Eloge de la vacuité

Pascal Salin nous ressort son éternel plaidoyer sur les mérites de la concurrence dans Les Echos d’aujourd’hui. Comme d’habitude, c’est toujours la même rhétorique qui nous est servie. Certes, les tribunes dans la presse ne sont pas l’endroit idéal pour développer des thèses élaborées mais tout de même :

On peut mettre à l’actif du texte de Salin deux choses : il rappelle fort justement qu’il faut parler de « (dé)réglementation » et non de « (dé)régulation » concernant l’encadrement de la concurrence. Il mentionne églament le fait que si le marché n’est pas parfait, cela est également le même pour les « réglementeurs » qui ne sont pas omniscients. Mais bon, l’analyse économique n’a pas attendu Salin pour mettre en avant les défaillances de la réglementation publique (voir par exemple le théorème de Coase).

Pour le reste, le papier n’est que pétition de principe et mauvaise foi. Pour Salin, le respect de la liberté, c’est à dire laisser la liberté d’entrer sur le marché pour le producteur comme pour le consommateur, est un principe « de nature morale ». La seule limite de la liberté est la liberté d’autrui. Donc pas besoin de la réguler – pardon, de la réglementer, puisque elle s’en charge « naturellement » elle-même. Bien sur, le processus n’est pas parfait, parce que « êtres humains ne sont pas parfaits et ils ne possèdent pas la connaissance absolue« . Donc, « il ne faut pas comparer les résultats du fonctionnement d’un système de libre concurrence à ceux, supposés, d’un système idéal qui ne peut pas exister, où l’instabilité n’existerait pas et où l’information serait éternellement parfaite« . Et puis, de toute façon, qui dit réglementation dit « réglementeurs » que rien n’empêche d’abuser de leur pouvoir : « Il est donc absurde – mais aussi immoral – de vouloir confier à quelques personnes la tâche d’imposer aux autres de manière arbitraire des limites à l’exercice de leur liberté« .

Salin marque un point : oui, il est totalement naïf de croire qu’un gouvernement puisse être parfaitement efficace et que les agents de l’Etat agissent par pur altruisme ou par philanthropie. Oui, le marché est en moyenne l’institution la plus efficace pour l’allocation des ressources. Mais dire ça ne conduit pas logiquement aux positions libertariennes. L’analyse économique prend en compte ces éléments et permet précisément d’aller plus loin que la simple rhétorique : « la liberté totale de la concurrence c’est bien parce que la liberté s’auto-régule ». Salin n’a manifestement jamais entendu parler du concept « d’arrangement institutionnel » : bien sur que les hommes d’Etat peuvent être tenté d’abuser de leur pouvoir, mais il existe des dispositifs (qui pour certains d’entre eux ont fait leur preuve depuis plus de deux siècles) institutionnels qui permettent de contrôler en partie cela. Que Salin regarde, la théorie économique est pleine d’analyses de ce type. Le problème de Salin est qu’il s’arrête à un concept formel de la liberté, mais la liberté c’est aussi ce que l’on peut effectivement faire (ce que l’on appelle les « capabilités »). Et, à ce titre, personne n’est totalement libre, la liberté est toujours « imparfaite » : oui, des hommes « libres » peuvent profiter de leur liberté relative plus grande au détriment des autres individus. Qu’il le veuille ou non, l’action collective (c’est à dire l’action issue d’un processus de décision construit et organisé) est un moyen – imparfait – de remédier à ce problème. Mais, comme le reconnait Salin, le marché est également imparfait. Au final, pourquoi devrait-on invariablement préférer le marché imparfait à une réglementation publique imparfaite, si ce n’est pour un simple a priori idéologique ?

En refusant d’adopter une approche pragmatique sur les vertus et les limites respectives des processus de marché et de l’action collective publique, Salin (et bien d’autres libertariens) fait de l’idéologie : monsieur tout-le-monde aurait pu écrire la même chose ou son contraire en changeant juste quelques mots.

12 Commentaires

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12 réponses à “Eloge de la vacuité

  1. Gu Si Fang

    Salin a toujours défendu le principe qu’un homme (ou un groupe d’hommes) doit être libre d’agir par défaut. Il aurait pu dire que la liberté s’applique quand elle est efficace, ou bien lorsqu’une autorité, ou une majorité, en décide ainsi. Mais il rejette ces points de vue. On se retrouve avec d’un côté les libéraux-libertariens comme Salin, de l’autre les utilitaristes, les constructivistes et les fanas du vote démocratique. Où est l’idéologie? Qui doit avoir la charge de la preuve?

    Est-ce qu’il ignore l’existence des arrangements institutionnels, de l’action collective? Ce n’est pas le sujet de l’article, mais je pense que ce n’est pas l’action collective que Salin rejette, mais l’action coercitive.

    Son article répond à un autre, de Angus Sibley (?) où l’auteur propose « d’équilibrer la concurrence ». Ironiquement, le premier exemple qu’il donne est celui des subprimes et des banques. Il cite le patron de JP.Morgan : « Dans la finance, la pression de la concurrence est énorme. Là serait l’une des racines principales des dégâts bancaires actuels. » Croustillant, non?

    Sinon, une petite question au sujet de « oui, des hommes “libres” peuvent profiter de leur liberté relative plus grande au détriment des autres individus »
    Par exemple?

  2. C.H.

    Un exemple : le marché du travail. Formellement, le contrat de travail est un accord volontaire et libre entre deux individus égaux. Dans les faits, surtout en période de chomâge de masse, c’est une relation dans laquelle l’employeur est en position de force par rapport au demandeur d’emploi si ce dernier n’a pas une qualification particulière. Evidemment, la contrainte n’est pas de même nature que celle qu’exerce le bureaucrate qui menace le chef d’entreprise qui ne paye pas ses impôts, mais elle est tout aussi réelle. Elle n’est pas nécessairement condamnable a priori, mais elle existe. Le smic ou la semaine de 40 heures n’ont pas été institué uniquement pour des raisons d’efficience économique.
    Pour le reste, je connais très bien les thèses autrichiennes pour les avoirs fréquentées pas mal. Il y a des éléments très intéressants, mais toute l’argumentation reposant sur le « droit naturel » est fumeuse. Pas parce que le droit naturel n’existe pas (c’est un débat toujours vivant en philosophie politique), mais parce que les libertariens tombent dans un délire axiomatique qui aboutit sur une pensée circulaire et purement formelle. Quand bien même la liberté est un droit naturel, cela ne mène pas nécessairement aux conclusions libertariennes… sauf à développer un système de pensée délirant que ne renierait pas les penseurs scolastiques. Salin, dans la lignée de Rothbard and Co, est dans l’idéologie car il ignore volontairement les apports de la théorie économique (pas autrichienne, certes) et nous ressert sans cesse la même soupe sans apporter aucun autre argument que son axiome : la liberté c’est bien parce que c’est un droit naturel.

  3. Gu Si Fang

    Merci pour cette réponse. Si je comprends bien, le débat porte sur la méthode plus que sur le fonds. La concurrence doit-elle être totalement sans entraves? La question mérite d’être posée. Mais on ne peut y répondre uniquement par un argument philosophique basé sur la liberté. On se doit d’examiner aussi les arguments utilitaristes, constructivistes et démocratiques. C’est une demande assez raisonnable!

    Il me semble qu’il y a une question d’épistémologie au coeur du débat (la stasis).

    Si on emploie un instant le langage de la logique, la théorie misésienne peut être vue comme un petit ensemble « d’axiomes » du comportement économique des individus (disons « P » pour praxéologie). Intuitivement, j’ai l’impression que l’économie néoclassique ne contredit pas ces axiomes, mais prend d’autres axiomes qui sont plus forts (disons « U » pour l’utilité). Si c’est bien le cas (?) on a donc U => P; mais certains « théorèmes » de U sont falsifiables dans P – par exemple l’économie du bien-être.

    Dans le débat, les autrichiens considèrent que P est valide, et critiquent U sous prétexte qu’il n’est pas toujours vrai. Mais certains d’entre eux s’expriment parfois comme si U était toujours faux. Or « pas toujours vrai » n’est pas la même chose que « toujours faux »… De leur côté, les néoclassiques ont tendance à considérer que P est faux, insuffisant ou sans intérêt. Ainsi, si Salin avance que la concurrence doit être sans entrave en basant son argumentation sur P, il n’est pas entendu…

  4. C.H.

    Oui, c’est bien un problème de méthodologie. La praxéologie autrichienne a des aspects intéressants. Mais le problème de l’école autrichienne c’est que c’est le SEUL courant à refuser tout dialogue avec le mainstream. Même l’école de la régulation et certaines approches institutionnalistes hétérodoxes utilisent certains éléments en provenance du mainstream. Un semblant de dialogue est possible. L’école autrichienne refuse cela.
    Après, on peut tout à fait poser la question : la concurrence doit-elle être sans entrave ? L’analyse économique n’apporte pas de réponse claire, mais si l’on refuse tout dialogue avec les autres approches théoriques et que l’on s’enferme dans ses présupposés épistémologiques (comme beaucoup de libertariens) alors on s’engage dans un dialogue de sourds. J’ajouterai que l’approche miseso-rothbardienne est quand même fondée sur un sophisme : faire croire que si l’Etat disparait, il n’y aura plus de coercition injuste (i.e. non issue d’un consentement contractuel). Dans toute société, étatique ou pas, il y a des individus et des organisations en possession de la force physique. Droit naturel ou pas, ces organisations seront toujours en mesure d’imposer leur volonté si elle le désire. D’où l’importance des arrangements institutionnels dont je parle dans le billet. Les autrichiens ont tendance à purement et simplement esquiver le problème et à se rabattre sur l’argument du droit naturel.

  5. Il me semble que vous faites un contresens sur l’interprétation des fondements du libéralisme HUMANISTE que défend Pascal Salin…

    La seule et unique raison de ces positions de « principe » assez peu encline au compromis sur la base (pas de contrainte tolérée, défense absolue de la liberté individuelle), c’est que c’est la seule manière de défendre TOUS les individus et être sûr qu’aucun ne pourra être à la merci UTILITARISTE (arbitraire) d’un groupe d’autres individus. Comme Gu Si Fang le rappelle, Salin refuse tout forme d’utilitarisme, ou de collectivisme. Il présente d’ailleurs en exergue de son livre un plaidoyer contre le « pragmatisme ». Il importe plus d’importance à la vérité, qu’à ménager la chêvre et le chou : c’est normal, il est philosophe, pas politicien !

    à bientôt !

  6. C.H.

    Je vous renvoie à mon commentaire ci-dessus. L’argumentation de Salin (et des libertariens dans leur grande majorité) repose sur une interprétation axiomatique du droit naturel. Pour moi, elle est fondée sur une erreur épistémologique : croire qu’à partir de quelques axiomes, on puisse définir de manière nécessaire un ensemble de règles devant régir universellement les interactions humaines. Au pragmatisme des bureaucrates, Salin and Co veulent substituer un dogmatisme scolastique où c’est le philosophe roi qui se croit capable de définir ce qui est bon pour autrui. C’est intéressant… jusqu’au moment où on commence à trop y croire. On bascule alors de la science vers la religion.
    Par ailleurs, les libertariens ignorent totalement une chose : si on supprime l’Etat (ce à quoi mène leur raisonnement), cela ne supprimera pas pour autant l’exercice de la violence physique dans une société. Qui s’assurera qu’elle est légitime ? Le droit naturel dans sa toute omniscience ? Ou bien plutôt des mafias ?
    Enfin, il suffit d’avoir discuté avec des libertariens (ce que j’ai pas mal fait) pour se rendre compte de l’étroitesse d’esprit de beaucoup d’entre eux. Mais cela cadre bien avec leur corpus analytique qui, effectivement, ne souffre d’aucun compromis. Le problème, c’est que la science c’est le dialogue et le débat. Quand on se trouve en face de gens qui refusent de remettre en question leur cadre d’analyse et leurs préconceptions, il ne reste qu’une chose à faire : les marginaliser.

  7. Fred Rabeman

    Gu Si Fang me paraît bien calé. Mais je ne crois pas qu’il comprenne le mot Utilité.
    Je vais lui dire : si MON bonheur consiste à m’amputer chaque jour d’une parcelle de mon corps, l’Utilité en question, c’est MON bonheur. Utilité collective ? Inutile de l’évoquer, c’est un concept absurde.

    En effet, cher C.H, la liberté est un absolu, et vous niez cela. De quel droit ? Quelle est la puissance qui vous donne cette arrogance ?

  8. C.H.

    Si arrogance il y a elle est du côté des libertariens qui font tellement confiance en leur rationalisme qu’ils pensent pouvoir exempter leur beau raisonnement axiomatique de tout test empirique. L’ironie est que les libéraux ont quand même dans leur camp l’un de ceux qui aura mis le plus en avant les limites de la cognition humaine et ses conséquences, un certain Friedrich Hayek… Ah oui, c’est vrai j’oubliais que pour les libertariens ce n’est qu’un « social-démocrate »…

  9. Fred Rabeman

    De l’arrogance que je vous prête, vous passez à celle des libertariens. Est-ce là un raisonnement ?
    J’aimerais plutôt suivre votre raisonnement selon lequel la liberté limitée par la société puisse être liberté.

  10. C.H.

    J’ai déjà trop débattu par le passé avec les libertariens donc je ne développerai pas. Un indice : la liberté formelle c’est une chose, la liberté réelle s’en est une autre. Une société sans Etat, ce n’est pas une société libre, c’est une société dirigée par les mafias. Pour le reste, on est ici chez moi (eh oui, j’ai le sens de la propriété privée, ce doit être mon côté libéral qui parle) et je décide que la discussion est close. J’ai mieux à faire que de disserter sur les inepties de Saint Rothbard et ses apotres….

    p.s. : l’expression « liberté limitée par la société » est un pléonasme. Toute institution limite la liberté des individus, même le marché…

  11. David Saks

    « Au final, pourquoi devrait-on invariablement préférer le marché imparfait à une réglementation publique imparfaite, si ce n’est pour un simple a priori idéologique ? »
    Vous payez des impôts?
    Si oui (60% des français n’en paient pas) vous devez savoir que que la réponse est:
    parce que la réglementation publique coûte plus cher, toujours plus cher que le marché. Au niveau de dépenses publiques et de prélèvements obligatoires (le niveau le plus haut au monde ou bien juste derrière la Suède), je trouve assez immoral que vous psoiez la question en y répondant de la sorte. Le reste n’est que bla bla étatiste et redistributeur.

  12. Episteme

    Ouh là, on peut dire que C.H. fait face à un adversaire de taille. Des objections d’une puissance fulgurante, vous dis-je.

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