Le jeu du mille-pattes et la « rationalité » des joueurs d’échecs

Billet (encore une fois) très intéressant de Tim Harford, cette fois-ci sur le jeu du mille-pattes (qui correspond plus ou moins à la même chose que le dilemme du voyageur). Le jeu du mille-pates est un jeu en forme extensive que l’on peut résumer ainsi : le joueur 1 a devant lui deux piles de pièces, l’une de 4 euros l’autre de 1 euro. Il a deux solutions : soit prendre le montant correspondant à la plus grosse pile, le joueur 2 recevant le montant de la plus petite pile, soit ne rien prendre et laisser le jeu se poursuivre. Dans ce dernier cas, le montant de chaque pile double : la première pile contient 8 euros, la seconde 2. Le joueur 2 se voit alors offrir le même choix que précédement : prendre la plus grosse pile ou ne rien prendre et laisser le montant des piles doubler… tout en laissant au tour suivant la possibilité au joueur 1 de prendre la grosse pile. Les joueurs sont informés que le jeu comporte par exemple 6 tours, ce qui signifie que si le jeu va au bout, les joureurs se partagent le pactole (soit 80 euros chacun).

Intuitivement, on se dit qu’il est dans l’intérêt bien compris des joueurs de « coopérer » en continuant le jeu jusqu’au bout, puisqu’alors ils empocheront chacun une somme importante. Pourtant, si les joueurs sont « rationnels », on montre facilement par induction à rebours que le jeu s’arrêtera… au premier tour. En effet, lors du dernier tour, le joueur 2 a deux solutions : ou bien terminer le jeu en coopérant (chacun perçoit 80 euros), ou bien terminer le jeu en prenant la grosse pile (128 euros). Rationnellement, il choisira cette deuxième option (et de toute façon, il lui est impossible de faire croire le contraire au joueur 1). Sachant cela, le joueur 1 va anticiper au tour précédant : s’il coopère, il est sur que le joueur 2 prendra la grosse pile au tour suivant, donc il sait qu’il ne gagnera que 32. Il est donc dans son intérêt d’arrêter le jeu et de prendre la grosse pile, soit 64 euros. Le joueur 2 sait cela est choisit donc d’arrêter le jeu au tour précédant, etc. Finalement, au premier tour, le joueur 1 a intérêt à arrêter le jeu et à empocher 4 euros, laissant 1 euro au joueur 2.

Ce résultat totalement contre-intuitif a été systématiquement contredit lors d’expériences empiriques : il apparait que les joueurs se comportent de manière « irrationnelle » en choisissant de jouer le jeu et en se faisant confiance réciproquement. Mais dans le billet de Harford, on apprend qu’une catégorie d’individus tend à jouer le jeu conformément à ce que prévoit la théorie des jeux : les Grands-maitres aux échecs. Que faut-il en conclure ? Déjà que « trop de rationalité tue la rationalité », selon le bon mot de Amartya Sen. A se comporter de manière excessivement rationnelle, les individus en arrivent à des résultats collectifs désastreux. Heureusement, on constate que la plupart des individus ne déterminent pas leur comportement sur la base se seuls calculs purement utilitaires. D’autre facteurs comme la confiance jouent un rôle prépondérant. Cela amène à se poser la question de ce qui peut faire la spécificité des grands joueurs d’échecsà ce niveau. J’ai revu hier soir le superbe film de Ron Howard A Beautiful Mind sur la vie de John Nash, grand théoricien des jeux, prix Nobel et inventeur de l’équilibre du même nom. Philip Mirowski a dit dans un de ses ouvrages que seule une personne paranoïaque comme Nash pouvait concevoir l’idée même de l’équilibre de Nash, tant elle correspond à une « hyper-rationalité » qui relève de la paranoïa. Pour avoir joué aux échecs de manière assez intensive pendant 4 ans, je me demande s’il n’y a pas quelque chose de proche ici. Loin de moi l’idée d’affirmer que les joueurs d’échecs sont tous schizophrènes (il y a des précédents de troubles mentaux chez lez grands champions tout de même : voir Morphy et Fischer) mais je dois dire que certains ont un comportement parfois… spécial. En tout cas, il y a là une « anomalie » assez intéressante à creuser pour un sociologue je pense. Peut-être certains ont-ils connaissance de travaux académiques sur le milieu des joueurs d’échecs ?  

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9 Commentaires

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9 réponses à “Le jeu du mille-pattes et la « rationalité » des joueurs d’échecs

  1. Gu Si Fang

    C’est vraiment un sujet passionnant mais frustrant. Sans une définition claire de la rationalité, la question « L’être humain est-il rationnel? » tourne en rond. Je ne sais pas où on en est sur le sujet (dans quel coin du rond, je veux dire 😉

    Il y a au moins ces trois définitions-là :
    – $$$-maximizing : c’est la « rationalité » telle qu’elle est implicitement utilisée ici
    – utility-maximizing : c’est le concept de base de l’économie néoclassique, beaucoup plus flexible puisqu’il peut être utilisé pour englober toutes sortes d’activités non marchandes (Becker)
    – la définition misésienne, qui est tautologique (je connais mal, donc c’est sans doute caricatural) : être rationnel c’est choisir la meilleure alternative possible; comment savoir quelle est la meilleure alternative pour un individu? : c’est celle qu’il choisit en actes; donc nous agissons de façon rationnelle CQFD (!)

    Sur la partie empirique, cet article de Nature explore l’aspect biologique de la confiance avec des jeux (sans faire appel à l’induction, qui n’est pas un mode de raisonnement naturel et qui pose d’autres problèmes).
    http://www.nature.com/nature/journal/v435/n7042/abs/nature03701.html

    Pour les plus motivés, sachez qu’il existe une chaire « Rationalité et sciences sociales » au Collège de France. Personnellement, j’ai décroché de la version audio au bout d’une heure car l’accent de Jon Elster est un problème… Il cite des expériences faisant appel au raisonnement inductif, avec le même résultat.
    http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/rat_soc/index.htm

  2. C.H.

    La définition de la rationalité chez Mises n’est pas une tautologie à proprement parler. C’est plutôt une proposition synthétique a priori au sens de Kant : le chercheur découvre la rationalité des individus par induction, plus précisément par introspection. Pour le reste, effectivement, c’est cela : toute action a un but, donc tout individu qui agit poursuit un but, par conséquent tout individu est rationnel dans le sens où il met en oeuvre des moyens pour atteindre une fin. Définition qui n’a de sens que dans le cadre épistémologique de la praxéologie autrichienne.

    Au sens de la théorie des jeux, la rationalité c’est choisir l’action qui maximise mon utilité (au passage, on n’est pas forcé de supposer que les gains s’expriment en unité monétaire) en fonction de l’action qu’entreprend l’autre. De manière générale, le postulat de rationalité au sens standard n’est pas tautologique mais il est en revanche extrêmement difficile à falsifier autrement que dans les configurations assez simples comme celle du billet ci-présent. C’est l’avantage des fonctions d’utilité beckeriennes : on peut toujours supposer que l’individu maximise quelque chose. Cette impossible falsification n’est pas en soi un problème si l’on accepte l’idée que tous les éléments d’une théorie n’ont pas à être réfutables. Cela renvoie notamment au grand débat entre Terence Hutchison et Fritz Machlup sur cette question dans les années 50.

  3. Gu Si Fang

    « on peut toujours supposer que l’individu maximise quelque chose »

    Doit-on comprendre que, dans cette optique, on peut toujours trouver une fonction d’utilité ad’hoc qui « explique » le comportement des agents? C’est-à-dire que le comportement observé est – surprise! – celui qui maximise la fonction ad’hoc?

  4. arcop

    Interessant en effet. Mais je ne suis pas sur de bien voir la pertinence du rapprochement Mille-patte/Echec (oui, je sais je vais finir par devenir le pinailleur de service), mais dans le cas du jeux d’echec c’est un jeu a somme nulle, alors que dans le cas du mille-patte il y a un interet collectif a cooperer au moins temporairement.
    Si vous remplacer votre mille-patte par si je sors je recup. 1 si je reste je passe la main a mon opposant, je suis sur que la plupart des sujets (aussi stupides qu’ils puissent etre par ailleurs) vont sortir au tour 0.

    Il parait que le film est edulcore par rapport au livre (je n’ai vu que le fillm) et beaucoup moins croustillant… (juste pour l’histoire)

    Et derniere remarque, pour finir en beaute dans mon role de pinailleur: je suis pas tout a fait d’accord avec Mirowsky sur le fait que ce n’est pas un hasard si l’equilibre de Nash a ete devouvert par un type ayant quelques petitis soucis de paranoia… (y’a plein de possibilites ‘optimistes’ dans un equilibre de Nash). Non, le vrai truc parano c’est l’equilibre de von Neumann de Maximin…

  5. C.H.

    @GSF : Oui. Un individu ne maximise pas son revenu monétaire ? Il suffit de faire l’hypothèse qu’il est altruiste et de faire dépendre en partie son utilité du niveau d’utilité d’autrui. En théorie des jeux cela correspond par exemple au dilemme du samaritain… ce qui me donne une idée de billet d’ailleurs !

    @arcop : il faut des pinailleurs, ce sont eux qui nous font préciser les choses 😉
    Sur le parallème Mille-patte/échec, ce n’est pas dans ce sens là que je l’entendais. Le fait que les joueurs d’échecs (enfin les grand-maitres) soient a peu près la seule catégorie de la population à se comporter dans ce jeu comme le prédit la théorie des jeux est de nature à interpeller. Cela tend à indiquer que les joueurs d’échecs ont, ou développent, une forme de rationalité spécifique. J’ai pas mal joué il y a quelques années et fréquenté le milieu et j’ai toujours trouvé que les normes sociales y étaient dès fois un peu particulières (c’est pas très scientifique ce que je dis, c’est juste un ressenti). En gros, certains joueurs d’échecs me font un peu pensé au stétréotype du mathématicien à fond dans som monde et qui a beaucoup de mal à en sortir (d’où le parallèle avec Nash). Encore une fois, je ne sous-entend pas que les grands joueurs sont fous, mais seulement que le milieu socila dans lequel ils vivent et la nature de leur activité intellectuelle (très très intensive) est peut-être susceptible d’expliquer leur comportement étonnament rationnel dans le jeu du mille-pattes.

  6. Gu Si Fang

    @ arcop

    Est-ce que le parallèle entre mille-pattes et échecs, ce n’est pas l’usage de la récursivité pour « calculer » son prochain coup? Pour calculer mon premier coup je dois commencer par calculer tous les deuxièmes coups possibles, et pour cela je dois… etc. C’est une gymnastique pour laquelle notre cerveau « analogique » n’est pas très performant!

  7. J’ai fait pas mal de compèt’ aux échecs, et un peu d’histoire de la Théorie des jeux. Mais j’ai aussi un train dans une heure alors j’écrirai un commentaire un peu plus tard…
    Pour les références sur les joueurs d’échecs, je ne connais que la littérature échiquéenne elle-même (L’excellent « guide des échecs » de Nicolas Giffard), et un peu d’ethnologie (Thierry Wendling) et plus récemment de la sociologie (Jacques Bernard), deux bons livres mais qui n’explorent pas les questions posées ici.

  8. sea34101

    A mon avis, le comportement étrange de certains joueurs d’échecs s’explique par la concentration excessive sur un sujet très particulier. J’ai eu la chance d’assister a une conférence donnée par Kasparov l’année dernière, C’est un excellent orateur, avec beaucoup de recul sur sa période échiquéenne (bien que ce n’était pas le sujet officiel de sa conférence, il était venu parler politique russe). Bref, un individu a des années lumières de certains spécimens que l’on croise en clubs. Cela doit s’expliquer par sa carrière ou (d’après le livre de Giffard, +1 sur Markss) il a mené pas mal de combats extra echiquéens. Rien a voir avec la vie solitaire d’un Fisher.

    Pour l’histoire de la définition de la rationalité, je pense qu’on doit pouvoir expliquer le comportement commun en « relâchant » un peu les hypothèses.
    L’irrationalité peut s’expliquer en supposant que l’autre se comporte de manière aléatoire, dans le jeu du mille pattes, on cherche alors a maximiser cette espérance de gain en prenant en compte le fait qu’il puisse continuer a jouer, ce qui augmente nos gains,

    J’interprèterais alors le comportement « rationnel » comme une volonté de maximisation « presque sure » (une sorte de domination stochastique du premier ordre par rapport a la variable aléatoire « ce que fait l’autre »).

  9. Mzoungou

    J’ai du mal à comprendre pourquoi cette rationalité par induction serait « plus rationnelle » que ce qui est décrit dans cette expérience comme irrationnel et que je trouve personnellement très rationnel (ou alors une condition m’échappe). En effet, il me semble que la personne rationnelle cherche à maximiser ses gains. Elle sait que si elle va jusqu’au bout elle peut récolter 128e ou 38e. Bon alors à titre personnel (et je pense agir de façon rationnelle en disant cela), même si je sais que je risque de me faire avoir et de recevoir 38e alors que je pourrai en récolter 64, je sais aussi que si je tiens ce raisonnement « hyper-rationnel » et que mon adversaire le tiens aussi, (puisqu’il n’y a pas de raison à priori pour qu’il ne soit pas hyper-rationnel non plus), ces 64e sont un leurre que je n’aurai jamais et au final je n’aurai plus qu’à garder mes 4e ou mes 1e pour moi. Bref, puisque je suis rationnelle je vais jusqu’au bout, car 38e vaut mieux que 4e… ?

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