remarquer que, dans l’hypothèse où le paramètre α dans notre fonction d’utilité de départ est inférieur à 1, alors le fait de faire ou de recevoir un cadeau même inefficient peut être satisfaisant pour les individus ; autrement dit, la perte sèche matérielle engendrée par une mauvaise allocation des ressources peut être en partie, totalement, voire plus que compensée par l’utilité psychologique qui est générée. Evidemment, la question est de savoir ce qui détermine la valeur de α. C’est là une question qui n’a rien d’évidente. Après tout, les individus ne se font pas des cadeaux à longueur d’année. Une réponse possible est la suivante : les institutions, dont Noël est un exemple, ne sont pas seulement une « contrainte » qui orientent les comportements individuels ayant des préférences données. Les institutions ont la capacité de modifier les préférences des individus, en l’occurrence ici faire varier la valeur du paramètre α. Comme les comportements (générés par les préférences) en retour renforcent ou transforment les institutions, on peut parler de coévolution préférences/institutions.

Cette capacité des institutions à transformer les préférences (et les croyances) n’a rien de métaphysique. Il y a plusieurs mécanismes envisageables : en premier lieu, les institutions sélectionnent les comportements et tendent à favoriser les individus qui ont les préférences qui font émerger les « bons » comportements. On peut aussi imaginer que les institutions permettent la transmission de certaine « variante culturelle » au détriment d’autres (via l’école par exemple, ou les médias). Une institution comme Noël génère des attentes normatives et un contexte qui permet aux individus de savoir « à quel jeu ils jouent ». La détermination des préférences peut également reposer sur des mécanismes psychologiques génétiquement hérités. Robert Sugden a ainsi proposé le concept de normative expectations equilibrium pour indiquer que la coordination à partir de certaines conventions s’explique par une aversion pour le fait de causer un sentiment de ressentiment chez autrui. Si le contexte institutionnel nous fait penser que l’autre aura certaines attentes à notre égard, alors notre comportement s’adaptera. Notons ici que le mécanisme n’est pas le même : les préférences sont données (une certaine aversion pour le ressentiment), c’est l’interprétation du contexte qui importe.

On se situe là à un carrefour disciplinaire majeur qui, comme je l’expliquais hier à mon co-blogueur Isaac, pourrait bien être l’un des principaux programmes de recherche en économie dans les décennies à venir : un croisement entre économie comportementale, économie institutionnelle et évolutionnaire, psychologie et biologie évolutionnaire où l’enjeu est d’abandonner l’hypothèse de préférences exogènes pour comprendre comment institutions et préférences co-évoluent.

Sur ces spéculations, je souhaite à tout le monde un joyeux Noël ! 

8 Commentaires

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8 réponses à “Noël et la coévolution institutions/préférences

  1. Kant1

    Joyeux Noël Kiryl!!!!!

  2. Thomas

    Quand j’ai ouvert le billet, il y avait une « ads by google cadeau de noel » à la fin ce qui m’a surpris. Lorsque je l’ai ouvert une deuxième fois pour être sûr que ce n’était pas à cause du champagne, elle n’y était plus… Je voulais juste vous le signaler pour pas que vous ayez la même surprise que d’autres http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2009/12/09/1690-rappel-de-quelques-regles-concernant-notre-site .

    Que ce, joyeux noël à vous aussi.

  3. Thomas

    Je suis pas le seul à commenter un 25 décembre à 2h et demi du mat. Sont fous ces économistes …

  4. Il y a un élément/une institution que les bloggueurs sur la question ne prennent pas en compte : l’existence d’un marché secondaire. Autrefois (il y a plus de 10 ans ?), le marché secondaire était relativement étroit. L’institutionnalisation de sites internet de vente en ligne, ouverts aux commerçants occasionnels, permet la revente immédiate des cadeaux non désirés : les coûts de transaction sont faibles, l’étendue du marché offre un anonymat quasi certain au vendeur. Le fait que ces sites s’institutionnalisent permet également de « décomplexer » les vendeurs potentiels (ils apprennent que la revente est un phénomène massif, et donc « normal »). Bref, l’institutionnalisation d’un marché secondaire permet de concilier les deux approches en termes d’utilité monétaire et d’utilité psychologique (concilier n’est pas le terme exact, mais bon, un 26 décembre, on va pas finasser…).

  5. Episteme

    Là où j’accroche dans votre billet, c’est où vous semblez soutenir que votre raisonnement va à l’encontre de l’idée de  »perte sèche de noel », parce que l’utilité psychologique liée au fait d’offrir un cadeau peut la  »compenser » ou plus.

    Pourtant, si M(O)  »décrit l’utilité du cadeau qu’on reçoit » et que  »il est tout à fait probable que cette utilité soit plus faible si le cadeau que l’individu reçoit soit un bien plutôt que du cash », la conclusion inévitable est que la perte sèche reste, même s’il y a une utilité psychologique liée au fait d’offrir un cadeau. À moins que P=g(M) comme vous l’écrivez, et que, pour une raison quelquonce, P'<0(ce qui serait plutôt surprenant, non?). Ou encore que P(A)=0 où A dénote la possibilité d'offrir de l'argent. Ou alors la seule autre condition que je vois à ce que je crois être votre raisonnement est: a=0.

    Bref c'est peut-être que j'ai du mal avec vos maths ou alors quelque chose m'échappe dans votre argumentation.

  6. Le fait que nous offrions des cadeaux plutôt que de la monnaie tout en sachant que le cadeau risque de se retrouver au fin fond d’une armoire ou en vente sur ebay en dit long sur les rapports que nous entretenons avec cet objet particulier qu’est la monnaie.

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