Un peu de réflexions épistémologiques (2)

Suite du billet précédent…

Un des contributeurs du blog Orgtheory.net, Fabio Rojas, propose dans ce billet de distinguer deux types de sciences sociales : le premier correspond aux sciences sociales qui utilisent des concepts simples et précis pour les formaiser dans le cadre de modèles tandis que le second renverrait aux sciences sociales qui utilisent des concepts flexibles qui sont réassemblés en permanence pour fournir une interprétation de la réalité complexe. L’économie appartiendrait au premier ensemble, la sociologie et l’histoire au second. Cette distinction est intéressante mais elle est pour moi totalement artificielle et la discussion précédente aide à comprendre pourquoi. D’abord, cette distinction ne correspond pas à la réalité de la recherche en sciences sociales puisque l’on trouve en sociologie (et même en histoire, voir cet excellent ouvrage pour un exemple) des modèles réducteurs et formalisés et à l’inverse en économie des théories soucieuses de la complexité. Ensuite, on peut avoir l’impression avec une telle distinction que la science « progresse » quand elle passe du second type au premier type, autrement dit que les deux types s’opposent et que l’un est supérieur à l’autre. Enfin, last but not the least, comme le souligne Nelson et Winter, ce que ces derniers appellent la « theorie appréciative » et la « théorie formelle » sont complémentaires.

Une théorie, au sens de théorie appréciative, est un cadre interprétatif ni vrai ni faux en lui-même maisp lus ou moins utile ou pertinent suivant le point de vue (d’où l’intérêt du pluralisme). Ce que Nelson et Winter appellent « théorie formelle » et que Fabio Rojas croit être caractéristique de la science économique désigne les modèles. Dans un modèle, les varables et les paramètres sont clairement identifiés et les relations entre eux également. Cela ne veut d’ailleurs pas dire qu’un modèle s’exprime sous forme nécessairement mathématique, juste que mode de raisonnement utilisé est exclusivement déductif et que les concepts utilisés sont précis et en nombre très limité. Un modèle n’est finalement que le moyen par lequel une théorie fait des propositions précises et testables. On peut éventuellement concevoir une théorie (appréciative) sans modèle explicite mais alors on peut douter de son utilité et de sa « progressivité ». En revanche, il n’existe pas de modèle (théorie formelle) sans théorie appréciative ; autrement dit, il ne peut y avoir de sciences de type 1 sans sciences de type 2 au sens de Rojas. En économie, les deux perspectives coexistent et son même étroitement articulées. Si l’on a pu avoir avoir l’impression du contraire, c’est parce que l’économie standard a pendant longtemps entretenu une rhétorique positiviste visant à faire croire que la science peut se réduire à des modèles testables.

Après, chaque analyse spécifique a sa dominante. Pour prendre des exmples que je connais bien, en économie politique et institutionnelle, le travail d’Acemoglu et Robinson est un exemple type de théorie formelle, à savoir un argument qui prend la forme d’un long modèle de théorie des jeux. A l’opposé, on a le travail de North, Wallis et Weingast qui développe une théorie appréciative et aucun modèle explicite. Comme je l’avais déjà dit ici, cela ne veut pas dire que l’un est « supérieur » à l’autre. A mi-chemin, on a l’étude d’Avner Greif qui combine des modèles formels explicites à des discussions plus conceptuelles et générales. Le point important est de voir que le travail d’Acemoglu et Robinson repose implicitement sur une théorie appréciative avec notamment en background tout un ensemble d’analyses en économie, en histoire et en sciences politiques sur la démocratie et la dictature. L’analyse formelle n’est possible et n’a d’intérêt que parce qu’il y ces éléments en arrière plan. A l’inverse, les analyses de North et al. pourront et devront être précisées par une approche plus formelle, moins englobante mais plus précise.

Cette interaction entre théorie formelle et théorie appréciative m’évoque la récente proposition de David Colander de financer des travaux spécifiquement dédiés à produire de bonnes interprétations des modèles. Le point est là : pour bien comprendre un modèle formel et être capable de l’interpréter, il faut être en mesure de repérer le background en termes de théorie appréciative qui se cache derrière. Parfois, ce background est explicite, des fois non. Le plus souvent, il n’est pas construit sur un socle théorique unique mais peut avoir des origines diverses, plus ou moins anciennes. En d’autres termes, une théorie est un cadre d’interprétation de la réalité et un modèle a nécessairement besoin d’un tel cadre pour avoir un sens.  

7 Commentaires

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7 réponses à “Un peu de réflexions épistémologiques (2)

  1. Votre billet soulève la question de l’épistémologie en histoire et en sociologie, vs. en économie. Avant de m’intéresser à l’épistémologie en éco, je ne savais même pas qu’elle existait dans les deux premières! 😉 Et je suppose que je ne suis pas seul dans ce cas…

    Pour Mises, les deux sont importantes, et surtout il existe un lien entre elles. Il développe ce point dans Theory & history, ainsi que dans The ultimate foundations of economic science. Une bonne synthèse peut être trouvée dans l’introduction de Joseph Salerno à The history of money and banking in the US. L’article compare notamment la méthode de Rothbard à celle proposée par Douglass North.

    L’historien et le sociologue doivent nécessairement s’appuyer sur des théories pour sélectionner les événements qu’ils relatent, puis les interpréter. Le schéma est le suivant :

    – Une théorie (économique, physique, autre) nous dit que A cause B
    – Or on observe que le roi de Syldavie a fait A, et on observe ce fait d’autant plus que la théorie nous dit que A est potentiellement un facteur causal intéressant
    – On fait donc l’hypothèse de travail que le roi voulait atteindre B
    – On cherche à conforter cette hypothèse par l’examen du contexte historique, des discours ou des écrits du roi
    – On obtient ainsi une interprétation de son action A

    Cela ne correspond pas du tout à l’approche poursuivie par l’école historique ou les marxistes, et pas trop non plus au programme proposé par Colander. Mais ils sont d’accord sur un point : pas de bonne histoire sans théorie.

  2. C.H.

    Effectivement. En fait, sur cette question il est bon de repartir de la « querelle des méthodes » entre Schmoller et Menger car on y trouve les germes de tous les débats méthodologiques et épistémologiques qui suivront. J’ai un papier en préparation (qui est en fait un petit bout de ma thèse) où je défend l’idée que l’opposition entre Menger et Schmoller porte sur le rapport entre théorie et histoire, et plus précisément encore sur les modalités de formation des concepts théoriques (d’ailleurs, les divergences épistémologiques entre Mises et Weber peuvent être vues comme une extension de la querelle des méthodes). Et on rejoint le problème de « l’opposition » entre théorie formelle et théorie appréciative et de leur articulation. En tout cas, Menger et Schmoller s’accordaient effectivement sur un point : pas d’histoire sans théorie.

  3. elvin

    Mises utilise le terme « thymology » pour désigner l’étude de  » the mental activities of men that determine their actions… the mental processes that result in a definite kind of behavior, with the reactions of the mind to the conditions of the individual’s environment. »
    Et il précise que « Thymology is a branch of history », alors que pour lui, l’économie est uen branche de la praxéologie, définie comme « the explication of the category of human action » ou « Praxeology deals with human action as such in a general and universal way. It deals neither with the particular conditions of the environment in which man acts nor with the concrete content of the valuations which direct his actions. »
    Dans cette conception, les chaines causales qui président aux évènements historiques sont formées d’une alternance entre des phénomènes intérieurs aux individus, qui relèvent de la thymologie, et des interactions entre individus, qui relèvent de la praxéologie, et dans le cas de la production et des échanges, de l’économie.

  4. Romain

    Ces précédentes reflexions sont très stimulantes et suggestives, peut-etre si bien qu’il m’est difficile de m’y retrouver. J’aurais aimé clarifier conceptuellement la question.
    Il existe classiquement deux épistémologies. D’une part, les épistémologies dites « déductivistes », qui correspondent grossièrement au type 1 dans la bouche de Rojas. Le modèle théorique est posé ex abrupto, sans considérations empiriques apparentes (c’est là toute son ambigüité qui fait son impureté ontologique). C’est évidemment le cas en économie, la plupart du temps (pas toujours, et l’article ici rappelle très à propos des contre-exemples). D’autre part, raisonnement inverse, les épistémologies « inductivistes », de type 2, dont la démarche va des faits à leur généralisation.
    Cette distinction forte établit une coupure disciplinaire entre la sociologie et l’économie. Cependant, il me semble qu’elle tombe parfois dans « l’oubli » (souvent délibéré), ce qui mène à d’inutiles incompréhensions et querelles entre les deux camps.
    Milton Friedman (1953) avait voulu faire du déductivisme la seule voie de salut: résumé à ma manière, cela donne: « même si la réalité déborde les constructions intellectuelles, même si les acteurs ne se comportent pas exactement comme des homines oeconomici, même si les modèles théoriques de l’économie sont « faux » dans la mesure où ils ne correspondent pas à la réalité; l’essentiel est que ceux qui ne s’y conforment pas tendent à périr ». Autrement dit, le modèle déductiviste est, en dernier ressort, le vrai. On a là un exemple pur d’impérialisme économique. Le déductivisme économique aura in fine raison des faits. Gary Becker (1972) remettra lui aussi en cause l’idée de cloisonnement épistémologique des disciplines en cherchant à endogeneiser certains comportements humains, a priori non guidés par l’impératif de rationalité. Le crime ou le mariage serait alors tout à fait explicables à partir de la théorie du choix rationnel. Ce qu’a fait G. Becker c’est donc de forcer la réalité pour qu’elle rentre dans les catégories analytiques fictives posées ex ante de l’économie.
    Des tentatives inverses (tentatives d’impérialisme sociologique) existent aussi. Pensons aux travaux de Mark Granovetter (1974), qui cherchait à montrer la primauté des relations sociales sur de prétendues forces du marché. Le marché du travail ne fonctionne pas grâce aux procédures formelles de recherche d’emploi (confrontation épurée de l’offre et de la demande de travail, comme dans la théorie économique standard), mais par les liens amicaux ou familiaux avant tout. Là encore, l’ambition théorique de l’auteur est bien de remplacer un modèle (ici déductiviste) par un autre (ici inductiviste).
    Le fond de mon propos se situe donc ici. Il est bien évident que ces irrédentismes théoriques sont, au delà de leur extravagance, voués à l’infécondité. La meilleure preuve étant que l’on ait pas trouvé jusqu’alors de réponse définitive à la question: à qui faut-il donner raison, aux inductivistes ou aux déductives? Pis encore, chaque tentative impérialiste n’a pas même fait bouger les lignes, pas même entamé un balbutiement de dialogue interdisciplinaire.
    Il convient par conséquent, je crois, de restaurer une vision dichotomiste forte et respectueuse des rapports entre inductivisme et déductivsme. Les deux démarches sont fondamentalement incompatibles et toute velleité de réduire l’une à l’autre est de fait destinée à l’échec. Cela ne signifie pas que sociologie et économie doivent cesser toute causerie. Les approches les moins jusqu’auboutistes des deux disciplines ont certainement beaucoup d’espaces communs de discussions. Restaurons donc un dialogue (si tant est qu’il fut un jour rompu), mais dans la déférence mutuelle que l’on doit à nos épistémologies distinctes!

  5. Gu Si Fang

    @ Romain

    C’est curieux, j’aurais plutôt classé Becker et Friedman comme inductivistes puisque, pour eux, une théorie est bonne si ses prédictions coïncident souvent avec l’expérience. Ils ont donc une méthodologie proche de celle des sciences naturelles : empirisme et induction. Je me trompe? Du coup, la question est : Peut-on procéder ainsi et utiliser une méthode identique pour les sciences naturelles et les sciences humaines? Monisme ou dualisme? Existe-t-il des lois constantes en économie permettant de prédire le comportement humain comme la trajectoire des comètes? Il y a des raisons de penser que ces lois, si elles existent, sont hors de portée de nos connaissances. Mises, Patinkin et bien d’autres ont écrit sur ce thème.

  6. elvin

    Rappelons la position autrichienne (ou plutôt classico-autrichienne, on va voir pourquoi) :

    1. distinguer entre disciplines historiques et disciplines théoriques. L’histoire est l’étude des faits particuliers ; la théorie est l’étude des lois générales qui gouvernent les faits particuliers. (Menger, Mises)
    2. distinguer entre sciences de la nature et sciences humaines. Les sciences de la nature étudient les relations causales où l’homme n’intervient pas ; les sciences humaines étudient les relations causales où l’homme intervient (Menger, Mises). Il s’agit simplement d’une division du travail de recherche de la connaissance : l’explication d’un fait particulier fait presque toujours appel à plusieurs disciplines théoriques.
    3. dans les relations causales qu’étudient les disciplines théoriques en sciences humaines, le libre arbitre humain intervient toujours par définition, donc ces relations sont marquées d’une incertitude radicale. En particulier, les lois correspondantes ne peuvent pas prendre la forme d’égalités ; elles ne peuvent être que qualitatives. (Say, JS Mill, Senior, Cairnes, Menger, JN Keynes, Mises)
    4. dans les sciences humaines, l’expérimentation contrôlée est impossible. On ne peut pas effectuer deux fois la même expérience dans les mêmes conditions. (Senior, Cairnes, Menger, JN Keynes, Mises).
    5. dans les sciences humaines, l’être humain est non seulement l’observateur, mais aussi la chose élémentaire observée, l’équivalent de la particule élémentaire dans les sciences de la nature. Nous pouvons donc connaître avec certitude à notre propos un certain nombre de faits qui ont le statut d’axiomes irréfutables. (Say, JS Mill, Senior, Cairnes, Menger, JN Keynes, Mises).
    6. il découle de 4 et de 5 que la méthode hypothético-déductive des sciences de la nature n’est pas applicable aux sciences humaines, et qu’en revanche la seule méthode correcte est la méthode axiomatico-déductive a priori. (dualisme méthodologique)
    7. pour aborder la question des mathématiques en économie, je pense qu’il faut introduire la distinction de Reichenbach entre contexte de découverte et contexte de justification. L’activité de découverte consiste à imaginer des énoncés qu’on a des raisons de considérer comme vrais ; l’activité de justification consiste à démontrer que ces énoncés sont bien vrais.
    8. si les lois économiques sont purement qualitatives, elles ne peuvent pas s’énoncer sous forme d’égalités ; réciproquement tout énoncé qui a la forme d’une égalité entre grandeurs économiques est nécessairement faux. Il en résulte que les mathématiques ne sont d’aucune utilité dans le contexte de justification (ou alors il faudrait des maths où on n’utilise jamais le signe =, mais uniquement les signes ). On ne peut pas démontrer une loi économique par un raisonnement mathématique. La seule procédure de justification possible est la déduction logique à partir des axiomes irréfutables de l’action humaine et des énoncés considérés comme vrais dans les autres disciplines.
    9. en revanche, dans le contexte de découverte, tous les outils et toutes les techniques sont acceptables (Feyerabend), notamment la démarche inductive. Encore faut-il bien garder à l’esprit que les conclusions atteintes dans ce contexte ne constituent aucunement des preuves ou des démonstrations. En particulier, tout énoncé incompatible avec les axiomes de l’action humaine, quel que soit le cheminement qui y a conduit, est a priori faux sans qu’il soit besoin de le soumettre à une procédure de justification.
    10. un modèle est en effet, comme le dit C.H., la traduction d’une théorie, mais ne peut en aucune façon servir à démontrer cette théorie. Les résultats qu’il produit ne valent pas plus que la théorie qu’il incarne, et qui doit être justifiée (au sens de Reichenbach) indépendamment des résultats du ou des modèles qui l’utilisent.

  7. elvin

    J’ajoute que, bien que l’utilisation des maths soit amha légitime dans le contexte de découverte ou comme outil de construction de modèles, elle présente quand même un danger : le prestige des maths risque de faire prendre pour vrais des énoncés qui sont faux justement parce qu’ils utilisent la formulation mathématique.

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