Mancur Olson et le bandit stationnaire

Mancur Olson est à l’origine de ce qui figure parmi les principales contributions en économie politique. Outre ses réflexions sur l’action collective, Olson est également connu pour sa théorie du bandit stationnaire qu’il développe en particulier dans son ouvrage Power and Prosperity (voir aussi cet article où l’idée est bien développée). L’idée est simple. Vous cultivez quelques légumes et vous élevez du bétail dans un village plus ou moins grand. Régulièrement, des bandits passent dans le village et volent et sacagent tout ce qui peut l’être. Résultat, vous êtes de moins en moins incité à investir au fur et à mesure que vous comprenez que régulièrement des bandits repasseront. Un jour, un bandit (ou un groupe de bandits), similaire aux autres, arrive en ville mais décide de s’installer pour un temps. Ce bandit comprend alors très vite quelque chose : son « revenu » consiste dans ce qu’il peut extraire de la production du village au travers de « taxes ». S’il comptait partir demain, il aurait intérêt à tout prendre. Mais dans la mesure où il a l’intention de rester, il s’aperçoit que son revenu de l’année prochaine est en partie conditionné par ce qu’il prend aujourd’hui. S’il prend trop aujourd’hui, alors les paysans ne seront plus en mesure ou ne seront plus incités à produire pour l’année prochaine et notre bandit n’aura plus de revenu. Ainsi, si notre bandit est suffisament « patient », il est rationnellement incité à limiter le montant des taxes de manière à permettre un accroissement dans le temps de la production.

En fait, c’est même mieux que ça : le bandit stationnaire se rend également rapidement compte qu’il a intérêt à utiliser une partie du montant des taxes pour fournir des biens publics, à commencer par la défense contre de potentiels agresseurs, ainsi que des infrastructures pour augmenter la productivité. Pour Olson, l’autocratie est ainsi préférable à l’anarchie, car dans le premier cas l’autocrate à un certain intérêt à promouvoir l’activité économique. La théorie du bandit stationnaire n’est pas tant un descriptif historique de la naissance des Etats qu’une parabole théorique illustrant l’importance de prendre en compte l’intérêt des gouvernants et des élites pour étudier le fonctionnement d’une économie. De ce point de vue, elle met en avant des idées centrales dans l’économie politique moderne.

Je me suis toutefois toujours demandé dans quelle mesure cette théorie était corroborée empiriquement. Après tout, on a dans l’histoire de nombreux exemples de pays totalement vidés de leurs ressources (naturelles et humaines) par des dictateurs uniquement soucieux de leur bien être. C’est évidemment le cas dans des pays communistes comme Cuba ou la Corée du Nord. Cela est également valable pour de nombreux pays africains. Du coup, certains retournent la thèse d’Olson et considèrent que l’anarchie serait préférable à une dictature (voir par exemple ce papier de Peter Leeson au sujet de la Somalie). Olson avait bien une explication à cela : par nature, les régimes autocratiques sont instables, avec la menace permanente d’un coup d’Etat militaire, la concurrence entre élites, les pressions de la communauté internationale et éventuellement les risques de soulèvement de la population. Du coup, à chaque période, il y a une probabilité non nulle pour que le « jeu » se termine, ce qui peut inciter l’autocrate à se comporter davantage en bandit nomade qu’en bandit stationnaire. Une conclusion un peu provocante qu’on pourrait en tirer serait qu’il pourrait être dans l’intérêt des populations que la communauté internationale oeuvre pour la stabilité du régime. Je ne suis pas sûr d’exagérer en disant qu’il s’agit d’une doctrine plus ou moins mise en application par certains pays occidentaux concernant plusieurs régimes en Afrique.

En même temps, on peut faire deux remarques. D’une part, dans le cas des derniers régimes communistes, l’hypothèse de  l’instabilité potentielle est faible vue le nombre d’années que ces régimes existent. D’autre part, on a des contre-exemples contemporains où la thèse du bandit stationnaire semble se vérifier. Je pense notamment à Singapoure, qui dispose d’une économie prospère mais d’un régime politique avec un parti unique (le People’s Action Party). Singapoure semble être l’un des rares exemples d’équilibre stable qui ne soit ni une démocratie libérale économiquement prospère, ni un régime autocratique économiquement inefficient et politiquement instable. Dès lors, se pose deux questions : pourquoi le pays n’évolue-t-il pas vers la démocratie et par quels mécanismes le pouvoir parvient-il à s’auto-contraindre pour ne pas abuser de ses prérogatives ? Concernant la première question, Daron Acemoglu et James Robinson (voir leur ouvrage que l’on peut trouver intégralement [!] ici, sans que je sache si cela est légal) estiment que la stabilité du régime politique s’explique par la forte croissance économique et le faible niveau des inégalités. De ce fait, la classe moyenne à Singapoure a peu de revendications sur le plan politique car son niveau de vie est plus que satisfaisant. Ce serait la prospérité économique qui permettrait le maintient de ce système non-démocratique. Si c’est le cas, on peut prédire que les choses peuvent basculer facilement. Concernant la seconde question, il semble que la thèse d’Olson tienne la route : tout d’abord, le pouvoir en place peut raisonnablement escompter sur le maintient de sa position à long terme (notamment du fait de la stabilité politique de la région). En même temps, le pouvoir est incité à maintenir un certain niveau d’égalité économique sous peine de subir des pressions de la classe moyenne pour évoluer vers la démocratie. L’équilibre est fragile, mais stable. 

6 Commentaires

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6 réponses à “Mancur Olson et le bandit stationnaire

  1. elvin

    « Je me suis toutefois toujours demandé dans quelle mesure cette théorie était corroborée empiriquement. »

    Il y a deux thèses dans Olson:
    1. que les Etats sont apparus lorsque des bandits ont décidé de devenir stationnaires,
    2. qu’ils ont alors découvert qu’ils avaient intérêt à être relativement bienveillants.

    La discussion de ce billet ne porte que sur la deuxième de ces thèses. Quelqu’un connaît-il une discussion historique de la première, qui est cohérente avec la position anarcho-capitaliste suivant laquelle l’Etat est par nature une forme de prédation, donc illégitime ? (et qu’il modère de lui-même son pouvoir de nuisance ne le rend ni légitime ni bienfaisant pour autant)

    • Jean Maynard

      J’ai été attiré sur cette page par l’abomination de la traduction : bandit « stationnaire » ! C’est réduire à pas grand-chose le bagage historique de Mancur Olson, qui fait référence à la sédentarisation des populations. Prédateurs nomades, prédateurs sédentaires.
      Si vous vous intéressez aux théories sur l’Etat, il y a une très vaste littérature sur le sujet. Voyez par exemple l’Origine de la famille, de la propriété et de l’Etat d’Engels, les anarchistes (anti-capitalistes) Bakounine, Kropotkine, Proudhon et autres.

  2. bof

    Hong Kong: The Envy of Lee Kuan Yew
    Bryan Caplan

    In Lee Kuan Yew’s massive From the Third World to the First: The Singapore Story, 1965-2000, there is only one country that he positively seems to envy: Hong Kong. In his view, Hong Kong had a less favorable starting point than Singapore:

    Hong Kong had a bleaker economic and political environment in 1949, totally dependent on the mainland’s restraint. China’s People’s Liberation Army could march in any time they were ordered to. But despite uncertainty and the fear of a disastrous tomorrow, or the day after, Hong Kong thrived.

    Singapore did not then face such dire prospects… Only in 1965, after we were asked to leave Malaysia, did we face as bleak a future. But unlike Hong Kong we did not have a million and a half refugees from the mainland.

    Why was Hong Kong able to thrive despite these difficulties? Lee points to a virtuous cycle of better character and better policies:

    People in Hong Kong depended not on the government but on themselves and their families… The drive to succeed was intense; family and extended family ties were strong. Long before Milton Friedman held up Hong Kong as a model of a free-enterprise economy, I had seen the advantage of having little or no safety net. It spurred Hong Kong’s people to strive to succeed. There was no social contract between the colonial government and them. Unlike Singaporeans, they could not and did not defend themselves or their collective interests. They were not a nation – indeed, were not allowed to become a nation…

    During the 50s and early 60s, Lee basically saw himself as a nationalist. So you’d think that he’d see Hong Kong’s unnationhood as a big handicap. Wrong!

    We had to become a nation or we would cease to exist. We had to subsidize education, health, and housing even though I tried to avoid the debilitating effects of welfarism. But the Singaporean cannot match the Hong Konger in drive and motivation. In Hong Kong when people fail, they blame themselves or their bad luck, pick themselves up, and try again… Singaporeans have different attitudes to government and to life. They prefer job security and freedom from worry. When they do not succeed they blame the government since they assume its duty is to ensure that their lives get better… Singaporeans vote for their MPs and ministers and expect them to distribute whatever prizes their are. (emphasis mine)

    The government’s HDB builds most of Singapore’s residential housing. It’s generally seen as a big success – and at least compared to public housing in the U.S., it is. But Lee doesn’t really argue that the HDB is superior to a free market in housing. His main rationale for public housing seems to be that Singaporeans want a nanny state, and that the best a democratic government can do is figure out the least economically destructive way to pander to public opinion.

    Reading between the lines, doesn’t it sound like
    Lee thinks that Singapore’s democratic constraints prevented it from following Hong Kong’s superior policies? Or am I trying too hard to put a Caplanian spin on all this?

  3. Youssef

    Petite mise à l’épreuve de la thèse de Olson : comparaison de la trajectoire de la Tunisie et du Maroc. Si le principe du bandit stationnaire était vérifié, on aurait pu prévoir dès 1956, date de l’accession à l’indépendance des deux pays, que le Maroc se developperait plus rapidement que la Tunisie. Le roi du Maroc est issu d’une dynastie qui règne sur le pays depuis le 17ème siècle (pour la petite histoire, son ancêtre moulay ismael, qui était contemporain de louis XIV, avait demandé la main de sa fille, la princesse de Conti…qui lui a été refusée), est l’idéal-type du bandit stationnaire. Monarque féodal, il possède les plus grandes entreprises du pays, et sa richesse personnelle est étroitement liée au développement du marché national (à travers le conglomérat ONA). Ainsi, on pourrait logiquement coniderer que son taux d’actualisation est faible, puisqu’il s’inscrit dans une logique dynastique. Pour paraphraser Colbert, le roi a une forte incitation à plumer les oies (ses sujets) sans trop les faire crier.

    En Tunisie, le président est un autocrate issu du parti dominant (néo-destour devenu RCD en 1988). L’entourage du président se comporte comme des bandits maraudeurs (cf les turpitudes de la famille trabelsi sous la protection de la femme du président actuel). Ainsi, en « théorie », on devrait observer une plus fort investissement en biens publics et un plus un développement économique plus vigoureux au Maroc qu’en Tunisie…et ben..c’est exactement le contraire qui s’est produit..le taux d’analphabestisme est de 50% au Maroc contre 20% en Tunisie, et le pib/hab tunisien est supérieur de 30% au marocain.

    si quelqu’un a une explication à cette enigme, je suis preneur..

    Les travaux de philip keefer (Banque mondiale) et de bueno de mesquita (NYU) sur le rôle de l’institutionalisation des partis politiques sont à mon sens plus riches que ceux de Olson (car postérieurs) et donnent quelques clés de compréhension…mais à ma connaissance, il n’existe pas encore de théorie satisfaisante permettant d’expliquer le succès de certaines autocraties..

  4. A.B

    Bonjour Youssef,

    Je pense que la comparaison entre la Tunisie et le Maroc reste biaisée, si l’on fait une comparaison d’ensemble.

    Le Maroc s’étend sur plus de 700.000 Km², avec des caractéristiques géographiques (quatres massifs montagneux, un désert qui fait plus de 300.000 Km²) qui rend l’accès à certaines régions difficiles, et demande de fait des investissements en infrastructures collossaux, pour désenclaver ces régions pauvres.

    La Tunisie ne connaît pas les mêmes contraintes géographiques (pas à la même échelle), et a une population moindre.

    Le Maroc a également un problème géopolitique dans le Sahara, qui « consomme » un budget énorme (armée ).

    Il me semble donc qu’il ne faut pas utiliser les indicateurs globaux pour comparer ces deux pays.
    D’ailleurs, si on se focalise sur la région nord ouest marocaine qui connaît un taux d’urbanisation élevé.

    Toutefois, cela peut être intéressant effectivement d’étudier l’économie marocaine à travers l’analyse du bandit stationnaire pendant le dernier demi siècle.

  5. Youssef

    Huumm, en general, l’argument geographique « a la Sachs » me laisse un peu sceptique. Dans le cas du Maroc il ne s’applique pas. Pays ouvert aussi bien sur la mediterranee que sur l’atlantique, pouvu de vastes plaines fertiles (dans la ghrab, le souss..)..infiniment moins enclave et montagneux que le Chili, qui a connu un developpement economique fulgurant..de meme l’argument demographique est a mon avis un peu court pour expliquer le deficit de developpement du Maroc par rapport a la Tunisie

    Ensuite sur l’affaire du sahara…la encore je ne partage pas du tout ce point de vue..s’il est vrai que ce conflit est un gouffre financier, il aurait tres bien pu constituer une forte incitation pour favoriser la croissance economique et donc…les recettes fiscales. L’exemple de pays comme la coree du sud (contre la coree du nord) et de singapour (contre la malaisie), montre bien que la menace exterieure est souvent une stimulation qui entraine une mobilisation nationaliste pour le developpement.

    Finalement, je crois que le fond de l’affaire reside dans un probleme de structure des incitations : pourquoi le roi du Maroc n’a pas eu d’incitations a investir dans le developpement de son pays, alors que les autocrates tunisiens l’ont ete !

    Raisonons en termes de Principal-Agent : le gouvernant, qu’il soit monarque ou president, n’a pas tendance a faire spontanement le bien public, a moins qu’il soit contraint ou incite a le faire (cf le Prince de Machiavel). En democratie, le principal est le peuple, qui peut sanctionner le gouvernement,son agent, par le biais des elections (evidemment, les asymetries d’information conduisent souvent les electeurs a des choix sous-optimaux). Dans un regime de parti unique, le principal est le politburo du parti (comite politique) qui peut demettre le president selon des criteres de performance (ex. Chine). Dans une monarchie absolue, c’est plus complique. Qui est le principal? qui peut sanctionner le monarque? C’est bien le coeur du probleme. La performance publique est une fonction croissante de la reponsabilite (accountability). Si le gouvernant ne rend pas des comptes a un groupe de controleurs (le peuple, le parti unique, des groupes d’interet, l’armee), il a peu d’incitation a oeuvrer pour le bien commun. La question subsidiaire c’est pourquoi des groupes de controleurs vertueux emergent dans certains pays et pas dans d’autres?

    A lire pour mieux comprendre : The logic of survival de Bueno de Mesquita

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