De la causalité en économie (2/3)

Isaac

Comme souligné dans le premier billet de cette série, le concept de causalité pose un certain nombre de problèmes que ce soit au niveau ontologique (quelle est la nature d’une cause ?) ou épistémologique (comment est-il possible d’inférer l’existence d’une cause à partir de l’observation ?). Partant de là, on se rend rapidement compte que le lien causal n’a pas le monopole de l’explication dans les sciences sociales, et plus particulièrement ici en économie. Dans son ouvrage, déjà cité lors du précédent billet, Bernard Paulré pointe du doigt au moins trois autres formes d’explications concurrentes à la causalité :

1) L’explication fonctionnaliste : Toute société humaine formant un tout composé d’éléments liés entre eux, l’interdépendance généralisée permet d’expliquer un fait ou un objet social par sa fonction dans le maintien du système. L’explication fonctionnelle est à la base (entre autre) du raisonnement en termes de coefficients de corrélation entre les différents éléments d’un système.On remarque ici que rien n’est dit sur les sens des relations car on évolue de fait dans un système fermé et figé, qu’il faut donc adapter à chaque cas particulier étudier (sur ce point, Geoffrey Hodgson, dont le maître des lieux est un fin spécialiste, fait figure de référence lorsqu’il nous explique que les différences institutionnelles entre les lieux et les époques « cannot be captured by differences in parameter values »).

Remarquons également qu’on se cantonne ici aux liens observables, la dépendance fonctionnelle n’est qu’une première étape vers la recherche de structures causales sous-jacentes (cette position est d’ailleurs celle du réalisme critique de Tony Lawson).

La théorie économique la plus célèbre utilisant, à mon sens, ce type d’argumentation est celle de l’équilibre général, initiée par Léon Walras. Ceci dans la mesure où les liens explicités sont des liens de dépendances et de co-détermination des taux d’échange et non de transformation des variables du système. Notons également, à la suite de Maurice Allais, que la notion de temps suspendu n’arrange pas les affaires de la causalité.

2) L’explication compréhensive : Ce type d’explication se base sur l’idée d’un privilège des sciences sociales, i.e que les faits sociaux sont immédiatement signifiants pour celui qui les observe. Cette position a été rendu célèbre par Max Weber et Wilhelm Dilthey avant lui. Notons que contrairement à Dilthey, qui semble rejeter de fait l’utilisation de la notion de causalité dans le cadre d’une étude de l’homme, Weber adopte une position plus nuancée, à l’instar d’Heinrich Rickert, en soulignant que l’explication compréhensive doit se laisser pénétrer par l’explication causale et que la compréhension peut être un moyen de rechercher les causes possibles d’un événement (nous sommes ici proches du principe d’abduction). L’éclairage est ici fait par les lois entre les différents objets et non par le lien de cause à effet.

3) L’explication par la raison : Il convient ici, pour expliquer l’agir humain, d’en revenir aux buts et aux motivations des agents intervenants dans tel ou tel phénomène. Il est possible de lier l’explication par la motivation et l’explication causale mais cela nécessite d’opérer un saut important en amalgamant volonté et action, la volonté n’étant pas ce qui est fait et la causalité n’étant effective qu’entre les faits.

(Il me semble que l’explication en termes d’axiome de l’action, ainsi que la praxéologie à laquelle elle donne naissance, que développe Mises participe d’une explication par la raison).

Ces trois types d’explications concurrentes ne le sont pourtant pas tant que cela, et Paulré de mettre en lumière le nécessaire enchevêtrement des explications. L’économiste comprendra aisément cela en ce qu’il est coutumier du fait : à une explication causale et mécanique (par exemple la théorie quantitative de la monnaie), il ne cesse d’accrocher des explications par la raison (les individus, pour une raison x ou y, agissent de telle manière lorsqu’ils sont confrontés à tel événement).

4 Commentaires

Classé dans Non classé

4 réponses à “De la causalité en économie (2/3)

  1. Silvertongue

    Une remarque de détail : je trouve surprenant de ne pas voir apparaître le nom de Wittgenstein dans votre petit 3. S’il n’est pas le seul à avoir distingué causes et raisons (Platon le faisaient déjà, en un sens, dans le Phédon), il est sans aucun doute une référence aussi incontournable sur le sujet que ne le sont Weber et Dithley pour votre petit 2.

  2. elvin

    Discussion très intéressante, mais il me semble qu’on s’égare un peu.

    Avant tout, je crois qu’il faut poser que le but ultime de toute l’activité scientifique est de rechercher des relations de causalité entre phénomènes observables. Certes, l’ampleur de la tâche impose une division du travail où certaines sous-disciplines peuvent avoir des objectifs moins ambitieux, par exemple caractériser et classer les phénomènes, ou identifier des régularités. Mais ce ne sont que des étapes intermédiaires. Tant qu’on n’a pas établi les relations causales, la recherche est incomplète. Et malgré les mauvaises excuses, il n’y a aucune raison a priori que l’économie fasse exception.

    L’approche fonctionnaliste utilise des modèles où la causalité est éliminée du raisonnement par construction, en posant de hypothèses de la forme « si A alors B » sans se préoccuper de savoir s’il existe des processus réels qui font que si A, alors B. De plus, pour pouvoir « résoudre » le système d’équations qui représente un modèle, il faut supposer implicitement que « si A alors B » implique « si B alors A », or ces deux énoncés ne peuvent pas être simultanément causaux.

    Ces modèles fonctionnalistes sont des constructions imaginaires dont l’étude peut être utile à certains stades (au début) de la démarche scientifique, mais ce ne sont que des outils intermédiaires proposant des explications incomplètes. Ce serait une incohérence méthodologique de considérer ces explications comme satisfaisantes et de tenter d’y ajuster ex post la notion de causalité, ou de s’en servir pour la nier.

    Quant à l’explication compréhensive (verstehen) et l’explication par la raison, elles apparaissent dans le cadre de l’épistémologie autrichienne et doivent être comprises dans ce cadre. Rappelons que l’approche autrichienne consiste en une étude « causale-réaliste » des processus de changement, dont l’objectif explicite est d’analyser les relations causales qui sont à l’œuvre dans la réalité observable, comme dans toutes les autres sciences.

    Or dans la division du travail entre les sciences, cette tradition autrichienne établit une frontière nette entre économie et psychologie : Mises écrit « The field of our science is human action, not the psychological events which result in an action. …The theme of psychology is the internal events that result or can result in a definite action. The theme of praxeology is action as such. » ou de façon plus lapidaire « Economics begins where psychology leaves off. ».

    Or ce que les explications compréhensive et par la raison cherchent à expliquer, c’est précisément notre comportement individuel. Elles sont donc du domaine de la psychologie, plus exactement de ce que Mises baptise « thymologie » : « It deals with the mental activities of men that determine their actions. It deals with the mental processes that result in a definite kind of behavior. ». Quant au “verstehen”: « understanding deals with judgments of value, with the choice of ends and of the means resorted to for the attainment of these ends, and with the valuation of the outcome of actions performed. » et « It refers not to the field of praxeology and economics, but to the field of history. It is a thymological category. »

    Autrement dit, replacées dans leur contexte, les deux explications “compréhensive” et “par la raison” (qui ne sont pas du tout exclusives l’une de l’autre) ne concernent pas l’économie, où l’explication causale est la seule valable « Man is in a position to act because he has the ability to discover causal relations which determine change and becoming in the universe. Acting requires and presupposes the category of causality. Only a man who sees the world in the light of causality is fitted to act. In this sense we may say that causality is a category of action. »

  3. isaac37500

    @ Silvertongue

    Oui effectivement, oublier Wittgenstein ici est un peu maladroit.

    @ Elvin

    Je pense, mais corrigez moi, que même si Mises s’éloigne de la « thymologie », la praxéologie est en soi une explication par la raison en ce que même si ce qui compte semble être l’action et non ses raisons, Mises fait tout de même l’hypothèse de départ que ce que l’homme fait est ce qui lui semble être la meilleurs solution en réponse à un manque à un moment t. Il s’appuie donc sur un point de départ psychologique ayant une grande importance dans son heuristique du monde, et fondant tout son raisonnement causal. Autrement dit, Mises ne part pas de l’action brut telle qu’elle est observable (ceci est-il même possible?).

  4. elvin

    « Mises fait tout de même l’hypothèse de départ que ce que l’homme fait est ce qui lui semble être la meilleurs solution en réponse à un manque à un moment t. »

    Exact, mais il ne s’occupe pas des raisons ni des mécanismes qui lui font penser que c’est la meilleure solution, ni d’ailleurs des raisons pour lesquelles il ressent un manque. Mises appelle psychologie ou thymologie l’étude de ces mécanismes internes à notre esprit. D’où sa phrase « economics begins where psychology leaves off ». Autrement dit, il établit le même genre de différence entre psychologie et économie que celle qui existe entre la physique fondamentale (étude de la constitution des atomes) et la chimie (étude des interactions entre les atomes).
    Pour que ça marche, il faut qu’il fasse partir son raisonnement de la CATEGORIE de l’action en général (« action as such »), d’où toutes les considérations psychologiques sont absentes sinon « l’homme agit pour atteindre des buts qu’il s’est fixés » et non de tel ou tel type particulier d’action. C’est à cette condition que « The teachings of praxeology and economics are valid for every human action without regard to its underlying motives, causes, and goals. »

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s